La parité Femmes/Hommes dans le processus constituant au Chili : une première historique ?

 

Le Chili, petit pays du bout du monde, Finis Terrae, n’a peut-être pas fini de nous étonner. Ses paradoxes, et ses conquêtes comme ses échecs depuis un demi-siècle ont constitué un laboratoire d’expériences dont l’exemplarité continue à nous interroger. Le combat que mènent aujourd’hui les femmes chiliennes pour définir ce que pourrait être une stricte parité dans un processus constituant n’est pas une nouveauté dans une histoire récente marquée de rebondissements qui ont maintes fois mis leur pays sur la sellette planétaire. Mais si cette parité « complète » passe, elle sera unique en son genre. (1)

 

 

Les paradoxes de l’histoire chilienne

 Il y a cinquante ans, Salvador Allende était élu à la présidence de la république chilienne. Et en pleine guerre froide, il engageait son pays dans un modèle socialiste, admiré et applaudi par les gauches de l’époque. La terrible confiscation de cette expérience par une dictature d’extrême droite qui allait durer dix-sept ans sidéra le monde. Le gouvernement militaire d’Augusto Pinochet, marqué par de graves violations des droits humains, allait s’imposer notamment par la mise en place d’un modèle économique dit libéral, qui n’a pourtant pas empêché la perpétuation des monopoles freinant même les bénéfices de la loi du marché. Ce modèle, s’il contribua à redresser l’économie, creusa gravement les inégalités.

Mais la bonne santé apparente de l’économie à l’époque explique en partie le paradoxe qui amena Augusto Pinochet à lancer lui-même un plébiscite pour le oui ou le non à son régime. Ce plébiscite allait faciliter, malgré lui et sans bain de sang cette fois, un retour à la démocratie. En même temps cette démocratie était verrouillée par une constitution élaborée par le régime militaire qui, pendant des décennies l’a empêchée de fonctionner authentiquement sans pour autant empêcher les errements d’une classe politique souvent minée par la tentation de diverses formes de corruption.

L’élection par deux fois (2006-2010 et 2014-2018) d’une femme à la présidence de la république – Michelle Bachelet, elle-même ex-victime de la dictature, féministe, socialiste, agnostique et mère célibataire – n’en était pas moins un nouveau paradoxe dans ce contexte. Les études ont montré l’impact de la présidence Bachelet sur ce que les Anglo-Saxons nomment empowerment, soit l’émancipation et la responsabilisation des femmes. Sa décision lors de son premier mandat, de nommer un gouvernement strictement paritaire, très controversé par la classe politique d’alors, avait été reconnu et apprécié par les femmes à la fin de son premier mandat dont elle avait émergé avec un taux d’approbation élevé. Lors de son deuxième mandat, elle avait tenté de s’attaquer au principe d’une nouvelle constitution, aussi bien qu’à des réformes de santé et d’éducation. Mais beaucoup d’obstacles, liés notamment au verrouillage de la constitution, à l’opposition de la droite, redevenue majoritaire après vingt ans de « concertation » des partis de gauche et centre gauche, ainsi qu’aux divisions de la gauche, l’en ont empêchée.

L’élection d’une femme à la présidence n’est pas un hasard dans la toile de fond de ce pays. Comme l’a très bien montré le classique Madres y huachos de l’anthropologue chilienne Sonia Montecino, elle s’inscrit dans un contexte, certes machiste, mais où les femmes perçues comme autochtones et métisses ont majoritairement joué le rôle de chefs de famille face à l’absence des géniteurs, héritiers de la tradition coloniale espagnole.

Dans cette configuration sociale où les femmes ont tenu le haut du pavé familial mais où une élite d’hommes a concentré entre ses mains le pouvoir politique, les mouvements féministes chiliens se sont révélés spectaculaires et motivés, comme en avait témoigné récemment la manifestation massive de la Journée des femmes du 8 mars 2019 à Santiago, prélude aux protestations d’octobre et novembre. La création de Lastesis, “El violador eres tú” (le violeur c’est toi), chant et chorégraphie, qui a fait le tour du monde et qui continue d’être imitée, met en cause les symboles de la complicité de l’État, représentés par certains abus sexuels de la police et l’impunité des perpétrateurs de violences à l’égard des femmes.

 

La Rébellion du 18 octobre

La « Rébellion du 18 octobre », qui a marqué profondément le printemps chilien a certes une dimension internationale rappelant d’autres révoltes ou insurrections contemporaines et partageant plus d’une doléance avec les Gilets jaunes français. Elle repose sur des revendications essentielles d’augmentation des pensions de retraite et du pouvoir d’achat, de meilleur accès à la santé et à l’éducation.

Mais on ne saurait nier une dimension locale qui repose sur un autre paradoxe. Le Chili, seul pays latino-américain avec le Mexique et maintenant la Colombie, à adhérer à l’OCDE pour ses bons résultats économiques, se caractérise par la plus forte inégalité sociale non seulement des pays de l’OCDE, mais aussi des autres pays de la région. Trente-trois pour cent du revenu généré par l’économie chilienne sont accaparés par un pour cent des plus riches. La moitié des travailleurs ne gagnent pas suffisamment, avec une semaine de quarante-cinq heures, pour pouvoir couvrir leurs dépenses de survie. Quand ces pourcentages sont appréhendés par genre, les femmes ont dix fois plus de risques que les hommes de recevoir les plus bas salaires.

Une étude menée par le PNUD montre que quarante et un pour cent de la population déclarent avoir été victimes dans l’année précédente de mauvais traitements, de mépris ou d’ostracisme. Les femmes ne sont pas les dernières à se plaindre d’une discrimination également sociale, ou ethnique à l’égard des populations autochtones. D’où la revendication essentielle de dignidad dans un contexte « classiste », sexiste et raciste, où les pauvres, les femmes et les peuples originaires ne sont pas traités avec le même respect que les autres. Dignité j’écris ton nom. Le mot occupe une grande partie des graffiti qui ont envahi les murs de grandes villes chiliennes. Le terme de dignité est devenu un mot d’ordre : Hasta que la dignidad se haga costumbre (jusqu’à ce que la dignité devienne une habitude). Le mouvement a rebaptisé Plaza Dignidad la place emblématique où se tiennent les manifestations à Santiago.

Un sondage lancé après l’insurrection d’octobre montre que, aux yeux du public, la principale qualité désirable pour une femme ou un homme politique serait l’empathie (50%) plus que le leadership (19%). Les femmes jouent dans cette révolte un rôle fondamental d’autant plus que certaines d’entre elles sont triplement victimes de la discrimination « classiste », sexiste et ethnique. L’écart entre les sexes est de deux à trois fois plus élevé au Chili que dans la moyenne des pays à indice de développement humain comparable.

Les manifestations et les protestations massives – certaines pacifiques, certaines destructives et violentes – qui ont marqué cette période (et continuent plus modérément cet été austral) ont été sanctionnées par une répression très dure, et des violations des droits humains, selon des modèles rappelant les exactions de la dictature militaire et dénoncées par nombre d’organisations internationales (Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, Commission interaméricaine des droits de l’homme, Human Rights Watch, Amnesty International) et par l’organisme chilien des droits humains (Instituto Nacional de Derechos Humanos).

Suite à de longues et difficiles négociations, le 15 novembre dernier, une majorité de partis politiques signaient enfin l’Acuerdo por la Paz y la Nueva Constitución. Cet accord ouvre la voie à l’instauration d’une nouvelle constitution remplaçant celle de 1980 (amendée plus de quarante fois pendant les trente dernières années). D’après une étude menée en octobre par un consortium d’universités, quatre-vingt-cinq pour cent de la population souhaitent une nouvelle constitution. L’accord prépare le terrain à un plébiscite, en avril 2020, où les citoyens devraient accepter ou rejeter le projet d’une nouvelle constitution et choisir entre deux types d’assemblées constituantes : la Convención Constitucional, dont les membres seraient des citoyens élus ou la Convención Mixta Constitucional, composée pour moitié de parlementaires, pour moitié de citoyens élus en fonction du scrutin proportionnel en usage dans l’élection de la Chambre des députés.

 

La parité de genre dans le processus constituant

Au moment même où cet Accord a été annoncé, les mouvements féministes chiliens firent remarquer qu’aucune de ces deux assemblées n’assurait ni une participation des peuples autochtones ni une participation équitable des femmes et qu’il fallait intégrer l’une et l’autre en imposant des quotas pour les peuples originaires et en posant un principe de parité pour les femmes.

Le mécanisme paritaire, discuté au sénat, a été conçu par un groupe de politologues chiliens. Il a été soumis au Congrès par une alliance trans-partisane de femmes députées. Le projet de loi a déjà été approuvé le 19 décembre par la Chambre des députés avec 98 voix pour, 30 contre et 17 abstentions. S’il passait en définitive au sénat, il s’appliquerait à la future assemblée constituante qu’elle soit ou non mixte. Surtout cette nouvelle constitution serait la seule constitution existante conçue par un nombre égal de femmes et d’hommes.

Le concept de parité continue à faire l’objet d’un débat passionné et d’un combat acharné. Ce débat porte sur la différence entre parité et quotas. Les quotas permettent en effet d’imposer aux partis politiques de présenter autant de candidates que de candidats. La parité complète suppose d’obtenir autant d’élues que d’élus. Les arguments en faveur de la parité « complète » sont inspirés des féministes françaises et notamment du célèbre livre de Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber et Ann le Gall Au pouvoir citoyennes ! Liberté, égalité, parité (1992) arguant que les quotas électoraux violaient les principes du suffrage universel et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. À leurs yeux, la parité doit reposer sur le concept d’universalité et c’est ce qui constitue sa force par rapport aux quotas. À cela s’ajoute un argument de complémentarité. Les femmes ont des expériences différentes de celles des hommes et elles apportent à la politique d’autres valeurs et d’autres perspectives.

Le débat oppose les deux valeurs fondatrices que sont l’égalité et l’équité. L’égalité commande de favoriser progressivement l’accès des femmes aux candidatures en espérant qu’elles parviennent à être choisies en fonction de leurs propres mérites et de l’évolution du corps électoral. L’équité commande que, les femmes représentant la moitié de l’humanité, il n’est pas juste que leurs voix et leurs intérêts soient représentés par des hommes, même si les électrices et électeurs en décident autrement.

Les juristes des mouvements féministes ont donc élaboré un modèle où la compétition fonctionnant seulement à l’intérieur d’un genre, le nombre de femmes élues est égal au nombre d’hommes élus, même si elles obtiennent respectivement moins de voix qu’eux, Comme il est universellement reconnu que le corps électoral est constitué d’à peu près autant de femmes que d’hommes, il leur paraît inéquitable que l’élection finale comprenne plus d’hommes que de femmes. La parité non plus seulement des candidates mais des élues permettrait de réaliser concrètement l’idéal universaliste.

Une démocratie strictement paritaire où les individus des deux genres partagent leur expérience de l’existence humaine et assument la responsabilité de la protéger serait-elle une des voies pour sauver la démocratie de l’avenir ? À l’heure où j’écris ces lignes, la chambre de députés et le sénat ont approuvé le principe de parité dans le processus constituant. Mais le sénat a rejeté les modalités de parité « complète » ci-dessus définies, présentées par l’opposition, qui seront maintenant soumises à une commission mixte dans les premiers jours de mars. La journée du 8 mars où les mouvements féministes ont appelé à des manifestations massives risque d’être décisive dans la remobilisation du mouvement et son avenir.

Les Chiliennes ont fait un rêve de justice et d’équité : une constitution élaborée pour la première fois pour égale moitié par les deux genres. Si elles parvenaient à le réaliser, elles auraient beaucoup fait pour les femmes et pour la démocratie. En attendant le vote du mois de mars, prenons donc leurs désirs pour des réalités !

Michèle Sarde

Auteure de Regard sur les Françaises et De l’Alcôve à l’arène.

 

(1) Je remercie Verónica Undurraga et Adriana Valdés pour leurs précieuses informations.

 

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