Charles Urjewicz , historien et grand spécialiste de l’Europe de l’est nous a quelques données des informations de base sur l’Ukraine. Il a bien voulu attirer notre attention sur l’article qu’il a écrit   pour le dictionnaire des Etats publié en 1998 chez Flammarion, sous la direction d’Yves Lacoste.

 

 

Ukraine (République d’)

603 Ï00 km2, 51 847 000 hab.

Capitale : Kiev ; villes principales : Kharkov, Dnepropetrovsk, Odessa, Donetz 

 

L’Ukraine est située à l’ouest de la Russie, et nombre d’Ukrainiens considèrent qu’ils oc­cupent en quelque sorte une position médiane entre l’Est et l’Ouest, après que leur pays a été une pièce essentielle du dispositif stratégique soviétique lors de sa confrontation avec 1’« Occi­dent ».

L’Ukraine s’inscrit dans l’espace centre-euro­péen ou dans l’Europe médiane puisqu’elle jouxte la Pologne, la Slovaquie et même la Hon­grie, l’Union soviétique ayant en 1945 annexé la Ruthénie et avancé sa frontière à l’ouest des Carpates centrales, pour déboucher ainsi sur le bassin danubien. L’Ukraine s’empara aussi des territoires (Galicie, Volhynie) qui, après avoir relevé jusqu’en 1918 de l’Empire austro- hongrois, avaient fait partie de la Pologne jusqu’en 1939. Les frontières occidentales de l’Ukraine sont donc relativement récentes et elles suscitent dans les États voisins nombre de nostalgies. Vers le sud-ouest, l’Ukraine jouxte la Roumanie, d’une part dans les Carpates cen­trales et en Bukovine, d’autre part en s’avan­çant jusqu’au delta du Danube, ce qui prive les Moldaves de débouché sur la mer. L’Ukraine contrôle en effet toute la côte septentrionale de la mer Noire, y compris la grande presqu’île de Crimée qui constitue cependant depuis 1992 une république autonome (russe).

Toute cette zone littorale qui dépendit long­temps de l’Empire ottoman fut à partir du XVIIIe siècle la façade de l’Empire russe sur la mer Noire. Le grand fleuve qu’est le Dniepr, long de 2 200 km (son bassin, qui s’étend sur une grande partie de la BIÉLORUSSIE, a une superfi­cie presque aussi vaste que celle de la Kama), prend sa source 250 km à l’ouest de Moscou, et c’est sur ses rives, dans sa partie centrale, que se trouve Kiyev, ville que les Russes considè­rent, à tort ou à raison, comme la capitale du premier Etat russe, avant les invasions mongo­les du Moyen Age. Près de la moitié de l’Ukraine est située à l’est du Dniepr, mais les Russes sont nombreux sur cette partie du terri­toire, surtout dans les régions les plus orienta­les, sur le bassin houiller et industriel du Do­netz. La presqu’île de Crimée, où se trouve le grand port de guerre russe de Sébastopol et une grande partie de la flotte russe, ne fut rattachée à l’Ukraine qu’en 1954, ce qui n’avait guère de conséquence dans le cadre de l’Union soviétique mais qui pose un grave problème depuis la dis­location de l’Union fin 1991 et l’indépendance de la République d’Ukraine. La Russie n’a plus de débouché commode sur la mer Noire, si ce n’est la côte marécageuse de la mer d’Azov, mer quasi fermée par la presqu’île de Kertch, et, vers l’est, la côte montagneuse de la région du Kouban, dans le prolongement occidental du Caucase. Dès la dislocation de l’Union soviéti­que, le problème de la Crimée suscita, entre les gouvernements russe et ukrainien, une grave tension qui fut un peu atténuée après la créa­tion d’une République autonome de Crimée.

L’importance des minorités ethniques

Les étapes successives de l’extension du terri­toire de l’Ukraine expliquent les différentes composantes de son peuplement. En 1989, sur 51,4 millions d’habitants, on comptait 37,4 mil­lions d’Ukrainiens (72,7 % de la population to­tale), 11,3 millions de Russes, 485 000 per­sonnes recensées comme de nationalité juive, 324 000 Moldaves, 219 000 Polonais, 163 000 Hongrois, 134 000 Roumains et 46 000 Tatars de Crimée, la majorité de ces derniers ayant été, en 1944, chassés de Crimée et déportés en Asie centrale par Staline.

Si, dans les régions occidentales de l’Ukraine, en particulier en Galicie et en Volhynie, l’élé­ment ukrainien domine très largement (il y re­présente respectivement 90 % et 94,6 % de la population totale), les régions orientales, limi­

trophes de la Russie, et les régions côtières (Cri­mée, Odessa) connaissent une situation plus complexe. Russes et russophones (des Ukrai­niens dont l’identité est souvent très largement déterminée par la langue) sont majoritaires dans la région minière du Donetz (66,7 %) et dans la région de Lougansk (63 %), et consti­tuent de très importantes minorités dans les ré­gions de Khar’kov (47 %) et d’Odessa (46 %) et même à Kiyev (41 %), la capitale de l’Ukraine. Les Russes sont également très majoritaires dans la République autonome de Crimée, où seulement 13 % de la population est ukraino- phone. Les quelque 200 000 Tatars, originaires de la presqu’île, qui se sont réinstallés en Cri­mée depuis 1989 revendiquent désormais le « rétablissement » de leur propre souveraineté sur un territoire dont ils avaient été déportés quarante-cinq ans plus tôt. 160 000 Hongrois vivent en Transcarpatie, où ils représentent en­viron le dixième de la population totale. 460 000 Moldaves et Roumains habitent dans les régions de Chernovtsy (Bukovine) et d’Odessa.

Bien qu’elle soit très largement orthodoxe (l’Église orthodoxe d’Ukraine s’est récemment dégagée de l’emprise du patriarcat de Moscou en se proclamant son autocéphale), l’Ukraine compte une forte communauté grecque catholi­que, les uniates. Concentrés dans les régions oc­cidentales qui dépendaient autrefois de l’Autri­che puis de la Pologne, ceux-ci y représentent près de la moitié de la population, soit environ le dixième de la population totale de l’Ukraine. La communauté juive, longtemps l’une des premières par son importance et par son dyna­misme malgré les manifestations d’anti­sémitisme et les conséquences tragiques de l’Holocauste, s’est réduite du fait de Immigra­tion vers ISRAËL à la fin des années 80 ; au dé­but 1993, elle était estimée à environ 300 000 personnes, dont une centaine de milliers à Kiyev. Les musulmans, pour l’essentiel des Ta­tars de Crimée, vivent en petits groupes com­pacts sur la presqu’île.

Une économie relativement prospère fragilisée par la crise

Longtemps considérée comme le « grenier à blé » de l’Empire russe, l’Ukraine, grâce à l’étendue de ses « terres noires » (tchernoziom), possède une agriculture riche et diversifiée. Ses ressources minérales, en particulier le charbon du Donetz, ont été à la base du développement d’une importante industrie lourde et d’industries mécaniques où la part du secteur militaire semble prépondérante. Depuis les débuts de la perestroïka, l’Ukraine se distingue par sa stabilité, par sa modération dans le débat politique et par sa tolérance dans les rapports nationaux. Lors du référendum organisé par Mikhaïl Gor­batchev en mars 1991, elle se prononça massivement en faveur de l’Union, tout en affirmant la souveraineté de la république par le biais d’une question annexe. Forte de sa puissance économique, mais grâce aussi à une prudence que beaucoup d’opposants n’hésitaient pas à qualifier de « conservatrice », elle semblait alors avoir réussi à échapper à la crise économique qui frappait le reste de l’espace soviétique.

Si le débat politique restait modéré et cons­tructif — les Ukrainiens aimaient à l’opposer au « désordre » qui règne à Moscou —, l’appari­tion brutale de la crise économique frappa de plein fouet une économie aux diverses fragili­tés. Le désordre monétaire (que le remplace­ment du rouble par une monnaie provisoire, le karbonavetz, n’a pas réussi à endiguer), le défi­cit énergétique (en attendant que le pays soit en mesure de trouver d’autres sources d’éner­gie, la centrale nucléaire de Tchernobyl est maintenue en activité), la paralysie des trans­ports et le marasme industriel précipitèrent l’adoption d’une réforme économique qui se voulait radicale. Fin 1992, un gestionnaire ré­formateur, proche des milieux industriels de Russie, a remplacé un Premier ministre consi­déré comme trop timoré. L’économie ukrai­nienne doit en effet tenir compte de son envi­ronnement géopolitique : la Russie est le principal partenaire industriel et commercial de la république, et la dépendance de Kiyev reste grande dans le domaine énergétique. La résolution des divers contentieux avec la Rus­sie, cependant, est systématiquement remise au lendemain, et ceux-ci se sont accumulés : contrôle et destruction des têtes nucléaires, questions stratégiques, flotte de la mer Noire. Dès août 1991, la suspicion s’était installée entre les deux républiques les plus importantes de la Communauté d’États indépendants (CEI). L’Ukraine considérait dès lors que sa souverai­neté s’exerçait sur tout son territoire, y compris les installations militaires. Les petites phrases des responsables russes sur la possibilité de ré­viser les frontières, les interprétations contra­dictoires des accords communautaires ont creusé le fossé entre ces deux partenaires qui partagent une même origine.

L’indépendance : un projet théorique

Pour la première fois dans leur histoire com­mune, les relations des Russes et des Ukrai­niens sont donc celles de deux Etats indépen­dants qui doivent non seulement apprendre à vivre côte à côte, mais aussi mettre en place des structures de régulation et de coopération. Pour ce faire, tout reste à construire, et la chose est

d’autant plus difficile que la Russie accepte mal l’irruption de ce nouveau voisin, qu’elle avait longtemps considéré comme faisant partie des « terres russes ».

Le gouvernement de Kiyev vivait dans la crainte de voir les minorités russophones céder à des pressions et à des manipulations desti­nées à limiter la souveraineté de l’Ukraine. Les velléités indépendantistes d’une Crimée qui ac­cepte mal l’idée de vivre dans un État ukrai­nien trouvaient alors une oreille attentive à Moscou, où l’appartenance de la presqu’île à l’Ukraine, « offerte >• par l’Ukrainien Khroucht­chev en 1954, était désormais officiellement re­mise en cause par le Soviet suprême de Russie. Le peuplement de la presqu’île, une large majo­rité de Russes traditionnellement liés à la flotte russe, reste une véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus d’un Etat encore mal as­suré à l’intérieur de ses frontières. Certes, le 1er décembre 1991, à l’exception de ceux de Cri­mée, les Russes d’Ukraine votèrent massive­ment en faveur de « l’indépendance » de la ré­publique, mais ce vote ne revêtait pas pour autant le caractère d’une adhésion à un projet national. Pour ces populations désemparées par l’écroulement de l’Union soviétique, l’indé­pendance restait un projet théorique bercé par les séduisantes promesses des dirigeants ukrai­niens, en particulier le premier d’entre eux, le président d’alors, Leonid Kravtchouk. Mais qu’en sera-t-il si Russes et Ukrainiens russo­phones ont la « sensation de participer à une fête où ils sont des étrangers », pour reprendre la saisissante image d’un sociologue russe de Kiyev, Dimitri Vydrin ?

Une identité nationale encore mal assurée

L’Ukraine connaît d’autres fragilités. Sauf en Ukraine occidentale où se trouve le foyer d’un mouvement national que l’Empire austro-hon­grois avait laissé se développer à la fin du XK8 siècle pour gêner la poussée russe vers les Balk­ans, l’identité ukrainienne reste encore mal as­surée. 22 % de Russes mais aussi 40 % de rus­sophones vivent dans ce pays dont d’autres habitants cherchent à diffuser sinon à imposer l’idée d’une nation ukrainienne plus ou moins rivale de la Russie et longtemps victime de celle-ci. Les clivages politiques recouvrent sou­vent les clivages régionaux : l’essentiel du per­sonnel politique ukrainien est constitué par des cadres de l’ancien appareil du parti commu­niste et par des gestionnaires réformistes du ré­gime soviétique. Originaire pour la plus grande part d’Ukraine orientale, région où les in­fluences russes sont majoritaires, ce personnel politique tient à bonne distance une opposition fortement marquée par ses origines galiciennes (Ukraine occidentale) et venue à la politique par la voie de la dissidence. Dans un pays qui reste fortement marqué par les différences ré­gionales, la masse de la population de l’Ukraine orientale demeure méfiante à l’égard du « radi­calisme politique » traditionnel de la Galicie ca­tholique, région où les affrontements entre or­thodoxes et uniates, pour le contrôle des locaux ecclésiastiques furent particulièrement vio­lents. A l’élection présidentielle du 1er décembre 1991, Leonid Kravtchouk apparut clairement comme le candidat de l’Ukraine orientale.

Loin de Moscou, près de Moscou…

Il n’empêche, quels que soient ces clivages, les Ukrainiens ne veulent plus que l’Ukraine appa­raisse comme la dépendance de l’espace russe. Un large consensus s’est réalisé autour de l’idée d’indépendance. Mais, aujourd’hui, chacun in­terprète à sa façon le mot d’ordre « Loin de Moscou ! » que lança l’écrivain communiste Mykola Khvil’ovij en 1927. Si, pour les uns, l’Ukraine reste l’ultime « rempart » face à l’ours russe, pour les autres, elle doit devenir 1’« inter­face » naturelle entre l’Orient et l’Occident, entre l’Europe centrale et l’Europe orientale. Pour plus d’un Ukrainien, en effet, l’espace ukrainien marque une autre frontière : celle qui sépare l’Europe centrale et l’Europe de l’Est. Or cette limite est imprécise, fluctuante, dépendante des changements politiques et de l’évolution de représentations souvent contra­dictoires, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Ukraine. Ainsi, aux yeux des Galiciens, leur pays, tout au long de son histoire, fut entraîné par l’Est et coupé de ses « racines europé­ennes ». Les formes affichées de l’identité européenne dont les Galiciens se réclament aujourd’hui si jalousement ne suscitent cepen­dant pas, loin de là, l’adhésion unanime dans la partie orientale de la république. Pour beau­coup, la Russie demeure le partenaire naturel, « incontournable », de l’Ukraine : partage d’une origine, d’une foi, d’une culture et d’un espace communs, volonté de ne pas couper les ponts avec Moscou, méfiance aussi à l’égard des ten­dances « papistes » prêtées aux uniates.

A l’image du passé contrasté de cette « terre des confins », l’histoire de l’Ukraine est elle- même complexe, ambiguë, ambivalente, et uti­lisée pour justifier des représentations géopoli­tiques contradictoires : où trouver, en effet, les origines de l’Etat ukrainien ? Dans la Russie de Kiyev, dont l’Ukraine serait l’héritière, comme l’affirment des historiens ukrainiens ? Dans le grand-duché de Galicie où s’étaient réfugiées les élites kiéviennes à la suite des invasions mongoles du XIIIe siècle ?

IXe-XIXe siècle : l’Ukraine, enjeu de multiples rivalités

L’origine même du mot Ukraine (qui signifie « marche » ou « confins ») pose un problème géo­politique.

Au XIe siècle, le « pays de la frontière » était la rive droite du Dniepr, qui marquait alors les confins de la Rus’. Celle-ci, qui faisait partie d’un ensemble de principautés formées au IXe siècle par les Varègues (ces Vikings venus de la Baltique en remontant les fleuves qui s’y jet­tent avant de descendre ceux qui vont vers la mer Noire), s’était formée autour de Kiyev plu­sieurs siècles avant qu’apparût ce qui devait de­venir la principauté de Moscou. Vers le sud s’étendaient les territoires occupés par des tri­bus nomades et où s’installèrent progressive­ment les Cosaques.

Dès le XIVe siècle, un siècle après la chute de Kiyev (1240), la Couronne polonaise catholique s’empara de la « Petite Russie », tandis que l’Ukraine orientale passait sous le contrôle de la Couronne lituanienne devenue elle aussi ca­tholique. En 1415, l’Église orthodoxe ukrai­nienne disposait de sa propre hiérarchie, ce qui la séparait de celle de Moscou. La Galicie subit une « polonisation » profonde qui marqua la personnalité de cette province occidentale de l’Ukraine qui passa bientôt pour une part au catholicisme : 1’« union » avec Rome, en 1596, fut l’acte de la naissance de l’Église uniate ukrainienne. En Ukraine orientale, à l’inverse, la domination polonaise se heurte à une forte opposition, notamment pour des raisons reli­gieuses.

En 1648, après des années de tensions et d’af­frontements, un chef cosaque, Bogdan Khmel- nitski, dirigea un soulèvement contre les grands propriétaires. En 1654, l’Ukraine orien­tale, au nom de la défense des valeurs de la reli­gion orthodoxe, lia son sort à la Russie par le traité de Péréjaslav. Cette alliance apparat ce­pendant rapidement comme un marché de du­pes. L’Ukraine, dorénavant partagée entre la Pologne et la Russie, ne tarda guère à perdre son autonomie. En Ukraine orientale, laquelle était encore formellement dirigée par un het- man cosaque, la présence russe se fit de plus en plus lourde, tandis qu’en Galicie la « polonisa­tion » gagna du terrain, en particulier parmi les couches urbaines et les élites ukrainiennes. Au début du XVIIIe siècle, Ivan Mazeppa, un het- man cosaque à la forte personnalité, s’opposa à la Russie en s’alliant aux Suédois et aux Polo­nais. Mais le projet d’une Ukraine indépen­dante s’écroula à la suite de la défaite suédoise à Poltava. En 1775, la conquête de la côte de la mer Noire et de son arrière-pays par la Russie permit la destruction de la Siétché, la capitale fortifiée que les Zaporogues (les Cosaques éta­blis « au-delà des rapides du fleuve ») avaient édifiée sur une île du Dniepr. Puis les Zaporo­gues furent transférés au Kouban. A la fin du XVIIIe siècle, le troisième partage de la Pologne intégra dans l’empire d’Autriche les terres occi­dentales de l’Ukraine, ainsi que la Bukovine ar­rachée à l’Empire ottoman.

Assimilation systématique et brutale dans la partie russe, tolérance dans la partie autrichienne : les « deux Ukraines » connurent dès lors un développement qui les différencia de manière de plus en plus radicale. En Galicie, les élites polonaises continuèrent à exercer leur domination économique et politique sur une masse ukrainienne essentiellement rurale, et le compromis austro-hongrois de 1867 ouvrit aux Ukrainiens des perspectives inconnues en Russie : la Galicie obtint un statut d’autonomie interne, qui bénéficia avant tout aux Polonais. Mais, au terme de quelques décennies, la lan­gue et la culture ukrainiennes obtinrent droit de cité : des milliers d’écoles ukrainiennes furent ouvertes tandis qu’à l’université de Lem- berg (L’vov) se développait une littérature ukrainienne. Du fait des rivalités entre l’Em- pire austro-hongrois et l’Empire russe, la Galicie devint le centre de la « renaissance » ukrainienne, un exemple particulièrement con­tagieux pour l’Ukraine orientale, où la police du tsar s’efforçait d’empêcher la diffusion d’écrits en langue ukrainienne.

La première indépendance

Comme d’autres régions de l’Empire tsariste, l’Ukraine connut au XIXe siècle un rapide pro­cessus de radicalisation politique, d’autant plus que la mise en exploitation des mines du bassin du Donetz s’accompagnait d’un grand dévelop­pement industriel et de la présence d’une classe ouvrière nombreuse, venue en grande partie de Russie. Tout cela déboucha en novembre 1917, après l’effondrement de l’Empire russe, sur la proclamation par la Rada (le Parlement de Kiyev) de l’indépendance de la République dé­mocratique d’Ukraine, laquelle fut reconnue par l’Allemagne, par l’Autriche-Hongrie et fina­lement par le gouvernement bolchevique (traité de Brest Litovsk, mars 1918).

L’enthousiasme fut de courte durée. Mal pré­parée à affronter l’indépendance, l’Ukraine en­tra dans l’une des périodes les plus troubles de son histoire : offensive bolchevique, offensive al­lemande, soulèvement des Cosaques, combats entre l’Armée rouge et les armées blanches diri­gées par le baron Wrangel, offensive polonaise, massacres antisémites… Au printemps 1920, les bolcheviques reprirent la capitale et la majorité de l’Ukraine. Mais la Galicie et la Volhy­nie furent de nouveau annexées par le nouvel État polonais, la Ruthénie carpatique dépendit de la nouvelle République de Tchécoslovaquie et la Bukovine fut intégrée au royaume de Rou­manie.

L’espoir des Ukrainiens sembla alors changer de côté. Alors que le sort des Ukrainiens de Roumanie et de Pologne fut soumis à des politiques nationalistes qui niaient leur identité et leurs droits culturels (en Pologne, des milliers d’écoles ukrainiennes furent fermées par les autorités), la République socialiste soviétique d’Ukraine prit un chemin plutôt inverse : de 1925 à 1932, dans le cadre de la campagne d’« ukrainisation » obtenue par les dirigeants de Kiyev pour prix de leur soutien à Staline, la langue ukrainienne, devenue langue d’État, partit à la reconquête des villes et des usines. Les fonctionnaires devaient parler la langue de la république dans laquelle ils vivaient, tandis qu’une vaste opération entreprenait de ramener à l’ukrainien tous ceux qui avaient suc­combé sous les coups répétés du russe. Les résultats obtenus après seulement quelques années de cette politique furent à la mesure des espérances. La langue ukrainienne recouvra un fonctionnement presque normal, provoquant l’irritation et la suspicion de Moscou, d’autant que certains dirigeants communistes ukrai­niens, une fois obtenue la victoire sur le « front culturel et linguistique », mirent en avant des revendications économiques réclamant la « fin de l’exploitation » par l’Union soviétique dont la république était l’objet.

Répression stalinienne, russification poststalinienne

En 1932, Staline, triomphant, mit brutalement un terme à ce processus en lançant la chasse aux « nationalistes bourgeois » — intellectuels, artistes et cadres du parti communiste d’Ukraine qui formèrent bientôt les rangs de la « génération fusillée ». Le système stalinien ne se contenta pas des élites. Comme l’Ukraine, première productrice de céréales, occupait une place centrale dans la stratégie soviétique de collectivisation, Moscou, devant les résistances de la paysannerie, décida de sévir. De 1932 à 1933, 5 à 6 millions de paysans moururent, les uns fusillés par des bataillons ouvriers qui s’em­paraient des récoltes, les autres surtout vic­times d’une famine consciemment organisée. Soixante ans plus tard, la mémoire de ce marty­rologe reste fondatrice de l’identité ukrainienne.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les deux Ukraine, malgré une éphémère réunification intervenue de 1939 à 1941 à la suite du pacte germano-soviétique, se trouvèrent dans des camps opposés. Des centaines de milliers de juifs furent exterminés par les Allemands et par des Ukrainiens antisémites. Des millions d’ukrainiens de la partie orientale combattirent dans l’Armée rouge, tandis que beaucoup, en Ukraine occidentale, virent en désespoir de cause dans l’Allemagne nazie l’unique alliée du peuple ukrainien. Après la guerre, la recon­quête de la Galicie fut longue. Malgré les déportations massives, la résistance des Ukrainiens au pouvoir soviétique se poursuivit jusqu’au début des années 50.

Après la mort de Staline, l’Ukraine fut victime d’une campagne insidieuse de russifica­tion. La provincialisation de la république entraîna les plus dynamiques à émigrer vers le « centre ». La Galicie apparut comme détentrice des valeurs nationales. A L’vov, qui s’opposait en cela à Kiyev la russifiée, la langue ukrainienne occupa le haut du pavé. Bientôt, une dissidence nationaliste, retrouvant ses racines dans la lutte sans concession menée contre le pouvoir soviétique, trouva un large écho. A Kiyev, pourtant, la dissidence restait intégrée dans le moule soviétique ; une Ukraine soviéti­que devait pouvoir garantir tous les droits na­tionaux et culturels bafoués par le système sta­linien. Au début de la perestroïka, le processus de changement trouva naturellement un ter­rain plus favorable en Galicie. Même la catas­trophe de Tchernobyl, en avril 1986, ne parvint pas à radicaliser une république marquée par un fort conservatisme.

Les résultats des élections législatives du printemps 1994 n’ont pas fondamentalement modifié les équilibres politiques d’un pays qui n’a toujours pas trouvé ses équilibres internes. La coupure entre les « deux Ukraines » a été confirmée ; si la partie occidentale a majoritai­rement voté en faveur des nationalistes modé­rés du Roukh, l’Ukraine orientale et la Crimée ont massivement donné leurs suffrages aux communistes et à leurs alliés « socialistes » et agrariens. C’est de l’Ukraine orientale qu’est originaire l’industriel Leonid Koutchna, qui remplaça Leonid Kravtchouk à la présidence de la République, après les élections de juillet 1994. Son premier but est de redresser l’économie, car la crise économique se poursuit même si l’hyperinflation a été jugulée grâce à l’introduction d’une nouvelle unité monétaire, le hryvnya, dans ce pays fortement dépendant de la Russie, en particulier pour ses approvi­sionnements énergétiques. Mais les réformes indispensables à une libéralisation de l’écono­mie restent bloquées par l’existence d’un sec­teur militaro-industriel hypertrophié.

 

La fascination de l’intégration à la Communauté économique européenne

Etat aujourd’hui indépendant, l’Ukraine doit bâtir une politique extérieure. Membre de l’Or- ganisation des Nations unies (ONU) — elle l’était d’ailleurs théoriquement depuis 1945 — et du Fonds monétaire international (FMI), ce pays sans tradition étatique doit faire preuve d’inventivité et d’ouverture. Il lui faut mettre en place une doctrine, trouver les cadres de son appareil diplomatique. La diaspora ukrai­nienne, particulièrement nombreuse et dyna­mique en Amérique du Nord, s’est engagée dans une aide multiforme à cette patrie retrou­vée : crédits, parrainages, experts d’origine ukrainienne sont mis à sa disposition. La nou­velle Ukraine tente de se construire une image à la hauteur de ses ambitions : alors que leur terre fut fâcheusement synonyme de pogroms et d’antisémitisme, des Ukrainiens se sont en­gagés dans un long et douloureux travail de mémoire autour de l’Holocauste, et œuvrent à la réconciliation judéo-ukrainienne.

De même que les pays d’Europe centrale (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slova­quie) cherchent à devenir membres de l’Union européenne, la fascination que provoque une telle perspective en Ukraine est considérable, surtout dans la partie occidentale de la répu­blique. La participation de l’Ukraine peut permettre d’élargir l’idée d’Europe centrale, jusqu’alors limitée aux territoires d’influence germanique, à celle d’une Europe médiane qui s’étendrait de la Baltique à la mer Noire. Un traité d’amitié a été signé entre la Pologne et l’Ukraine, et ces deux Etats ont décidé de créer, en compagnie de la Hongrie, une Organisation de la région des Carpates. En mai 1997, la régularisation des relations avec la Roumanie a levé l’inquiétude qu’inspirait un voisin qui n’avait pas définitivement renoncé à la Buko- vine. Malgré les revendications territoriales inscrites dans sa proclamation d’indépendance (littoral de la mer Noire dans la région d’Odessa), la Moldavie n’inspire guère plus d’inquiétudes à Kiyev.

Réguler les relations avec la Russie, stabiliser ses équilibres nationaux et régionaux, affirmer une identité encore fragile en trouvant sa place dans le concert européen tout en cimentant les « territoires de la nation », telles sont les priorités de l’Ukraine, qui, si elle y fait face, pourra alors devenir l’un des grands États européens.

 


 

 

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