Karoo, l’odyssée saisissante d’un anti-héros, un coup de coeur de Françoise Avellis

 

Il a fallu attendre 2012 et l’heureuse initiative d’un éditeur de talent, Toussaint Louverture, pour que l’on découvre Karoo, le chef d’oeuvre de Steve Tesich, achevé 2 mois avant sa mort en 1996 à 54 ans.

D’origine serbe, émigré aux US, Steve Tesich se fait connaître comme dramaturge, et surtout comme scénariste à succès.

Déçu par l’attitude américaine lors du conflit en Yougoslavie, il porte dès lors un regard critique sur ce pays et sa culture. On en retrouve l’écho au fil des pages de Karoo, inspiré de son expérience de scénariste.

Le livre brosse le portrait d’un « script doctor », Saul « Doc » Karoo, grassement rémunéré par des producteurs pour rewriter des scénarios et les remanier à la sauce hollywoodienne. Mais s’il excelle à déconstruire et à rebâtir les scripts qu’on lui confie, Karoo fait preuve d’une impuissance totale à construire sa vie et à la mener honorablement. Cynique, amoral et égocentrique, il ne peut s’empêcher de tout détruire. Chez lui, tout part à la dérive : son mariage avec son ex-épouse, sa relation à son fils adoptif qu’il n’arrive pas à aimer, sa santé qui se dégrade et fait de lui un quinquagénaire en voie d’obésité. Enfin, pour clore le tableau, Karoo souffre d’un mal mystérieux : une incapacité à être ivre, malgré les quantités phénoménales d’alcool qu’il ingurgite. Il en est réduit à jouer la comédie de l’homme saoul pour se conformer à sa réputation d’alcoolique notoire.

 

 

Humour et dérision sont au rendez-vous dès les premières pages, qui s’ouvrent sur une scène d’une force hallucinante : une fête de Noël new-yorkaise, univers d’une vacuité totale, dans lequel Karoo déambule, avalant cocktails sur cocktails, sans parvenir à l’ivresse. C’est donc en toute lucidité qu’il se dérobe à la demande affective de son fils Billy. Incapable d’y faire face, vu cette autre névrose dont il est atteint : « la fuite à tout prix devant toute forme d’intimité ». Inaptitude qui l’amène à ne pouvoir mener sa vie privée qu’en public.

Mauvais père, Karoo est également un mauvais mari. D’où

la rancœur de son ex-épouse Dianah, femme parfaite, sarcastique et exaspérante, douée pour les apparitions spectaculaires en tenues époustouflantes. Scènes de tête à tête au restaurant désopilantes, truffées de dialogues acides, tendus, féroces.

Etrangement, au fil du livre, on s’attache à cet être antipathique, voire méprisable, curieux que nous sommes de savoir jusqu’où ira son ignominie. Une occasion de se racheter lui sera toutefois offerte. Un producteur véreux et sans scrupules lui demande de retravailler le film d’un vieux cinéaste de manière à en faire un succès commercial. Or, en visionnant le film, il découvre un pur chef d’œuvre. Il y fait une autre découverte qui va changer sa vie : il reconnaît en une jeune actrice du film la mère biologique de Billy, son fils adoptif. Elle vit à Venice et s’appelle Leila Millar. Il la retrouve, la rencontre et noue une liaison amoureuse avec elle. Pour une fois, il est presque heureux. Pour une fois, il veut faire le bien et se comporter en père aimant, en amenant Billy à retrouver sa vraie mère.

L’histoire dérapera et virera à la tragédie. Trahison sentimentale, inceste consommé, accident mortel… tous les ingrédients du drame sont là. Un drame qui se joue à huis clos, sans spectateur cette fois.

Observateur lucide de son naufrage, Karoo se retrouve confronté à lui-même, dans un face à face vertigineux et désespérant. Ulysse titubant et pathétique, baignant dans son sang.

 

C’est sans pitié, c’est bouleversant, c’est terriblement remuant, parfois même dérangeant. Mais c’est franchement captivant de bout en bout.

Récit d’une chute et d’une rédemption, écrit avec un humour ravageur, le livre est construit comme un scénario admirablement ficelé et dialogué.

Nul doute qu’il y a là matière à un film génial.

Reste à trouver le producteur.

Ce serait un comble qu’il soit hollywoodien !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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