Le dernier livre du philosophe Michel Feher « Le temps des investis – essai sur la nouvelle question sociale » est un livre novateur. Son analyse prend en compte des facteurs décisifs d’évolution :

-précarisation croissante de l’emploi

– éclatement statutaire de la condition salariale

– réduction des budgets sociaux

– refonte des législations visant à réduire, supprimer les protections existantes à fin d’assurer une flexibilité maximum

-prise de pouvoir et exigences accrues des actionnaires

– financiarisation de l’économie déjà visible quantitativement par le transfert massif de capitaux des revenus du travail aux détenteurs d’actions de plus exigeants.

-baisse massive des impôts et recours massif à l’emprunt pour préserver un minimum de compromis social

– mise en demeure européenne de limiter la dette publique des états tenus de garder et la confiance des marchés obligataires et celle de leurs électeurs.

Ces éléments connus de tous n’ont pas été mis en perspective.

Ainsi depuis la révolution conservatrice initiée dans les années 80 par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, on assiste dans tous les pays occidentaux à la mise en place d’une nouvelle doxa néo-libérale visant à réduire à néant le compromis social initié par les keynésiens.

A la différence des purs libéraux, les néo libéraux acceptent sans problème l’intervention de l’état, à charge pour ce dernier :

– de créer les conditions les plus favorables à l’optimisation du capital investi

– d’annihiler toute velléité de lutte des classes.

Ainsi on accordera toute facilité de crédit à ceux qui ont peu ou presque rien, avec les conséquences dramatiques que l’on connaît.

Face à cette montée en puissance, tant financière, matérielle, qu’intellectuelle et idéologique, la gauche sociale démocrate a dénoncé les nouvelles pratiques tout en s’en accommodant quand elle exerçait le pouvoir. Le discours du Bourget de François Hollande en 2012 «  mon ennemi c’est la finance » est symptomatique de cet état de fait. La gauche plus radicale a prôné une résistance plus musclée visant à défendre la condition salariale comme les salariés, sans pour autant pousser la réflexion plus loin.

Face à ces échecs, Michel Feher émet l’hypothèse que tous les combats perdus de la gauche tiennent moins au manque de combativité des militants qu’à l’absence cruelle d’une vision politique et stratégique à la hauteur du renouveau capitaliste.

Son livre pourrait bien ériger la première pierre d’un possible renouveau. A ce titre il est aussi stimulant que paniquant. Ouvrant des perspectives, il dessine également en creux l’immensité et la difficulté du travail à accomplir.

Avec la financiarisation de l’économie le centre de gravité du capitalisme depuis les années 80 a changé. Les entrepreneurs ne doivent plus maximiser le profit à partir de la différence entre la valeur ajoutée créée par les travailleurs et leur rémunération. Ils ont désormais pour mission de porter la valeur de l‘action au plus haut à l’instant présent, sans préjuger du long terme.

Cette valeur oscille au gré de la confiance que les investisseurs ont dans un projet plutôt que dans un autre. La réputation, la compétence sont facteur de confiance tout comme, par exemple, l’annonce de la diminution de la masse salariale de l’entreprise.

Ainsi la négociation employeur/ salarié n’est plus un couple moteur. Il est supplanté aujourd’hui par le couple investisseur/ investi. Cette nouvelle donne fait également considérablement évoluer le rôle de l’état. Il n’est plus garant du bien être des citoyens, mais du bon fonctionnement du marché et de la transformation du salarié en entrepreneur de lui même à la tête d’une retraite par capitalisation proposée par des fonds de pension, d’une assurance maladie souscrite auprès d’un organisme privé, etc…

A cette spéculation qui met en concurrence des projets plus ou moins crédibles et utiles, Michel Feher oppose une contre spéculation militante. Aux attaques de plus en plus déterminées qui sapent les fondements même de la condition salariée il ne s’agit plus d’opposer une résistance symbolique inopérante mais de se battre, comme les syndicats ouvriers l’ont toujours fait, sur le champ de bataille où le patronat pousse son avantage.« s’inspirer de l’inventivité du mouvement ouvrier consiste moins à reprendre les techniques de négociation élaborées au temps du capitalisme industriel triomphant – grèves, manifestations, sabotages, etc. – qu’à se former aux techniques de spéculation dont les investisseurs tirent leur hégémonie. » (1)

De fait, il s’agit de combattre l’hégémonie des investisseurs en mettant en avant des critères de choix de projets en ligne avec les mouvements citoyens, écologiques et alternatifs. Les mouvements comme ceux du 15 mai en Espagne ou Occupy Wall Street sont cités par l’auteur à l’appui de sa démarche. Il faut également prendre en compte les mobilisations et boycott contre des produits dangereux, les révélations musclées des lanceurs d’alerte, les contre-expertises sur la dette publique, les collectifs d’endettés menaçant de faire défaut. L’inventivité sociale ne se situe pas dans un ailleurs hypothétique. Elle prend acte du changement, fut-il détestable, pour mieux en détourner le cours. Ainsi des agences de notation alternatives pourraient avoir une influence décisive. Au delà de la critique de l’ubérisation de la société, l’existence de telles plateformes peut être détournée par l’association des assujettis dans des coopératives en phase avec les besoins exprimés .Vont dans ce sens le collectif Hachistan, Hôtel du Nord, la plateforme Fairmondo, les expérimentations mises en place par la mairie de Barcelone,etc

Ainsi plutôt que de s’accrocher contre vents et marées à une condition salariale en permanence mise en pièce , Michel Feher propose une sortie de gauche par le haut apte à redynamiser le mouvement social. « Il s’agit de reconnaître que la financiarisation des économies développées favorise l’émergence d’une nouvelle question sociale : si les travailleurs ne cessent pas d’être exploités, leur capacité d’agir sur la répartition des richesses produites est désormais subordonnée à l’issue des conflits portant sur l’allocation du crédit. En conséquence, les principaux protagonistes de la lutte des classes ne sont plus des employés cherchant à se réapproprier les revenus de leur travail, mais des investis soucieux de peser sur l’évaluation de leurs ressources »

L’ouvrage ne peut manquer, de poser de nombreuses questions. Entre autres :

1 / La pertinence de l’analyse s’attaque à un imaginaire de la lutte des classes et plus largement à une histoire du mouvement ouvrier, peut être dépassés dans les faits, mais toujours présents et structurants dans le mental populaire. Comment en sortir par la gauche?

2/ L’auteur affirme que la contre spéculation des investis est de nature à faire naitre un nouvel imaginaire politique. Mais comment créer un nouveau rapport de force par une mobilisation assez large sans un minimum d’imaginaire, au départ ?

3 / le sociologue Robert Castel cité par l’auteur s’interrogeait déjà en sur la sortie de la condition salariale (2). Son hypothèse était quelle pourrait perdurer de façon différenciée dans des secteurs protégés tout en disparaissant dans la plupart des autres. Quelle stratégie des classes populaires pourrait éviter aux salariés d’être surexposés à une offensive réactionnaire tirant une légitimité supplémentaire d’un discours de gauche novateur avant qu’il ne trouve une assise lui permettant de faire face ?

4/ La lutte des classes, comme la solidarité sous le capitalisme industriel se développaient autour du lieu de travail : l’usine. Désormais de quel lieu réel ou symbolique de réunion disposeront « les investis ?

5/ dans le champ de ruines politique qui est le notre, sur quelles forces s’appuyer pour avancer. Doit –on redéfinir ce qui constitue une classe sociale aujourd’hui ? Les associations thématiques qui travaillent principalement sur un objet spécifique ont certainement vocation à aller plus loin, mais jusqu’à qu’à présent elles avancent sans pouvoir se fédérer entre elles. Comment se battre ? Faut-il prendre acte que nous vivons une fin de cycle et patienter activement pour en sortir à terme ?

5/ Si les néo-conservateurs tiennent aujourd’hui le haut du pavé, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont le capital derrière eux. N’est- ce pas aussi parce les mouvements de gauche :

-soit n’ont pas assez travaillé pour prendre en compte l’évolution sociétale

– soit ont pour la plupart baissé les bras, rendant par là même totalement illusoire leur différence avec la droite ?

« Le temps des investis » a l’appui de son propos fait une analyse économique, presque technique de l’état des lieux. Dans le désert actuel de la pensée de gauche, l’analyse factuelle permet de poser la première pierre d’une reconstruction à venir. A cet égard on ne doit pas se tromper de cible. Plutôt que de reprocher à l’auteur de ne pas être en mesure de mobiliser un imaginaire populaire, jusque là défaillant, on prendra acte de son courage à ne pas hésiter à sortir du bois, tant pour créer le débat, que pour permettre à tous ceux qui le veulent de s’appuyer sur ses travaux pour construire une alternative novatrice et crédible. Michel Feher ne manque pas lui même de prendre acte d’autres pistes de recherche en affinité avec sa démarche. Ainsi les travaux et débats en cours sur le Revenu universel et sur les Communs.

François Bernheim

Michel Feher- Le temps des investis

essai sur la nouvelle question sociale

Editions de la découverte

1/ Interview de Michel Feher par Christian Salmon -Médiapart 14 octobre 2017

 

2/Article de Robert Castel « Au delà du salariat ou en deça de l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat » in Serge Paugam (dir) repenser la solidarité –Paris PUF, 2007

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