Trois heures du matin. Une voiture roule à plus de 160 km à l’heure sur une route verglacée. Le conducteur a bu plusieurs verres d’un excellent chablis, il est fatigué. A l’évidence il cumule les risques. D’ici une heure, si tout ce passe bien il pourrait bien se retrouver au service des urgences de l’hôpital le plus proche. (1)

Dans un ailleurs pas si lointain, des hommes et des femmes qui ne présentent aucun signe de distinction, des invisibles diront les uns, des marginaux diront les autres, à moins que ce ne soient carrément des exclus, dans un brouhaha épouvantable prennent la parole. Il semble qu’ils ne disent rien de très d’important … mais le temps passant, les murs entre les uns et les autres pourraient bien se fissurer, voire tomber et les mots prendre du relief. Ces hommes, ces femmes qui socialement ne sont rien ou au mieux « des petits »  sont les héros quasi anonymes du nouveau roman d’Olivia Rosenthal, « Eloge des bâtards » Certains d’entre nous, souvent par inconscience, risquent la mort, d’autres et ces bâtards en font partie, prennent le risque insensé d’exister. Il semble bien qu’Olivia Rosenthal puisse s’intéresser de très près à ces intervalles mouvants entre le précipice de l’exclusion sociale et la capacité à reprendre en main de la vie.

Existe-t-il vraiment des femmes et des hommes qui n’ont rien à dire ou qui au mieux ne font que répéter le discours des personnes autorisées ?

A travers le prisme de l’auteure, rencontrée au festival des « Correspondances » de Manosque, la réponse est heureusement négative. Il existe des hommes et des femmes, sans doute une grande majorité, dont la parole est si fortement niée, qu’ils finissent par avoir sur eux même le  regard que ceux qui les oppriment. Résister à un puissant dispositif d’anéantissement au sein d’une société ou urbanisation rime seulement avec contrôle et insécurité, parait impossible. Sauf (peut- être) en refusant de se situer à un niveau de globalisation où l’obstacle se donne comme insurmontable.  Les va-nu-pieds, les presque rien, de ce roman l’ont très bien compris en pratiquant tant la dispersion que des gestes d’insurrection invisibles. » On défilerait de midi à quinze heures avec des pancartes sur lesquelles il n’y aurait rien d’écrit et avec des porte-voix placés devant nos bouches muettes »

Mais arrive rapidement le moment où le risque de ne pas être capturé se confond avec l’incapacité à avoir la moindre prise sur les évènements.  » On a négligé nos liaisons personnelles au profit de notre capacité d’action » Ils prennent donc le risque de se ré-unir, donc d’une parole avortée ou à l’inverse  d’une parole fleuve à débordement incontrôlé. Lily la narratrice souffre d’une vraie maladie, chaque fois qu’elle se trouve en face de quelqu’un, elle réussit presque malgré elle à capter son histoire, ses problèmes, ses désirs. Est-ce elle qui est malade où ceux qui ne sont pas capables d’écouter? A vous d’en juger. Macha, Fox, Clarisse, Filasse, Gell, Oscar, Sturm, Full et Lily n’ont rien en commun sauf leur déshérence, ils vont pourtant  fabriquer du commun. Illégitimes de partout, bâtards, ils vont réussir à une échelle microscopique à développer une parole écoutée. Au- delà de la vindicte sociale qui refuse d’accorder la moindre importance à ces « petits », ils vont déployer une énergie, une créativité sans pareil. Manifestement c’est cette capacité à surmonter sa fragilité, son illégitimité qu’ Olivia Rosenthal veut capter. Fort heureusement la littérature refuse les diktats, les recettes toutes faites qui voudraient que ceux qui se ré-unissent, créent systématiquement des outils collectifs visant à combattre les classes qui les oppriment. Il faut avouer que dans cet intervalle entre l’écrasement et la révolution, il y a flottement, incertitude et pourquoi l’avouer inquiétude. Ce doute est salutaire. Il est propice au plaisir d’une lecture qui privilégie la prise de parole à une finalité parachutée. Ce doute est aussi authentiquement politique. Comme me le suggère l’auteure, la politique pourrait déjà  se développer là où nous refusons l’entre-soi, là où nous nous mélangeons, pour faire ensemble, inventer. Nous pourrions alors découvrir que chaque  » petit » geste, acte a son importance, son épaisseur humaine à la portée de chaque gilet jaune, vert, bleu, orange, rouge, noir et pourquoi pas gris selon l’humeur.

François Bernheim

Olivia Rosenthal

éloge des bâtards

éditions Verticales

 

( 1) L’automobiliste fou vraisemblablement au volant d’une jaguar volée est étranger au roman d’Olivia Rosenthal , il est ici à titre de contrepoint imaginé par l’auteur de l’article.

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