Assistons à l’émergence d’un nouvel empire russe?Charles Urjewicz, historien, spécialiste de l’Europe de l’est met en perspective l’actualité Ukrainiienne. Il nous a également paru très intéressant à travers les compte -rendus de deux livres majeurs, un essai  ( a fin de l’homme rouge)et un roman ( Le fidèle Rouslan) que nos lecteurs puissent élargir leur horizon critique.

« A l’heure où la confrontation prend un tour dramatique à la suite de la prise de contrôle de la Crimée par les troupes de Moscou et de la montée des tensions dans les autres régions russophones, la tentation est grande de s’en tenir à des analyses à l’emporte-pièce : d’un côté, la Russie un Etat héritier d’une histoire millénaire qui plongerait ses racines dans un empire des steppes aux improbables origines européennes,  submergée par l’ivresse de retrouver sa puissance passée. Face à elle, l’Ukraine, un jeune Etat victime d’un impérialisme prédateur, fragilisé par sa diversité linguistique et culturelle, mais  rassemblé par un projet démocratique et européen. Les raccourcis sont toujours réducteurs, particulièrement dans un espace soviétique où les mots  avaient perdu leur sens et les symboles leur signification.

 

La Crimée, début d’une reconquista russe ?

 

La réalité est plus complexe, singulièrement difficile à cerner dans son évolution. Après l’aggiornamento gorbatchévien et le chaos des années Eltsine,  la « nouvelle Russie » n’est-elle pas en train de renouer avec son histoire : l’extension continue, haletante, voire irraisonnée d’un  territoire d’un seul tenant, au sein duquel les « terres de la nation russe » s’entrelaçaient, se mêlaient,  au point de ne plus s’en distinguer. Depuis la fin de l’URSS, ce pays qui couvre désormais la huitième partie du monde n’en finit pas de se chercher : est-il resté un empire multinational  ou le cœur d’une « nation russe », réelle ou fantasmée ? Alors que les députés communistes à la Douma demandent l’inscription sur le passeport intérieur de la nationalité et de la confession, comment définir cette identité : est-elle ethnique, linguistique, religieuse (orthodoxe) ? Nationale ou impériale ? La laïcité de l’Etat, inscrite dans la constitution de ce pays multiconfessionnel, est-elle menacée par l’étroite alliance nouée entre le pouvoir et l’Eglise orthodoxe devenue l’un des piliers du pouvoir poutinien ?  Les réponses qui nous parviennent aujourd’hui de Russie, à défaut d’être cohérentes, inquiètent. Certes, des voix courageuses, beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit, s’y font entendre afin de condamner l’annexion programmée de la Crimée, mais combien d’autres tombent dans une hystérie dont certaines manifestations feraient sourire si elles n’étaient l’expression d’une pathologie qui ronge profondément la société russe. Naguère « Troisième Rome » puis, au cours de la période soviétique, bastion d’un internationalisme aux accents  prophétiques,  la Russie de Vladimir Poutine s’est métamorphosée en « pilier du monde russe», son président  désigné le « garant  naturel » de cette nouvelle nébuleuse. Une hagiographie à la mesure du « retour de la Russie dans l’Histoire » se met en place : Alexandre Prokhanov, un écrivain ultranationaliste, xénophobe et antisémite, pour lequel « Staline était un monarque rouge qui reçut l’onction divine en 1945 », propose, dans un article intitulé « La victoire et le miracle que nous attendions », le président russe à l’ordre de l’amiral Nakhimov, héros de la première guerre de Crimée (1855).Oleg Bondarenko, directeur d’un fantomatique « centre d’information russo-ukrainien » et affidé de Dimitri  Rogozine, nationaliste « modéré » et vice-premier ministre de la Fédération de Russie, annonce la bonne nouvelle : « la Crimée n’est que le début de la reconquista russe ; ce qui  a réussi en Crimée, se répétera à Odessa, Nikolaïev, Lugansk et Donetsk.  L’idée nationale que recherchaient les Russes depuis vingt ans se trouvait en fait hors des frontières formelles de leur Etat. Nous assistons à la naissance de l’idéologie de la nouvelle Russie, qui se fonde sur le retour des terres russes à la mère patrie. La tendance à la régionalisation de l’espace européen se heurtera alors à une tendance contraire : la centralisation de l’espace russe. » Les Ukrainiens n’ont qu’à bien se tenir, du moins ceux qui ont le regard tourné vers Bruxelles.

 

L’Europe, cadre vertueux d’une identité ukrainienne à construire ?

 

En 2004, les manifestants qui avaient envahi le Maidan de la révolution orange n’avaient que faire du malaise russe. Ils n’éprouvaient aucune nostalgie à l’égard de l’empire perdu. Ils étaient joyeux,  confiants, naïfs, et exprimaient avec force leur volonté de rupture avec une Ukraine qui leur semblait figée dans le passé. Il ne s’agissait pas seulement d’en finir avec le lourd héritage soviétique du pays. Cette foule jeune, éduquée, curieuse, exprimait un immense désir d’Europe. L’Europe, c’était un horizon palpable, le cadre vertueux d’une identité nationale à construire, et qui  ne se draperait pas dans un passé hanté de fantômes : le panthéon soviétique célébré à l’Est et au Sud, les dirigeants nationalistes des années 1930 et 1940  glorifiés  dans la partie occidentale du pays. L’identité de la nouvelle Ukraine devait désormais se lover dans les plis  bleu étoilé du drapeau de l’UE. Bien que souvent ignorants de l’histoire complexe et disputée de leur pays, ils percevaient la nécessité impérieuse de cette rupture. Ils étaient instinctivement  plus proches en tout cas de la tradition libertaire personnifiée par Nestor Makhno que de ceux qui avaient revêtu l’uniforme allemand pendant la Seconde guerre mondiale. Mais le mouvement populaire avait été vite capté, « canalisé ». Le nouveau pouvoir issu des urnes symbolisé par Victor Yushenko et Yulia  Timoshenko avait rapidement montré ses limites. Sa gestion erratique, ses mœurs héritées de l’ancien pouvoir avaient provoqué  une immense déception à la mesure des espoirs qu’avait suscités la révolution.

 

Aujourd’hui, l’Ukraine reste une nation fragile, inachevée, encore fractionnée par les divisions qu’elle connut pendant la Seconde guerre mondiale. Dès l’été 1941, elle était l’un des principaux théâtres de la « Shoah par balles »,  anticipation monstrueuse et massive de l’extermination industrielle que perpétreront bientôt  les nazis dans les camps de la mort. La collaboration  de certains Ukrainiens reste un tabou, une plaie ouverte. Dans les régions orientales et méridionales,  profondément russifiées et fortement intégrées à la Russie, l’identité  ukrainienne reste floue, fortement marquée du sceau de l’empire, sensible aux débats d’idées et aux mutations qui se déroulent en Russie. On continue à y célébrer la « Grande guerre patriotique menée par l’Union soviétique contre le fascisme », on se souvient des millions d’hommes et de femmes qui avaient pris le chemin du travail forcé en Allemagne, des prisonniers de guerre qui mourraient à petit feu dans les camps allemands. Mais les millions de morts provoqués par le  Holodomor (1932-33),  l’épouvantable famine voulue par Staline qui réglait ainsi ses comptes avec l’Ukraine,  semble toujours enfouie dans les tréfonds d’une mémoire occultée,  proscrite par le système soviétique. En  Ukraine occidentale, le nationalisme radical  n’échappait pas à la fascination qu’exerçait le fascisme sur les marges orientales de l’Europe. Avant de s’en prendre à  l’« envahisseur bolchevique » en 1941, puis aux troupes allemandes, ses militants  avaient usé de la violence contre un Etat polonais de l’entre-deux guerres peu respectueux des droits des minorités nationales. Les nazis y levèrent la division SS Galitchina. On y vénère d’autres  héros, tel Stepan Bandera, dont les imposants portraits érigés par les formations nationalistes radicales, trônent aujourd’hui sur le Maidan. Or ces « deux Ukraine » doivent apprendre, non seulement à vivre ensemble mais aussi à élaborer un projet commun. L’unité du pays est à ce prix.

 

En Ukraine, comme en Russie, une nouvelle identité est en construction après une gestation longue et douloureuse. On ne sort pas indemne du système soviétique. Mais elle reste éclatée  et contradictoire. Seule une authentique citoyenneté,  à la mesure des réalités complexes d’un espace qui s’étend de l’Europe centrale aux bords du Pacifique,  peut offrir un cadre à ces identités en devenir »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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