le communisme était leur rêve, le marxisme leur religion.Est-ce bien fini? un livre de Svetlana Alexievitch, un article de Marie Hélène Massé

De quoi est-elle faite, cette âme russe, pour résister et renaître après tous les malheurs qui la frappent ? Svetlana Alexievitch tente de répondre à cette question vaste comme une steppe avec un stylo et un magnétophone. Elle va rencontrer des citoyens soviétiques puis russes, des retraités, collégiens, étudiantes, membres du Parti, anciens combattants, écrivains, musiciennes, réfugiés, des hommes et des femmes de tous âges qui ont fait de leur vie, dans les derniers 70 ans, l’histoire de leur pays.

C’était un grand pays. Ils le disent tous, ceux qui ont vécu la période soviétique et les plus jeunes qui n’ont fait qu’entendre leurs parents le leur rabâcher. C’était un grand pays. Certains poussent la nostalgie jusqu’à juger que c’était une vie merveilleuse. Elle s’y déroulait, avec les conversations, dans les cuisines. Ouvriers ou intellectuels, ils y parlaient de tout avec passion, du prix du saucisson, d’amour et de révolution, de livres interdits. « Je me souviens de cette flamme dans les yeux des gens. Et nos cœurs étaient brûlants… » Ils vivent le rêve communiste, le marxisme est une religion, « tous les hommes allaient vivre comme des frères, on serait tous égaux ». Ils tiennent à 15 dans 3 pièces mais déclament des poèmes, chantent, éprouvent un immense amour pour Staline, Marx et Lénine. On lance des slogans : « Frappons les décombres industriels avec nos rêves révolutionnaires ! » « Les bolcheviks doivent maîtriser la technique ! » Ou encore « Rattrapons le capitalisme ! » Bien sûr, un père vaillant ouvrier rouge, une voisine komsomol peuvent se faire arrêter pendant la nuit, partir pour leur bien se faire rééduquer dans les glaces des goulags sibériens, disparaître dans le néant et revenir –ou pas – des années après, brisés ou croyant toujours aussi fort en l’idéal soviétique. « Je mourrai avec Lénine au cœur » dit un de ces revenants. Ils avaient été dénoncés, par qui ? « On finissait toujours par savoir ». Par la gentille femme de ménage, par le voisin si serviable. L’URSS finit par être divisé entre ceux qui ont fait de la prison et ceux qui les y ont envoyés. Entre ceux qui subissent tortures et exécutions et les bourreaux qui se dédouanent en arguant qu’ils n’étaient que des fonctionnaires. Et ils ne sont pas conscients qu’on leur bourre le crâne à longueur de Pravda, que les Occidentaux ne sont pas prêts à les envahir avec des couteaux entre les dents.

Puis, dans ce grand pays où chacun vit peu ou prou la même tragédie, éprouve la même souffrance, on finit par se lasser d’attendre ces lendemains meilleurs. On a honte de ce Brejnev couvert de médailles.  On commence à se demander où va la production industrielle. Pourquoi on fait toujours la queue pour acheter le beurre, le lait, la viande… quand il y en a. Il est difficile de continuer à croire à un avenir radieux. Il y a eu trop de mensonges. A la fin des années 80, arrive un certain Gorbatchev. Un social-démocrate, « un rêveur comme nous tous ». La Gorbymania atteint le monde entier, mais ne se diffuse pas en Russie. On le traite de « fossoyeur du communisme » voire de « traître à sa patrie », « d’Allemand modèle ». Les journalistes occidentaux parlent de perestroïka. Qui ne dure que quelques années. Après arrive Eltsine et un capitalisme vraiment sauvage s’installe.  Avec un culte de l’argent et de la réussite. Des cadavres dans les cours qu’on trouve au petit matin. La domination du faible par le fort. Il n’y a plus personne pour parler des choses de l’esprit, à part les popes. Les magasins sont pleins, des jeans, des saucissons qui faisaient rêver, mais le rouble ne vaut plus rien et salaires et retraites sont minuscules. La population est désemparée. « On a trimé pour rien »… « On a bâti le socialisme et maintenant à la radio on dit que le socialisme c’est fini. » « On défile dans la rue à crier la démocratie, et on se retrouve à vendre des casseroles. » On se demande si les magnifiques usines militaires vont se mettre à fabriquer des casseroles et des presse-purée.

L’empire s’est effondré. L’homme soviétique ne se reconnaît pas dans l’homme russe. Les générations ne se comprennent plus. L’espoir s’est écroulé. L’âme s’abreuve de vodka et ressent plus que jamais la séduction de la mort.

Puis arrivent les guerres, Poutine, de nouveaux traumatismes, la rancune pour des vies gâchées, le désarroi de ne pas savoir s’adapter à une situation inédite, le décalage entre ce qu’on a appris et ce qu’on vit. « Avant, j’étais fière de mon fils. Il était pilote dans l’Armée. Maintenant il est vendeur sur un marché ! »

 

Des réfugiés tadjiks, moldaves, tchétchènes, arméniens des ex Républiques soviétiques affluent à Moscou et face à eux, une milice hyper violente et raciste largement imbibée de vodka pratique viols, tabassages ou mises à mort. L’âme russe est vide même si la situation économique a fini par emplir les porte-monnaie. Alors on entend de nouveaux slogans : « Rendez nous notre Staline ! »

 

Dans un article qu’elle vient de signer dans Le Monde de dimanche 16/lundi 17 mars, Svetlana Alexievitch complète encore son propos : « On parle de Poutine… de l’autocratie… Mais une autocratie n’existe pas dans le vide. C’est d’un Poutine collectif qu’il faut parler. » Un Poutine qui joue sur la nostalgie des Russes pour leur Empire fort. « La Crimée est à nous, Krouchtchev nous l’a prise injustement, un jour où il avait trop bu. » Comme au bon vieux temps on fait du lavage de cerveau. On annexe la Crimée comme autrefois l’Afghanistan. C’est « la patte russe ».  Et la conclusion est terrible : « Poutine a enterré mes espoirs. »

 

La fin de l’homme rouge

 

Ou le temps du désenchantement

 

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