« Entre tuer et mourir, il existe une troisième voix : Vivre » ( 1)

 

En 1920 Le caporal Hitler devient leader d’un petit parti, qu’il transformera en parti national ouvrier allemand ou parti nazi.

En 1939 l’Allemagne après la catastrophe de la première guerre mondiale et le krach de Wall Street compte cinq millions de chômeurs. A partir de 1939, l’Europe sera progressivement mise à sac, occupations, annexions, satellisation de pays, intimidations, emprisonnements, massacres de masse. C’est une véritable bombe à fragmentation qui ravage ce continent.

Juifs, Tziganes, serbes et opposants politiques seront pourchassés et si possible exterminés, sans qu’aucune possibilité ait pu être donnée d’identifier les victimes et de les enterrer dignement. Ceux qui ont pu échapper au désastre « les survivants » pouvaient-ils mener la vie de madame ou monsieur tout le monde ? Certainement pas. Déjà ils ne pouvaient pas parler, sans doute ne pouvaient-ils pas être écoutés. Il faudra des années et des années qu’ils puissent « revenir du silence »

Peut imaginer aujourd’hui, avant même de parler de travail de deuil, qu’il soit possible de faire sortir de l’anonymat ceux qui ont été plongés?

Peut -imaginer redonner une once de vie à ceux qui en ont  été sauvagement privés?

Le dernier livre de Michèle Sarde « A la recherche de Marie J »,rejetant toute fatalité , nous apporte une réponse positive. S’il pouvait exister une sorte d’anti- bombe tendant à réunir de qui a été dispersé, saccagé, anéanti, ce livre fonctionnant comme une véritable machine de paix, en serait le fer de lance. Après avoir en 2016 écrit  » Revenir du silence »(2), ouvrage dédié à sa mère et  relatant l’histoire de sa famille maternelle ayant émigré à Salonique puis en France, Michèle Sarde décide de rendre justice à sa grand-mère paternelle, Marie Jérusalmi exterminée avec son mari Moïse Benrey.

Il faudra attendre 2015 pour en savoir plus. le père de Michèle, Jacques Benrey ,aura seulement compris que sa mère chérie et son père ne reviendront pas de déportation. Il se murera alors dans le silence.

En 2015 donc, Michèle Sarde reçoit le mail suivant, émanant du Fond social juif unifié « Moïse Benrey est né en Bulgarie dans une ville inconnue. Il a été arrêté à Argegno près de Côme le 4 Septembre 1944 par les nazis. Il a été détenu à la prison de San Vittore à Milan puis dans un camp de transit à Bolzano d’où il a été déporté à Auschwitz. Le 24 Octobre 1944. La même chose est arrivée à sa femme »

« La même chose est arrivée à sa femme »

Michèle Sarde a ce propos écrit » jamais autant que dans ce brouillon de mémorial je n’ai senti à quel point Marie et moi, nous les femmes, sommes quantité négligeable au registre de mort comme au registre de la vie »

L’enjeu est monstrueux. Impossible de donner une sépulture à une femme sans identité propre, une femme dont la vie a été occultée. Qui est-elle Myriam (en hébreu) Mari en roumain. Où est-elle née? On ne sait pas. En 1876 ou plutôt en 1882? Mariée elle n’a plus de nom. Son mari voyage. Elle non à part quelques courtes traversées en bateau entre la Bulgarie et la Roumanie. Avant de mettre au monde Jacques le père de Michèle, elle ne fera pas moins de 8  huit fausses couches. La synagogue est réservée aux hommes, elle, pour tromper l’ennui ,joue au poker, elle aime danser, rire, Moïse lui est plutôt réservé,voire taciturne et amateur de livres. Les deux époux parlent plusieurs langues, mais pas les mêmes, sauf le judéo-espagnol qu’ils ne maitrisent pas très bien. Moise est bulgare. Ces derniers seront alliés aux allemands, Marie est roumaine, ses frères se battent de l’autre côté. Lui a été très amoureux d’elle, elle non. Voilà donc une femme qui ne sera guère proche de son mari mais qui le suivra au plus près jusqu’ à l ‘anéantissement. Tous deux voulant fuir le terrorisme macédonien, prendront un passeport italien et c’est en définitive ce choix qui les mènera à leur perte. Tout se passe donc comme si Marie était devenue une ombre  avant de disparaitre.  On comprend donc bien que Michèle Sarde, dont les écrits ont toujours  été à la pointe du combat féministe, ainsi « Colette libre et entravée », « Histoire d’Eurydice pendant la remontée », ses essais sur Marguerite Yourcenar, sur les Françaises, ne pouvait que se révolter face à un tel déni. Elle sait également que lorsque son père la regardait, c’était aussi le visage de sa mère qu’il retrouvait.

Marie subit une double barbarie : celle convenue et jugée comme normale (de moins en moins  semble-t-il) de nos sociétés démocratiques et celle des nazis dont l’horreur crie aujourd’hui sous nos yeux. Face à cette tragédie, l’auteure d’à la recherche de Marie J, prend une décision magnifique. Elle redonnera vie à Marie.

Elle ne sait pas grand -chose, quelques bribes, anecdotes données par sa mère, quelques lettres documents, photos. Rien qui dise les émotions, espoirs attentes, rien qui ne fasse vibrer, qui esquisse les mouvements, élans d’une personne vivante.

C’est ainsi que l’écrivaine va devenir détective. Son enquête à travers les différents pays concernés rejoint sa quête -2010 à Jérusalem, 2011 en Roumanie, 2012 en Bulgarie, 2013 en Italie, 2014 en Pologne. L’obligation morale devient nécessité de l’écrivaine. Ce ressort, véritable machine de paix est d’une puissance incomparable. Il s’agit de redonner vie à une femme qui en a été doublement privée et  rendre à son père sa mère tant aimée.

Cette nécessité vaut construction du récit. S’articulant autour d’une personne il fait émerger ses proches et livre de précieuses information sur les classes privilégiées de ce monde d’hier d’avant le nazisme, un monde ouvert cosmopolite, doté de valeurs comme le respect des engagements pris, quoi qu’il en coûte. Avec la montée du nazisme ce monde se désagrège, les alliances et les frontières deviennent fluctuantes. Pour les juifs cela deviendra synonyme d’errance  et le plus souvent d’extermination. Le livre n’est pas seulement un document, un recueil de témoignages, Il n’hésite pas à rompre le silence en imaginant, indices à l’appui, ce qui aurait pu être. Odyssée se déployant de l’autre côté de la vie, il revendique une dimension mythologique. Ainsi Euridice qu’Orphée voudra arracher au royaume des morts; Antigone qui n’aura de cesse que de donner une sépulture digne de ce nom à son frère ,ainsi les argonautes accompagnant l’auteure. Ce sont eux, leurs proches, les proches de leurs proches qui nourrissent le récit. Cette chaine de solidarité n’est pas seulement admirable, elle dit également qu’un individu est profondément fait des autres et que la narration ne peut que se renforcer à donner vie aux multiples contributeurs qui deviennent presque des co-auteurs. Ainsi « A la recherche de Marie J » peut se lire à plusieurs niveaux et la base de témoignages qui est la sienne se met alors au service de la fiction, celle d’une Marie perdue et retrouvée. L’audace de l’auteure est aussi dans la transgression des genres. Il y a là l’exercice d’une liberté consciente de sa nécessité. En 2014 Michèle Sarde consulte le libro de la mémoria. Moïse dispose d’une entrée et Marie également. Lui est assassiné à Auschwitz, elle non. Où on ne sait pas où, sauf qu’enfin ce n’est plus la même chose qui est arrivée à sa femme.

Non seulement on peut revenir du silence dit l’auteure, mais on le doit. Sinon on ouvre grand la porte au mensonge. La longue quête n’est pas terminée, un troisième tome est en préparation. La machine de paix poursuit son extraordinaire travail.

François Bernheim

 

Michèle Sarde

A la recherche de Marie J

éditions Julliard

 

 

(1)  » femmes israéliennes, palestiniennes et chrétiennes, réunies il y a quelques vingt ans sur une place de la ville (de Jérusalem) pour crier leur désir commun de paix »

 

(2) éditions Julliard

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Site web

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.