Pour bien finir l’année et surtout bien la commencer. Le blog Mardi ça fait désordre vous propose de partager avec les autres lecteurs du blog,  vos émotions, coups de coeur, admirations 2013. Il vous suffit de prendre la plume et de nous dire en 4, 5 lignes ou plus ce qui vous a touché, intéressé à travers un livre ou plusieurs. La date de parution  de l’ouvrage importe peu. Il peut s’agir d’un essai, de poésie ou de fiction. La rubrique sera intiée le 26 Décembre et nourrie au fur et à mesure de l’arrivée des réponses jusqu’au 20 janvier. Envoyez vos textes par mail à François bernheim : francoisbernheim32@gmail.com . Merci. Bonnes fêtes vous plaisir.

Jean- Pierre Enjalbert

est écrivain. Il publie son 3ème roman « Prendre fin  » chez Belfond (voir critique sur ce blog)

 Chevillard au corps

 Il y a les écrivains qui delerment, ceux qui nothombent, ceux qui vous caressent dans le sens du poil, ceux qui n’en ont rien à foutre, ceux qui écrivent à la machine à calculer, ceux qui passent à la caisse. Et il y a Eric Chevillard. Plus de quinze ans que ce sniper solitaire tire sur tout ce qui bouge ou, devrais-je dire, tente de sortir de sa léthargie la production littéraire contemporaine. Sans succès pour ce qui est de la léthargie. Le meilleur écrivain français prêche dans la chaleur d’étable que de prétendus écrivains ne cessent d’entretenir à l’intention de lecteurs béats, bienheureux, bercés par leur prose anorexique.

Depuis le génial Mourir m’enrhume jusqu’au dernier Le désordre Azerty, cette œuvre demeure méconnue ou sous-évaluée comme si l’immense intensité poétique, l’extrême finesse caustique n’étaient pas de taille à réveiller les morts qui encombrent les librairies de leur petit caveau de famille.

Peut-être n’aime-t-on pas le délire lorsqu’il est scrupuleusement construit, lorsqu’il s’appuie sur les outils mêmes de la raison et de la lucidité, faisant ainsi surgir l’incongruité et l’absurdité de nos existences.

Toujours est-il qu’il serait temps de vous réveiller camarades lecteurs. Chevillard dit qu’il écrit pour contre-attaquer. Rejoignez-le dans son maquis. Prenez les armes qu’il nous tend, La nébuleuse du crabe, Palafox, L’auteur et moi, Dino Egger, Sans l’orang-outang, Choir, Le caoutchouc décidément, Les absences du capitaine Cook, Le démarcheur, Préhistoire, Au plafond, Un fantôme et tous les autres. Dégainez, ventilez, dispersez. Et faites sauter la banque des rentiers de la littérature française !

 

 

 

 
Khadi Hane

romancière

dernier ouvrage paru : Des fourmis dans la bouche

 

 

A l’arrache, de Patrick GOUJON, publié en 2011, Gallimard

 

Un roman magnifique où l’auteur nous raconte le rêve d’une petite fille : voir une cascade. Dans ce rêve, se cache aussi celui de l’éducateur qui entretient une relation particulière avec cette petite fille qui lui rappelle ce qu’il avait été enfant. L’occasion de revenir sur la banlieue, sans tabous, sans complaisance ni clichés. Ce roman relate des tranches de vie en banlieue, des instants volés à une vie sans espoir où l’espoir demeure, avec des observations et des détails réels sur la vie en banlieue et une jeunesse plus ou moins livrée à elle-même.

 

 

 

Un roi, de Corinne DESARZENS, publié en 2011, Grasset et Fasquelle

 

Un roman rempli d’une humanité que l’auteur nous donne à découvrir. La narratrice est enseignante de français pour des Érythréens, demandeurs d’asile en Suisse. En attendant que les autorités suisses leur accordent ou non le droit de rester sur le sol, ils sont logés dans des conditions si abominables qui indigne l’enseignante et elle décide d’aller en Ethiopie pour comprendre ce qui poussé ses élèves à quitter leur pays. Elle y fera des rencontres, en particulier d’un homme et elle retournera en Ethiopie, parce qu’elle tombée amoureuse de son roi, beaucoup plus jeune qu’elle.

 

 

 

Bel avenir, de Akli TADJER,  publié en 2006, Flammarion

 

Un roman truculent, drôle, qui nous entraîne dans les tribulations de deux amis d’enfance, qui ont grandi dans une cité HLM et se sont perdus de vue, après qu’on a rasé leur immeuble, Bel avenir. Ils se retrouvent trentenaires et chacun a fait son chemin depuis. Le moment de se raconter leur vie. Omar travaille comme pigiste pour un journal grâce à la discrimination positive et Godasse le Français vend ses charmes à de vieilles bourgeoises. Il y a aussi la belle Angélina, Burkinabé, dont Omar est fou amoureux. Ce livre est un concentré d’aventures humaines toutes aussi belles que cruelles.

 

 

 

Les chameaux de la haine de Safi BA, publié en 2011, ceux du sable éditions

 

Cet ouvrage m’a marquée par sa pertinence à retracer avec humour l’insoutenable : le conflit sénégalo-mauritanien en 1989 où plusieurs personnes ont été massacrées. Cet événement passé sous silence dans les médias occidentaux, retrouve tout son écho dans le livre de Safi Ba qui fait une peinture vivante des personnages tant dans leur naïveté, la cruauté de leurs actes, que dans la farce humaine qui a conduit deux communautés (maure et négro-africaine)  qui, jusque là vivaient ensemble, à se haïr. Un livre cependant rempli d’espoirs d’une fraternité sans aucune considération communautariste, ni basée sur la couleur de la peau.

 

 

 

Le petit roi, de Mathieu BELEZI, publié en 1998, Phébus

 Un livre très dur qui raconte l’itinéraire de Mathieu, un garçon de douze ans qui, après avoir subi la violence que ses parents ne cessent de se faire, est envoyé chez son grand-père, un homme de la campagne, peu loquace et fermé. Mathieu va répercuter ses colères sur les choses et les animaux qui l’entourent. Il se sent abandonné. Peu à peu, il va s’approprier ce qu’il peut : sa solitude, la cruauté. Il va aussi connaître ses premiers émois. Un roman aussi émouvant que cruel.

Claire Seban-Haguenauer

Avec Serge Haguenauer elle a créé l’association  » un plateau sur le Larzac » qui organise et anime le festival « Clair de luttes »

 Cette année, j’ai découvert le prix Nobel chinois Gao Xingjiang avec « Journal d’un homme seul ».  J’ai trouvé magnifique son écriture, passionnante l’histoire de cet homme malmené par celle de son pays, ses réflexions, sa révolte, la dureté de la société sous Mao. Je n’ai plus de souvenir vraiment précis de ce récit mais me souviens parfaitement de mon plaisir en le lisant, de mon admiration et de l’impression de pénétrer dans cette société chinoise, sentiment et psychologie. Ca m’a beaucoup plu, je lirai les autres!

  Relecture du Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras : ce trio, une mère dépressive et nerveuse, son fils brutal et égoïste, sa fille dont le seul destin est de trouver à se marier au plus offrant. Un rituel de vie misérable et désespéré entre ces trois-là, seulement interrompu par le passage des chasseurs ou d’une limousine, porteuse  d’une autre vie. Il y a dans ce roman une force de la fatalité renversante,une immoralité de ces trois personnages condamnés à se supporter mutuellement qui les amènent à traiter tous les autres avec une férocité ou une avidité terrifiantes ou à les protéger selon une alternance complètement hasardeuse. Vraiment un très beau roman.

 L’élimination de Rihty Panh, je connaissais ce cinéaste cambodgien qui a réalisé un film poignant et bouleversant sur le camp S21, « La machine de mort khmère rouge », où il a été enfermé avec sa famille pendant le règne des Khmers rouges.  Je l’ai découvert écrivain dans ce récit où il raconte son enfance khmère, son père, sa mère, ses frères et soeurs tous disparus, le village de son enfance, la vie quotidienne… en alternance avec ses rencontres avec le chef du camp S21, Duch, qu’il a questionné pendant des semaines pour un nouveau film sur le Cambodge sous les Khmers rouges. Rithy Panh a passé des centaines d’heures avec ce responsable khmer rouge, en affrontant cet homme poli, souriant, riant parfois ingénument, retors. Personnage absolument insaisissable.

 Pour ceux qui n’aiment pas le sport, ne connaissent rien à la boxe, et ne sont pas des lecteurs de biographies, il faut lire  « Alias Ali » de Frédéric Roux. Frédéric Roux avait signé un contrat d’éditeur pour réaliser ce livre sur lequel il a cherché pendant 9 ans comment le faire. C’est finalement à partir d’un ancien texte à lui, « couper-coller », qu’il a trouvé la solution :  écrire une biographie qui ne soit pas une biographie, qui soit une fiction. Et ne pas faire parler Ali, faire parler les autres, trier parmi les milliers d’articles, d’interviews, de films réalisés au cours de sa carrière sur ce boxeur légendaire, pour dessiner l’histoire des Etats Unis pendant les années 50-60, les rapports raciaux, l’histoire politique et à cette occasion, celle de ce boxeur de légende.  Suer avec lui, peiner, assister à ses combats, à ses triomphes, toujours dans la voix, les yeux  des autres, dans le climat de l’époque, avec les événements politiques, sociaux, médiatiques de l’époque. Un travail d’écriture passionnant.

  Autre lecture passionnante à laquelle fait d’ailleurs référence Frédéric Roux lorsqu’il parle d' »Alias Ali » et de sa recherche de modèles de biographie non biographique, c’est le livre « Blonde » de Joyce Carol Oates, biographie fictionnelle de Marilyn Monroe. En lisant cette année les Fragments parus, textes écrits par Marilyn tout au long de sa vie, je me suis rappelé ce livre de J Carol Oates qui m’avait tellement enthousiasmée parce que sa forme romanesque, bâtie à partir d’un sérieux examen, très documenté de la vie de l’actrice, lui donne une dimension romanesque incomparable, un style de récit puissant et convaincant. Bref, cette « fausse » biographie développe une image plus complexe de Marylin que  celle qui apparait à travers ses propres fragments ou l’imagerie qui lui est liée. Et après tout, où est le vrai?

 

 Marie Hélène Massé

blogueuse critique

MES LECTURES FAVORITES DE 2013

 

D’abord, l’enthousiasmant Wunderkind de Nikolai Grozni chez Plon, nous plonge au cœur des ténèbres, soit au Conservatoire de Sofia pour Enfants Prodiges. Une quasi autobiographie écrite à la kalachnikov avec des pages magnifiques sur la musique. Voir l’article « Les lesbiennes sont pianistes. Les putes, violonistes »… 

 

Canada de l’Américain Richard Ford. Un roman des grands espaces et des frontières ténues, celles entre les pays, invisibles, celles des comportements humains, tellement inscrites dans notre esprit que les franchir est incompréhensible. Surtout quand c’est un enfant qui raconte la dérive de ses propres parents. A l’Olivier.

 

Middlesex de Jeffrey Eugenides. C’est un formidable roman de 2003 de l’auteur de Virgin Suicides. Il raconte comment dans une famille banale issue d’immigrants grecs aux Etats Unis, une petite fille découvre qu’elle est hermaphrodite. On le trouve en Poche.

 

 Karoo de Steve Tesich, un vrai grand roman américain, injustement méconnu. Il raconte l’histoire d’un homme veule et cynique, grand névrosé, Saul Karoo. Il a un talent précieux à Hollywood, c’est un script doctor, il transforme en succès commercial des scénarios médiocres. Il est également capable de massacrer sciemment de beaux textes. Connaîtra-t-il la rédemption ? Editions Monsieur Toussaint Louverture.

 

Michael  Freund

 

Ecrivain, auteur de la Disparition de Deborah L ( Seuil  2012)

 

 

 

François Bernheim m’a téléphoné hier pour me demander d’écrire sur son blog quelques lignes sur le ou les livres que j’ai le plus appréciés cette année.

 

Difficile…

 

Je lis relativement peu – à peine un livre par mois. Je relis, surtout, inlassablement, les livres que j’ai aimés. Parce que je les ai aimés, d’abord, parce que j’ai une mauvaise mémoire ensuite.

À part les classiques auxquels je reviens toujours, j’ai ainsi relu cette année Le lièvre de Patagonie. On peut dire ce qu’on veut de Lanzmann, être énervé ou amusé par son côté vantard, la très haute opinion qu’il a de lui et son besoin de crier au génie dès il parle de lui, il n’en reste pas moins que ce qu’il a fait et vécu est passionnant, et que la lecture du Lièvre a été pour moi un grand moment.Un autre livre récent que je mets dans la classe ‘à relire’ est celui de Howard Jacobson, La question Finkler. Je ne saurais pas en donner un compte-rendu:  cela se passe à Londres et c’est l’histoire d’un non-juif qui n’a que des amis juifs et en vient à se poser quelques questions sur ce que ça veut dire, être non Juif  – non. C’est l’histoire d’un goï  et de ses copains juifs – non plus. C’est.. je ne sais pas. Si je devais recommander un livre, d’avant 2013, sans hésitation, ce serait celui-là: qu’est-ce que je peux écrire de plus…? Ce n’est pas vraiment ce que me demandait François Bernheim. Il voulait que je lui parle de ce que j’ai lu cette année. J’ai cherché. Oui, il y a eu le prix Goncourt, Jérôme Ferrari pour son Sermon sur la chue de Rome. Un roman coloré, bien écrit, avec une histoire intéressante. Bon, il n’y a rien à dire. Nettement mieux en tout cas que le précédent Goncourt attribué à L’art français de la guerre d’Alexis Jenni, que je n’ai pas pu lire passé les premières pages… Je me suis dit, ce n’est pas la peine de prendre une entrée sur le blog du Mardi pour ça. Et puis ce matin ça m’est revenu, comme une évidence: comment n’y avais-je pas pensé tout de suite ? Heureux les heureux de Yasmina Reza. Ça, oui ! Un bonheur de lecture, une merveille ! Le livre qui vous donne envie d’écrire à l’auteur pour le remercier, qui vous donne envie de faire sa connaissance… Des chapitres qui sont autant de petites nouvelles, des portraitsde gens ordinaires, des mini-récits qui s’agglomèrent peu à peu pour former un roman. Un style réel, prenant. Des histoires qui touchent. Oui, encore une fois, sans hésiter. 

 

 

 

Bernard Cohen

 

Ecrivain, traducteur ( Douglas Kennedy, Keith Richard, Andrès Caicedo, etc)

 

 

 

Mon livre préféré cette année, je crois – car malgré ce qui se dit il y a encore plein de bonnes choses qui s’écrivent –, a été Crazy Rich Asians, de Kevin Kwan (Doubleday, à paraitre en France chez Albin Michel l’an prochain).  Kwan est un jeune Singapourien installé à New York, c’est son premier roman et c’est une fresque sociale romancée d’une précision et d’un humour stupéfiants à propos des « super-riches » d’Asie aujourd’hui. Un monde très fermé, pratiquement inconnu des Occidentaux, que l’auteur connait parfaitement et que sa plume acérée ne ménage pas.

 

L’histoire est assez convenue : l’héritier d’une énorme fortune « old money » — en opposition aux nouveaux riches qui sont aussi puants à Singapour qu’à Moscou, Dubai ou…Paris –, tombe amoureux d’une ravissante « ABC » (American-born Chinese), professeur d’économie de son état même si sa description répondrait plus à un top-model asiatique. Sans rien lui dire du luxe effarant dans lequel évolue sa famille, il l’emmène au mariage de son grand ami d’enfance à Singapour. Une virée décadente entre garçons à Macao, un enterrement de vie de jeune fille dans une ile privée d’Indonésie, un voyage romantique en Malaisie qui tourne mal, des sauts de puce à Hong Kong pour telle ou telle raison, sans parler d’une navette express entre la Californie et Singapour en jet privé pour aller chercher la maman, ni des escapades parisiennes ou londoniennes de l’une de ses tantes, fashionista accomplie, on n’a pas le temps de souffler, ni de s’ennuyer.

 

Kwan, qui a le regard  sans concession d’un Tom Wolfe jeune, se plonge dans les dédales des relations de famille avec l’acuité d’un Anthony Trollope, voire d’un Balzac, et tout cela sans se prendre au sérieux, en rajoutant goulument dans l’accumulation des noms de marque et les références à la jet-set internationale, qu’elle soit américaine ou indonésienne. Moi qui vis en Asie, j’ai été charmé par la justesse de sa vision des super-riches, mais aussi par son évocation attendrie des traditions asiatiques, à commencer par la cuisine, à laquelle Singapour voue un véritable culte. Au passage, on apprend comment se dit « grosse bite » en dialecte hokkien, la version de chinois majoritairement pratiquée à Singapour (dua lan chiao), et les innombrables épithètes peu tendres que les Singapouriens réservent aux Blancs.

 

Certains Asiatiques bien-pensants d’Angleterre et des USA ont levé le sourcil devant cette débauche de fric, de fetes somptueuses et de mariages à quarante millions de dollars, accusant Kwan d’avoir accumulé de nouveaux clichés peu favorables à leur culture. Mais cette critique – notamment dans le Guardian – tombe selon moi à coté. L’auteur se moque de tous les stéréotypes, asiatiques comme occidentaux. C’est vraiment une écriture du « village global », où une étrange harmonie finit par émaner de la cacophonie des langues, des coutumes…et des préventions.

 

 

Belinda Cannone

 

romancière, essayiste. Dernier livre paru : le don du passeur ( Stock)

 

 

 

Orhan PAMUK : Mon Nom est rouge (Folio, 2003)

 

 

 

Faut-il admettre la Turquie dans l’Europe ? Et les Turcs, eux, qu’en pensent-ils ? S’il faut en croire un de leurs plus grands romanciers vivants, Orhan Pamuk, la solution viendrait d’une synthèse entre pensée occidentale et pensée orientale. Commençant ainsi, je vous inquiète un peu ? Pourtant, c’est un roman palpitant que je vous invite à lire : il se déroule en 1592, dans un atelier de miniaturistes à Istanbul (ça y est, vous voulez lâcher à nouveau : écoutez donc la suite), et l’un deux, l’enlumineur, vient d’être assassiné parce qu’il menaçait de révéler un travail secret auquel se livrent certains peintres de l’atelier, travail impie qui remet en cause les fondements de l’Islam. De quoi s’agit-il ? L’Oncle, lors d’une ambassade à Venise, a découvert l’art du portrait occidental. Que montre cet art ? Des individus, distincts, reconnaissables, et peints par des peintres au style distinct, reconnaissable. Démarche tout à fait différente de l’art des miniaturistes qui figurent, sans y mettre aucun signe de singularité, le monde tel que vu par Dieu. Alors l’Oncle voudrait faire réaliser, en secret, une peinture mi-persane mi-vénitienne. Roman d’amour et policier, roman sur l’art, drôle, leste, intelligent, Mon Nom est rouge réalise littérairement, par son utilisation des ressources du roman moderne et celles du conte traditionnel, une synthèse jubilatoire des deux cultures.

 

 

 

Benjamin CONSTANT : Adolphe (GF, 2013)

 

 

 

Évidemment, ce n’est pas un scoop, Adolphe… Mais il fait partie de ces quelques romans d’exploration de l’amour qui continuent à parler vivement à un esprit contemporain… Au-delà de la distance qui nous sépare du début du 19e siècle et de ses normes sociales, les sentiments dépeints et de nombreux traits psychologiques nous concernent directement. La dimension la plus frappante de ce récit, c’est son ambiguïté. Bien malin (ou borné) celui qui voudrait conclure en faveur ou défaveur des deux personnages. Il est impossible, si l’on est honnête, de dire lequel est en tort, si même il y a un tort. Adolphe aime-t-il, a-t-il aimé Ellénore ? Celle-ci l’a-t-elle trop contraint par ses sacrifices répétés ? Je ne sais… Mais il est certain qu’Adolphe est l’un des très rares personnages masculins qui hésitent, ne sachant pas entendre leur cœur, posture qui fut plus souvent celle des femmes, sans doute du fait qu’elles n’avaient pas l’initiative en amour. Les hommes, dans la fiction, balancent quelquefois entre deux femmes, mais ils sont plus rarement dans l’indécision. Adolphe incarne une forme  d’indécision amoureuse masculine.

 

Relisons donc cette grande leçon de vie, car ce roman enseigne l’ambivalence des sentiments, l’ambiguïté des postures dans l’amour et l’humilité qu’il faut conserver lorsqu’on veut juger le comportement d’autrui. Et quelle beauté dans la langue de ce roman, si efficace, si économe de mots qui vont pourtant au plus précis. Il y avait encore, à cette époque, un usage « ramassé » de la langue, qui s’est ensuite dilué.

 

 

 

 

Claire Tencin

 

Ecrivaine. Dernier roman paru :Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul – Editions du relief

 

Créatrice du site littéraire : www.ardemment.com  où l’on retrouvera ses auteurs préférés .

 

QU’EST-CE QU’UN ECRIVAIN ?

 

Le livre que j’ai le plus aimé cette année, c’est le livre que je continue à aimer plus que tous les autres, sans que le renouveau littéraire d’année en année ne puisse le ranger sur une étagère,  je veux parler de ce livre inclassable qu’est le roman épique de Roberto Bolaño Les Détectives Sauvages. Toute l’œuvre de Bolaño est traversée par deux questions fondamentales : qu’est-ce qu’un écrivain ? Qu’est-ce que signifie écrire ?

 

Roberto Bolaño a été un enfant de la poésie avant de devenir un romancier par nécessité. La littérature est un combat, du moins il veut faire de la littérature son combat un couteau à la main. De ce combat beaucoup de poètes de sa génération ne survivront pas, des poètes révolutionnaires que l’idéologie marxiste a terrassés sur le champ de bataille, en vain.  Roberto Bolaño ou encore Arturo Belano son double dans Les Détectives Sauvages, a tenté la révolution après le coup d’état de Pinochet, il en est revenu, s’en est désintéressé pour d’autres rêves. La Révolution a commencé à son retour au Mexique, une révolution contre la littérature et le néant, qui l’emmènera sur d’autres territoires, en Espagne où il s’installera et où il s’acharnera à ne pas jouer la vaste comédie de la littérature, des critiques, des éditeurs, et des écrivains « vulgaires » comme s’en plaint Pere Ordonez un de ses personnages, sans doute une parole-avatar de Bolaño-Belano dans ce roman odysséen. Comme il l’écrit dans le recueil Entre parenthèses «  Tout ce que j’ai écrit est une lettre d’amour ou d’adieu à ma propre génération » Bolaño-Belano fait exploser les canons formels du roman sans violence, en se glissant timidement parmi la foule de ses personnages, des poètes réels ou imaginaires à travers le temps, des survivants qui errent dans un monde sans illusion, un monde en guerre, un monde affamé. Mais surtout pas des écrivains !

 

C’est sans conteste avec les Détectives Sauvages que Roberto Bolaño érige malgré lui ce qui deviendra sa légende : le héros d’une quête impossible, l’ami de tous les lecteurs errants de cette planète meurtrie par la cupidité et la bêtise. L’écrivain – encore que le mot ne lui soit pas familier, disons plutôt l’écrivain-apprenti a ouvert une brèche libertaire dans le conformisme ambiant des écrivains contemporains qui ont renoncé depuis belle lurette à se battre pour une idée de la littérature, ou seulement pour une idée. La déconstruction de la littérature telle que l’a entreprise Bolaño n’est pas un exercice gratuit. Ecrire est un enjeu vital, bien au delà d’un savoir-faire, d’une pratique somme toute accessible à tout individu cultivé, du moins qui a la capacité d’écrire correctement. Ces écrivains confirmés, tranquilles et vendables, dont le marché de l’édition raffole. L’écrivain-apprenti déconstruit parce qu’il n’a pas d’autre moyen d’acquérir cette connaissance de l’acte d’écrire, une connaissance empirique, arrachée des tripes, des  outils qu’il a tirés de ses modèles, car l’écrivain-apprenti n’a pas la vanité de les surpasser. Il a besoin d’un maitre, d’un père ou d’une mère… Cortazar et Borges entre autres, Cesarea Tinajero, la poétesse sans textes, et Cervantes l’écrivain soldat. Un labyrinthe dont il ne sortira pas vivant, ça il le sait, déjà malade quand il entreprend la rédaction des Détectives Sauvages, le roman testamentaire à mon sens, celui qui précède le roman final 2666.

 

Le peuple à venir

 

Dans les mille pages de ce roman polyphonique dont les voix se perdent, se croisent, se répondent sur la cartographie d’une génération disparue, Arturo Belano se lance dans une enquête pour retrouver la poétesse Cesarea Tinajero, un mythe elle aussi dans son genre. Une poétesse sans œuvre, du moins connue, à peine un poème publié dans la revue Caborca, l’organe officiel du réalisme viscéral dont elle a été la fondatrice dans les années 1920 au Mexique. Arturo Belano relance le mouvement réal-viscéraliste avec Ulises Lima, son ami indéfectible, couple dans le roman comme dans la vie puisque qu’Ulises est le poète mexicain Mario Santiago l’ami le plus cher de Bolaño à l’époque où il vivait dans le DF à Mexico.

 

Les détectives sauvages, ce sont eux, ces poètes malfamés, poètes ou faux poètes qui avec Belano veulent refonder le mouvement de Cesarea à Mexico en 1976. Ils ne possèdent que la jeunesse et le courage pour construire leur rêve libertaire, le réalisme viscéral, dont on ne sait pas très bien de quoi il s’agit si ce n’est un ni..ni – selon le narrateur Luis Sebastian Rosado (dont l’identité réelle serait le poète Joaquin Blanco) : « Les réal-viscéralistes n’étaient dans aucune des deux bandes, ni les néo-priistes, ni avec l’altérité, ni avec les néo-staliniens, ni avec les exquis, ni avec ceux qui vivaient des deniers publics, ni avec ceux qui vivaient de l’université, ni avec ceux qui se vendaient ni avec ceux qui achetaient, ni avec ceux qui étaient pour la tradition, ni avec ceux qui transformaient l’ignorance en arrogance, ni avec les blancs, ni avec les noirs ni avec les latino-américanistes, ni avec les cosmopolites »

 

Le réalisme viscéral de Belano, obscurément a-politique, a-moral, a-patride, indéfinissable selon les témoins, fait apparaitre « un mode d’être » plutôt qu’une idéologie. On pourrait dire que les réal-viscéralistes sont des modes d’existence, des êtres unis dans une parole incantatoire, unie, fraternelle, qui ne savent pas qui ils sont,  si ce n’est de partager le refus de la réalité, errant dans le DF à Mexico sans autre but que d’écrire de la poésie. Ils n’ont pour repères que les figures d’un passé irréel.

 

Ces deux compères traversent le récit comme des mirages, si présents et si absents au fil des années de 1976 à 1996, à la croisée des témoignages des nombreux poètes qui les évoquent dans le fatras des souvenirs ou de leurs élucubrations. Mirages car Belano et Ulises ne sont pas narrateurs mais narrés. Les témoins convoqués par un anonyme enquêteur, retracent leur dérive, leur périple à travers le monde, Ulises porte un nom mythique, c’est bien là que s’inscrit la filiation. Ulysse, l’aventurier et le guerrier dont la navigation l’amène à un retour au pays. Vainqueur et perdant !

 

« Je crois que mon roman a presque autant de lectures qu’il y a de voix en lui. On peut le lire comme une agonie. On peut le lire aussi comme un jeu. » (Entre Parenthèses, p 427) Bolaño-Belano pourrait être le personnage d’une nouvelle de Borges. Les Détectives Sauvages pourraitse concevoir commele roman déployé de l’embryonnaire récit de Borges « Neuf essais sur Dante ». Ces pèlerins qui partent « à la recherche d’un but inconnu » qui ne leur sera révélé qu’à la fin à savoir que « les chercheurs sont ce qu’ils cherchent » Le jeu, il l’a appris de Borges, il est entré dans le labyrinthe de la littérature, avec une culture immense, avec le pouvoir d’un visionnaire omniscient, mais cet héritage il l’a mis au service d’un jeu sanglant où il convie la foule de ses amis et de ses ennemis pour jouer la dernière partie. 

 

Son langage délibérément provocateur, familièrement cru, et ses délires rocambolesques, ne parviennent pas à écraser la timide tendresse que Bolaño porte à ses compères et à ses personnages. Fragile, c’est le mot, l’écrivain-apprenti excuse la faiblesse de vivre, écoute les misères du quotidien, partage la faim du monde, admire le courage et le tourment des désespérés, mais il ne pardonne rien aux écrivains « vulgaires », ceux qui ont renoncé au combat. De Nicanor Parra, le poète chilien, son autre père, il a pris les traits du danger, le gout du risque : « Parra écrit comme si le jour suivant il devait être exécuté sur la chaise électrique » (Entre Parenthèses)

 

Belano-Bolaño n’ont peut-être pas existé, peut-être n’ont-ils fait que perpétuer ce qui était déjà écrit. Sans doute est-ce la force de l’écriture de Bolaño de rendre hommage à tous ces fantômes ! Comme d’un corps qui se nourrit d’une autre chair, l’esprit de l’écrivain s’est nourri de l’esprit de ses écrivains fétiches. Œuvre consubstantielle à l’histoire de la littérature dans un geste d’invention inouïe. Qui nous semble n’avoir jamais été entendu, superbement neuf, libertaire, fraternel.

 

 

 

NOUONS-NOUS  ( éditions P O L )

 

d’Emmanuelle Pagano

 

Ce serait banal de dire qu’Emmanuelle Pagano a un univers, de résumer un auteur à son univers comme si un univers suffisait à en faire de la littérature. Il y a sous sa prose épidermique une Idée de la chose littéraire qui n’a de profondeur que le vertige sur lequel elle se soutient. L’amour, ça use, et les romans d’amour se sont usés à force de conter les atermoiements du cœur et les frasques de la sexualité, se sont usés à analyser la psyché amoureuse, les mots de l’amour ont irréversiblement vieillis, ils nous ont vieillis. Emmanuelle Pagano ne parle pas d’amour, à la bonne heure ! elle parle de « nous » et de ce que nos corps en disent de l’amour, sans en dire plus que ce qui se montre, se voit,  quand ils se croisent, s’agencent, se touchent, se reniflent, se pénètrent. Mise en abyme : l’écrivain de la page 56, incapable d’avoir une histoire d’amour ne peut en vivre, de l’amour, que ce qu’il en écrit : « En écrivant, il pensait donner aux lecteurs la possibilité d’accéder à des sentiments, des sensations, des perceptions à peine formés en eux »

 

Ainsi se donne Emmanuelle Pagano à son lecteur. Dans Nouons-nous, il n’y a pas de discours sur l’amour, la rencontre amoureuse n’a pas d’histoire ni de noms propres, n’a pas de chronologie pour en marquer le début et la fin, il n’y a de l’amour que des fragments prélevés sur le corps dans une prose dénudée, à fleur de peau. « Le corps de mon mari est en morceaux.  Il est mannequin de détail, essentiellement de chevilles, genoux, coudes, poignets, mon amour articulé… »

 

L’écriture prélève à la surface de la vie les organes, l’état d’aimer dans la gorge, le ventre, les bouts d’ongles, les poils, toute une syntaxe organique qui saisit l’état amoureux dans une succession de gros plans. Le gros plan, détaché du cadre historique, émancipé de la narration romanesque, exacerbe le détail pour nouer le signifiant et le signifié à une sensation éphémère, suspendue seulement à une vibration du sens, dénouée aussi prestement que le passage d’un fragment à un autre.  Le corps signifie pour l’esprit comme les mots nus de Pagano signifient pour la langue, effleurant du bout de cette langue la poésie, survolant le précipice de l’existence sans y tomber. « J’avais beaucoup d’ego à perdre, des dizaines de kilos de moi en trop. J’ai maigri, facilement, mais patiemment, ça m’a pris presqu’un an, je voulais prendre le temps de me confronter à moi-même »

 

Les organes ne sont pas figés, ils ont une gestuelle qui leur appartient singulièrement, les morceaux du corps, plaques tectoniques en mouvements imperceptibles, composent la typographie d’un corps social apprivoisé, comme celui du mannequin de mode (p 107) photographié par bouts, où le vêtement et l’objet n’en sont que des extensions de ces bouts, se recomposant le soir dans les bras de l’aimée pour défaire les gestes automatiques. 

 

Dans la prose de Pagano, il y a une philosophie, l’Idée sous-jacente à toute forme organique, toute forme de vie, une philosophie qui a ses antécédents, de Spinoza à Deleuze en croisant Artaud. Dans notre monde de communication virtuelle, de psychologie globalisante, de gestes codifiés, fonctionnalisés, Nouons-nous dresse la barrière des corps devant le lecteur, non pour nous séparer, mais pour nous relier et relier ce qui s’est perdu dans le langage. Elle retrace des lignes dans la trace effacée et creuse des plis d’ombres et de lumière sur nos corps aphones pour ouvrir une brèche vers la beauté de nos existences. Elle élève le corps à notre conscience. La Grande Conscience.

 

Claire Tencin

 

 

 

La solitude de la fleur blanche  (Sabine Wespiesser )

 

d’ Annelise Roux

 

 

 

J’ai traversé cinquante ans d’histoire, j’ai pris le bateau à Alger avec les pieds-noirs, j’ai débarqué avec eux sur le continent dans l’hébètement d’un déracinement précipité, j’ai partagé le sort d’une famille  dans les vignes du Bordelais, dont on ne sait pas trop s’ils sont des Français ou des Arabes, accablée par la perte de leur terre, accablée par la perte de leurs morts, accablée par la misère et leur invisibilité sociale.

 

Roman ? Je m’interroge sur cette étiquette apposée sur la première de couverture, cette affectation à un genre littéraire d’une écriture ici qui déborde la fiction dans sa quête courageuse à reconstituer l’histoire, à la réinventer si nécessaire contre le silence et contre le jeu imaginaire –plutôt le « je » imaginaire, auquel on assigne le roman.

 

La narratrice de La solitude de la fleur Blanche a un double projet : la naissance de l’écriture au frottement de l’Histoire indicible. Cette question me parait d’autant plus importante que toute l’économie du roman s’articule autour de la vraisemblance d’une parole esthétique mise au service de la reconstitution de l’histoire collective. L’immersion dans les mots me paraissait la seule manière d’habiter justement le monde, nous livre -t-elle dès le début de son récit (p 59) De l’urgence à raconter, et non à se dire, se forge l’écrivain qu’elle deviendra, et surtout le livre qui doit naître avec elle dans un processus d’énamauration, cette conscience d’être maure, ou du moins de l’avoir été. Le scribe et l’entité ne faisaient qu’un et, et cette seule et même personne n’avait de cesse hélas de se faire la guerre (p91) La narratrice refuse de signer un pacte de vérité, d’ailleurs elle n’a de cesse de répéter qu’elle invente, réinvente au fil des pages, loyale avec son lecteur, loyale avec l’Histoire, dont elle ne veut rendre compte que les meurtrissures de son corps, possédée par une mémoire qu’aucun exégète patenté ne peut lui contester, ni lui retirer. C’est justement ce refus de vérité qui place son roman dans le champ du vraisemblable. Le lecteur ne s’y trompe pas. J’invente, évidemment. Les marques inscrites dans mon corps et dans ma psyché, ces sceaux de chair passée à la question, qu’apposent le passé, la mémoire inextinguible, la vigilance forcée à soi-même, l’attention permanente à se bien tenir et tenter de rattraper un chose inconnue figuraient en tous cas sur mon menu ordinaire (p193)

 

Les pieds-noirs, qui sont-ils ? Des va-nu-pieds aux orteils sales, des hommes à la couleur indécise ou ceux dont la terre des labours ne décolle pas des sabots. La narratrice n’en donne aucune définition réelle si ce n’est de les camper avec un humour acerbe dans un rôle d’Indiens de la République, privés de territoire de chasse, et de bisons à chasser, comme ces Cheyennes qu’elle voyait dans les westerns à la télévision. Sans doute parce que ces gens se sont évaporés dans la nature dès leur arrivée en métropole, se sont infiltrés dans la population sans vraiment s’y intégrer, ont rejoint les travailleurs pauvres, les arabes et d’autres qu’on employait à la reconstruction de la France au début des Trente Glorieuses. Des gens à la réputation douteuse, grégaires et bruyants, envahissant comme la baragane, ce poireau sauvage, des gens qui parlaient un français folklorique pour amuser la galerie. « Rapatriés » ne voulaient pas dire ramenés au sein de la métropole mais répudiés par elle et par la langue, moqués par leur accent pire que le patois.

 

 

 

Le racisme qui frappe les pieds-noirs sur le continent, au fond pas tellement différent de celui qui sévissait dans le département algérien colonial comme  le fait remarquer la narratrice, représente sans doute le moindre mal au regard de la sournoise culpabilité que la France fait porter aux rapatriés, à la honte qui va les étouffer génération après génération d’avoir été les ennemis de l’idée républicaine, d’avoir exploité pendant des décennies de pauvres arabes à qui on n’avait pas cru bon d’octroyer la citoyenneté française.  Quarante-cinq ans après nous commencions à peine à envisager de nous défausser du grand interrogatoire collectif (…) Jugé en comparution immédiate pour sympathie colonialiste, vous encouriez la perpétuité (p88)

 

Le chef d’accusation ? Il ratisse large. Non seulement accusés d’avoir été d’épouvantables colonialistes – sur lesquels l’armée française n’a pas hésité à tirer à l’arme automatique pour marquer la fin de la guerre (p23), mais aussi des collabos. La narratrice a craint longtemps que l’anti-gaullisme familial ne les désigne à postériori comme les tortionnaires de la communauté juive sous l’Occupation. Partout était affiché que nous avions saigné les Algériens à blanc, les dépouillant de leur identité, de leurs ressources et leurs biens. Je vivais dans la hantise que nous ayons contribué par dessus le marché à la perte des juifs du continent (p 65) L’amalgame entre la Seconde Guerre Mondiale et le Guerre d’Algérie a toujours alimenté les ressentiments de tous bords. La Collaboration, cette tranche d’histoire française mal digérée, remonte par vagues nauséeuses dans la bouche des accusateurs qui faute d’un authentique travail de mémoire collective croit pouvoir se dédouaner de leur culpabilité. Les anciens combattants de l’Algérie ont été taxés de « nazis » en utilisant les méthodes de  torture  que les Boches avaient appliquées en France sous l’Occupation, comme les pieds-noirs ont été taxés de collabos en exploitant des citoyens de seconde zone en territoire français, et aussi les Harkis collabos des français au regard des résistants algériens qui n’ont pas démérité non plus le mépris des français continentaux, quand ce ne sont pas les soldats français auréolés d’un titre de « résistants » en combattant courageusement des Fellaghas tortionnaires. À y perdre son latin !

 

Cette terre d’Algérie pour les pieds-noirs n’était pas une colonie, mais  leur terre natale, et celle de leurs pères avant eux, et celle de leurs enfants à venir. À qui appartient-elle la terre ? Se demande la narratrice, le sol qui le détient ? N’est-ce pas lui d’abord qui nous possède ? Oh non, ne pas y voir la pointe d’un ressentiment ou la défense d’un colonialisme vengeur. La narratrice a depuis belle lurette fait son mea culpa à l’aune de l’école républicaine et de l’idéologie gauchiste – cette gauche qui sous la IV République s’est distinguée par son inertie et a cautionné la violence en désignant silencieusement les coupables.

 

Nous venions de nulle part, d’un trou noir mental appelé Algérie. La terre dont elle est en manque, même si elle n’y est pas née, n’y a pas mis les pieds, ses pieds-noirs refoulés, la narratrice la possède, ou plutôt cette terre la possède, les paysages qu’elle connaît par coeur n’ont pas de propriétaires. Elle la réinvente au fil des mots, la terre de son coeur, elle surgit dans les paysages du bordelais, en filigrane, surimpression vivante sur une terre d’accueil froide et égrenée de morts. Le paysage « fantasmé » est un thème récurrent de ce roman, la description métaphorique d’un regret, d’une sublimation où la narratrice se met à rêver d’une cohabitation fraternelle avec les Arabes sous le soleil de la Méditerranée. Son père et son grand-père n’allaient-ils pas manger le couscous au moment des naissances et des fêtes de l’Aïd ? Pourtant elle allait passer des années à demander pardon, de quoi elle ne sait pas, pétrie de contradiction, puisqu’elle était d’accord, l’Indépendance était un droit inaliénable, l’Algérie n’était pas la terre des pieds-noirs.

 

La narratrice brosse le portrait d’aïeux simples et honnêtes, son grand-père Jacob et sa grand-mère Salomé issue d’une famille huguenote, qui avait fui l’Alsace pour rester française. Des ouvriers agricoles qui ont travaillé sur la terre d’Algérie, l’ont aimée, l’ont partagée avec les autochtones, sans se demander en effet s’il y avait de l’injustice ou de l’inégalité. Des ouvriers modestes qui n’avaient pas eu cette éducation si nécessaire, intellectuelle, pour comprendre et analyser leur infamante occupation d’une terre qui ne leur appartenait pas, seulement préoccupés d’y survivre et de coexister avec les Arabes. Dans l’intervalle (entre le néant du retour et la reconnaissance récalcitrante) c’est tous contre un et chacun pour soi (p14) N’était-il pas totalitaire de mettre tous les colons dans le même sac puisque l’Histoire avait quand même consacré Camus en 1962 ? Ce pied-noir vertueux a été « nobélisé », adulé des deux côtés de la Méditerranée. Il y en avait au moins UN ! L’Histoire n’aurait-elle pas dissimulé hypocritement que Camus a lui aussi souffert de la perte de sa terre natale ? Et quand on parle d’histoire ici, c’est bien sûr personne.

 

Jacob en gentleman writer à la  Beckett, l’autre grand-père Jean dans la bonhomie de Hémimgway, les pères du texte sont convoqués pour refonder le mythe familial sur le fumier de l’Histoire. Les voilà donc, ma parentèle rêvée, mon rempart, le bouclier des ascendances derrière lequel se construire, guérir des plaies de l’Algérie ?  Ses vrais parents, des belles personnes, et tous ceux qui hantent le cimetière, grands-parents, amis, autant d’êtres à manquer comme la terre d’Algérie. Comme Sisyphe, et les références à Camus ne sont pas jonchées au hasard, la narratrice inlassablement pousse sa pierre sur des sommets qu’elle n’atteint pas, retombe en désespoir dans l’insoluble question, historiquement tombe dans l’alcool. Chaque fois que j’en sauvais un, chaque fois que j’inversais quelque chose du sort et de la pente, j’accompagnais Salomé, mon père, tous les autres, jusqu’au bateau pour Sète, Marseille ou Port-Vendres, pris d’assaut et bondé. Je soulageais leur peine, rendais leur exil plus doux. Je retrouvais leurs meubles et les installais.

 

Cette souffrance à fleur de mots, à s’en consumer jusqu’à la mort, la narratrice la transcende dans l’amour. Avec le livre, le récit personnel, la pierre ne retombe pas dans la vallée des pleurs, les vignes bordelaises. Cet  amour se grandit sur le souvenir d’une terre d’Algérie solaire et mythique, si chère à Camus, même si la petite pied-noir sans terre continue à errer autour du cimetière en incorrigible Sisyphe. Cette maurbidité-là était incontournable, m’atteignait au tréfonds. Le processus d’ « énamauration » par lequel elle se reconnaît Maure, veut se faire reconnaître comme telle, n’en est pas moins un acte d’amour, frappé par le sens du tragique, ramené à la vie par l’alchimie du langage, de l’écriture.

 

 

 

A suivre ….

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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