Photo Arielle bernheim

Après Le merveilleux «  Assommons les pauvres » son deuxième roman, Shumona Sinha publie « Calcutta » aux éditions de l’Olivier. Les livres  de cette  indienne sont un enchantement. Mardi  ça fait désordre vous parle aujourd’hui de « Calcutta »  et vous propose de rencontrer son auteure. Lecteurs,vous avez beaucoup de chance.

« Les livres sont des glaciers où nos rêves insensés se trouvent piégés et fossilisés et nous rodons autour » Calcutta le dernier livre écrit par Shumona Sinha, contrairement aux opuscules qui catéchisent la planète, brûle d’une passion désespérée. Il raconte le retour en Inde, après un séjour en France qui l’a mené au bord du précipice, d’une jeune femme «  Trisha » Son père militant communiste, dans un Bengale,  longtemps administré par la gauche, vient de mourir. Trisha revient donc pour assister à son incinération. Quel est donc ce pays ou le gouvernement central et de la province massacre les militants et les journalistes qui font leur métier ? Un pays en proie au fanatisme religieux, où les luttes sauvages entre les fanatismes hindouistes et musulmans puent l’archaïsme et la mort. En adhérant au parti, son père comme ses camarades « croyaient probablement que l’idéalisme rouge les protégeait du nationalisme religieux et du fondamentalisme. Ils croyaient être sauvés du désespoir » Hélas non. L’illusion après des années de militantisme sincère ne tient plus qu’à un fil ou plutôt à des signes extérieurs des plus primaires. Ainsi son père recevant un camarade constate que celui ci porte un jean…  comme les impérialistes américains. Pour beaucoup de camarades Bengali , la première tentative de fuite aux USA de la gymnase Nadia Comaneci sera le début de la fin. Ici, l’enfermement des hommes se pare des atours fallacieux de la lutte pour le pouvoir. Celui des femmes est encore plus sombre. Urmilla la mère de Trisha souffre d’une maladie mentale. Selon sa belle mère « c’était un caprice de citadins éduqués, être mélancolique, une ruse pour être indisponible, s’éloigner, s’isoler, se calfeutrer » Que dire du sort réservé à la belle Ashanti putain amoureuse qui n’a le droit de vivre  sa passion amoureuse, la nuit dans le secret de son lit ! Quel est donc ce monde où tristesse, violences, désespoir font si bon ménage ? Une prison qui ouvre régulièrement ses portes sur d’autres prisons !  « Il se fait tard, personne ne va nulle part, personne ne revient de nulle part. Alors à quoi cela peut-il servir d’écrire ?  Témoigner d’une absence ? d’un monde où les particularismes sont les reliques du « passé face à une entreprise moderne et gigantesque de déshumanisation ? l’écrivaine Shumona Sinha situe ses récits au cœur d’un réseau de contraintes et d’empêchements qui nient la possibilité de tout progrès humain. Mais elle en plongeant dans la noirceur du monde en ressort des pépites à la main. Voleuse de feu, au prix du vertige et du désespoir, elle invente une écriture poétique qui ré-enchante le monde. « Tous les débuts sont vrais. Insensées sont les fins »  Le paradoxe de cette vie est que le monde peut aussi être sublime.  Shumona Sinha, au prix que l’on imagine révèle la face cachée d’une aventure où l’intensité des émotions, la vérité de la démarche autorise à  mettre un pied devant l’autre à passer d’aujourd’hui à ,pourquoi pas, demain. Humble lecteur que peux tu faire quand tu n’as pas la chance d’avoir entre les mains un livre d’une telle beauté ?… Tout simplement inventer ton propre chemin. Que Shumona Sinha , ses sœurs et ses frères t’accompagnent.

Sauvée par la poésie
Interview de Shumona Sinha
mars 2014

François Bernheim
Par quel chemin êtes vous arrivée à la langue française ?
Shumona Sinha
Entre moi et la langue française, c’est une histoire d’amour qui a commencé quand j’avais 22 ans. Je terminais une licence en économie des sciences politiques que je détestais. J’ai toujours eu besoin d’une langue étrangère, d’un ailleurs. Comme l’a dit Rimbaud  « la vraie vie est absente ». On peut dire aussi : la vraie vie est ailleurs. Je commence à apprendre le français, 3 années à l’Alliance Française, puis je fais une 1ère Maîtrise à l’université d’Hyderabad, dans le sud de l’Inde. J’étais très motivée, bercée par les livres. Dans mon enfance, mes deux parents travaillaient comme professeurs et ce sont les livres qui m’ont servie de baby-sitter. Beaucoup de livres étrangers,  russes notamment. On avait un lien particulier avec l’URSS, rouge. Dès le début, je vivais un peu ailleurs.
Ce que je suis, c’est beaucoup grâce aux auteurs bengalis qui ont adoré la littérature française. Quand ils ne connaissent pas la langue, ils appréciaient le look intello français. Julie Kristeva, Dalida étaient leurs maîtres. Ils traduisent beaucoup la littérature française et c’est grâce à cela que j’ai eu une curiosité amoureuse pour le français. En 3ème année d’université je commence à traduire Yves Bonnefoy et suis contactée par le service culturel de l’ambassade de France en Inde qui avait mis sur pied un formidable programme qui permettait de devenir assistant de langue. Il vous proposait d’être rémunéré pour enseigner durant neuf mois la langue de votre pays et vous inscrire dans une université française. C’est comme cela que je suis venue en France en 2001. Dans le contexte indien, des gens apprennent le français parce que cela fait chic, d’autres  par admiration intellectuelle pour des gens  comme Marguerite Duras, Jean-Luc Godard.
J’arrive donc à Paris et tombe amoureuse de la ville. Depuis mon adolescence je vivais dans une vie parisienne imaginaire nourrie par les années 30, les impressionnistes,   les années 60 … A Paris je m’y suis sentie chez moi. C’est aussi une revanche personnelle post-coloniale vis-à-vis de la langue anglaise qui en Inde décide de tout. Pour pouvoir créer, il faut une rupture, s’éloigner, être capable d’abandon.
Je m’inscris pour une seconde maîtrise à la Sorbonne et prépare une anthologie contemporaine de 69 poètes français, en bengali. C’est à cette époque que je rencontre Lionel Ray, mon futur ex-mari. Il a publié une trentaine de livres chez Gallimard, je lui dois beaucoup. Le monde de la poésie, c’est un monde parallèle, et c’est ce monde là qui m’a accueillie très chaleureusement. Aujourd’hui encore les amis de Lionel ont toujours une grande affection pour moi. Le milieu littéraire que j’ai connu après est très différend. Les poètes sont secrets, restent entre eux. En 2ème année, je renouvelle mon contrat avec l’ambassade de France et prépare une anthologie des poètes bengalis. Faire connaître les poètes bengalis à l’étranger peut être le travail de toute une vie. C’est très difficile de séparer le jeu poétique, esthétique de sa langue d’origine. J’avais traduit Yves Bonnefoy, Jean Follain, Philippe Jacottet, Jean-Michel Maulpois. Un camarade de classe me dit tu ne peux pas faire ce livre sans te faire aider. Cet ami me parle de Lionel Ray, je dis que je l’ai déjà traduit et que j’ai eu un réel coup de foudre pour ses textes. Il me propose d’aller à une soirée littéraire pour une signature de son dernier livre, j’y suis allée. Lionel m’a proposé de me donner quelques tuyaux pour mener à bien mon projet.  Après 2 mois d’hésitations. Je l’appelle et tout de suite il me présente à ses amis.
La logique de l’écriture romanesque est-elle différente de celle de la poésie ?
Totalement. Moi je suis un poète raté. Jusqu’à 25 ans j’écrivais des poèmes en prose. Mes lecteurs trouvaient mes textes très novateurs, mais je n’avais pas trouvé ma voie. Aujourd’hui, tout ce que je ne sais pas dire à travers la poésie, je le transfère dans ma prose.
« Assommons les pauvres » est d’une poésie incroyable. Ce qui me fascine dans  ce livre c’est qu’il n’y a pas seulement des images poétiques, mais un véritable univers parallèle architecturé et je me demandais si cette transposition venait ou non de la culture indienne.
Je ne sais pas. Dans la littérature bengalie, je ne vois pas, mais récemment j’ai lu une nouvelle de Pierre Moutou, un auteur réunionnais, intitulée Bénarès… c’est aussi le nom d’un village à la Réunion, la mort règne comme dans le Bénarès indien, car c’est un lieu délaissé par les vivants. L’écrivain est d’origine tamoule  et là j’ai trouvé une expression pour décrire la mousson «le ciel allait se crever » ( je l’ai utilisée dans mes 3 romans). Est-ce qu’il y a quelque chose chez les indiens dans leur perception de la nature  qui nous réunit, que je pourrais transmettre sans m’en rendre compte, je ne sais pas.
J’ai l’impression que chez vous il y a un univers des vivants qui s’exprime à travers les gens, les animaux, les arbres …
Merci beaucoup, je n’en avais pas conscience. C’est très enrichissant. L’autre jour je m’exprimais à la radio et la journaliste m’a dit des choses que personne ne m’avait encore dites.
Le lecteur est-il un co-auteur ?
Complètement. Mais ces métaphores là je ne sais pas d’où elles viennent, sans doute les pressent-on. Ainsi la première phrase d’Assommons les pauvres « … ces gens là qui envahissaient les mers comme des méduses mal aimées et se jetaient sur les rives étrangères ». Là je me souviens d’un documentaire vu à la télévision où l’on voyait des méduses se jeter en masse sur la plage  avant de mourir. Quelques jours plus tard alors que le roman est presque terminé, j’écris le 1er chapitre…En fait l’acte de violence où l’héroïne assomme un requérant est pure fiction je l’ai ajouté à la fin pour justifier son dégoût.
L’héroïne d’assommons les pauvres,  c’est vous ?
Pas complètement. Moi je suis arrivée en France dans des conditions privilégiées. A L’Ofpra il y avait tous les jours 300 interprètes qui arrivaient pour dialoguer avec les réfugiés. Je ne connaissais pas cette population qui semblait en complète déroute. Mais pour les besoins de la fiction j’ai cru nécessaire de dramatiser les choses.
Le livre est très noir et il procure un enchantement incroyable !
Il y a  sans doute un lien dialectique. Moi je viens de la poésie. Dans ma vie il y a deux piliers importants. D’un côté la poésie, de l’autre, la politique. A 14 ans je commençais à militer avec les communistes. S’il y a de la noirceur dans le contexte politique, il peut y avoir sublimation par la poésie.
Dans « Calcutta » le regard sur la politique paraît aussi très désenchanté
Je pense que le communisme est une utopie magnifique. Les histoires qui ne parlent que d’amour m’intéressent peu. Ce qui m’intéresse c’est la vie dans sa totalité. Savoir s’il y a encore un espoir, une aspiration politique. Il n’y a rien de plus beau que cette utopie.
Pourquoi l’héroïne de Calcutta revient-elle au pays, est-ce qu’il y a désenchantement par rapport à la France, est-ce l’effet d’un mouvement de balancier ?
Non il n’y a pas désenchantement, j’ai voyagé physiquement et aussi dans la langue, J’avais donc une tendresse, une nostalgie à assouvir par rapport à mon pays natal et ma langue. Certains des personnages du livre sont totalement fictifs, d’autres moins. Je les ai délaissés, ils ne pensent pas à moi, c’est moi qui pense à eux. Je suis habitée par ces gens-là.
Parlons des femmes. Dans Assommons les pauvres, les réfugiés ne trouvent pas normal qu’une femme prenne la parole, dans Calcutta la mère souffre d’une maladie mentale et une grande amoureuse est condamnée à n’exister que la nuit
Ce n’est pas glorieux !
Oui je suis d’accord, mais il y a une différence entre les femmes nées en Inde et celles qui viennent du Bangladesh. Quand il y a dans un pays une religion d’état c’est pour moi le début de la fin. Le statut de la femme est terrible. Mais il y a une différence entre l’Inde et ses voisins. Le Pakistan comme le Bangladesh sont des pays islamiques, les femmes sont voilées, elles n’ont pas le droit de sortir. Dans mon cabinet de traduction, ça gêne énormément ceux qui viennent du Bangladesh, qu’une femme écrive, prenne la parole. Il y a des clients qui arrivent, c’est moi qui ait traduit leur dossier, et quand ils s’en aperçoivent, ils sont déstabilisés, ils préfèrent s’adresser à un homme. En Inde, c’est différent. Il y a eu une première ministre femme, le voile n’existe pas. Mes grands parents, mes parents étaient profs. J’étais dans une école de filles, il y avait 55 professeurs, toutes des femmes. Je suis ravie que vous ne m’ayez pas posé une question sur les  castes, c’est un système qui n’existe plus sauf pour les naissances, les mariages et les décès, sinon dans la vie quotidienne c’est l’économie qui régit tout. Mes parents sont de la deuxième caste, normalement pour être professeur il faut être de la première.
Dans mon lycée, les 55 profs étaient toutes de caste différente.
Dans Calcutta il y a l’espoir que le communisme permette d’échapper aux fondamentalistes hindous et musulmans
C’est ma conviction et ça le reste malgré tout. Je suis marxiste humaniste, plus que communiste parce que le système totalitaire, dogmatique sans liberté d’expression m’effraie énormément.
Est-ce que vous mettez sur le même pied ces deux formes de fondamentalisme ?
Ils sont aussi dangereux l’un que l’autre, on parle plus du fondamentalisme islamique parce qu’il est aussi très présent  au Moyen Orient, en Afghanistan, donc plus visible. Les hindouistes  ne sont pas connus en dehors de l’Inde. Mais ils sont tout aussi dangereux. Certains français sont fans des approches spiritualistes, mais les hindouistes sont des escrocs. Heureusement qu’il y a un mouvement de gauche qui est là, même s’il n’a plus le pouvoir au Bengale, pour défendre la laïcité et la justice.
Les dernières lignes de votre livre sont très sombres  « il se fait tard, personne ne va nulle part, personne ne revient de nulle part »
Si ça vous touche, c’est bien. Je voulais mettre le lecteur dans un désarroi, dans la tristesse dans ce contexte du livre. Je voulais qu’il souffre. Dans cette maison-là c’est  la mort. Même les souvenirs ne suffisent plus. Pour la mère et la femme, rien ne bouge. Elles sont en proie à la mélancolie. Mais Il y a une distance entre la littérature et la vie vécue. Je ne crois pas qu’il faille obligatoirement être sombre, désespéré pour être entendu. Si l’auteure doit être sauvée du désespoir, de la noirceur par la poésie, alors je suis la première à être sauvée. Déjà au quotidien quand je rentre chez moi

le chat de la voisine c’est fantastique, je suis heureuse. Dans la vie je ne rigole pas tout le temps mais tout de même assez souvent.

Est-ce que cela veut dire que l’écriture a besoin d’un miroir grossissant pour faire sens ?
Absolument. J’ai toujours conscience de dramatiser les choses. Je suis toujours dans l’excès dans la fiction mais pas dans mon quotidien.

 

 

 

 

 

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