FAUT-IL DIABOLISER DIEUDONNÉ ?

Le point de vue de Mikael Freund —

 

 Michael Freund est écrivain. En 2012, il a publié au Seuil « la disparition de Deborah L », un magnifique roman. Aujourd’hui il nous donne son point de vue sur le cas Dieudonné.  Certes si l’antisémitisme a conduit à une entreprise systématique de destruction d’un peuple, le racisme s’il encourage le meurtre de populations discriminées, ne compte pas un corps de doctrine amenant à pratiquer le génocide. Méfions nous cependant des classifications trop rapides. Sinon on en viendrait à dire qu’empêcher de vivre comme les autres une partie de la population est plus enviable que l’extermination de masse. Au delà de la sphère médiatique et au plus profond, on s’aperçoit qu’un fossé de plus en plus grand est en train de se creuser entre un peuple précarisé, privé de projets et une élite des nantis de la culture qui tentent plus ou moins bien de conceptualiser la situation. Avant toute forme de classement peut être conviendrait-il de redonner espoir et légitimité aux déshérités de la culture et de la richesse qui jour après jour vont grossir les rangs des partis d’extème droite.Peut être serait-il temps d’inventer une réponse politique.

François Bernheim

 

« En se faisant l’écho d’une plainte déposée par Radio-France à l’encontre de Dieudonné, Libération republie un billet de Daniel Schneidermann paru le 17 mars dernier sous le titre La liste de Patrick Cohen. Il y est une fois de plus posé le problème de savoir qui un journaliste a le droit d’inviter ou de ne pas inviter à une émission: peut-il y faire venir n’importe qui, sous réserve que les lois soient respectées –c’est ce que soutient l’animateur de télévision Frédéric Taddeï – peut-il au contraire, comme le voudrait Patrick Cohen, s’arroger le droit d’interdire de plateau un certain nombre de personae non gratae, tels Tariq Ramadan, Dieudonné, Alain Soral et Marc-Edouard Nabe ?

Schneidermann, donc, s’étonne qu’on puisse ainsi dresser publiquement une liste de proscrits, une liste ‘qui mélange tout’ en réunissant des individus qui n’ont rien en commun… sinon le fait que ‘sous une forme ou une autre, ils ont dit des choses désagréables sur les Juifs, Israël ou le sionisme’.

Plutôt que de chercher à approfondir le pourquoi du comment et les raisons profondes de Patrick Cohen, Schneidermann note que Frédéric Taddeï ‘renvoie la balle’ à Patrick Cohen en lui faisant remarquer qu’il n’a pas, hésité, lui, à inviter sur son émission des ministres condamnés, y compris pour racisme – allusion claire, est-il précisé à l’éternelle ‘concurrence victimaire’: il est légitime d’être désagréable aux Arabes mais pas aux Juifs. Considérant que sur ce plan la discussion est close, Schneidermann s’attaque ensuite au problème de fond qui l’intéresse : le journaliste peut-il s’arroger le droit de censurer qui bon lui semble ? Il s’élève contre la position de Patrick Cohen et développe sur le sujet les arguments qu’on a coutume de développer : le devoir d’objectivité des médias, le danger de se substituer à la loi, le contrat moral qui lie le journaliste au contribuable par qui il est payé. Etc. etc. Peut-on cependant accepter comme fondé le parallèle que Taddeï établit entre racisme et antisémitisme ? Cette façon de raisonner, classique dans ce type de discussions, mérite qu’on s’y attarde. Elle peut se résumer en ceci: les Juifs n’ont pas le monopole de la souffrance, les Africains, les Arabes, les Palestiniens ont également souffert; s’attaquer aux premiers n’est ni plus ni moins grave que s’attaquer aux autres.

 L’interlocuteur qui avance ces faits a beau jeu de conclure que les Juifs ont ainsi développé à tort une hypersensibilité sur l’antisémitisme, considéré par eux comme plus grave et d’une autre essence que le racisme ordinaire ou l’homophobie.Sous couvert d’objectivité le raisonnement met ainsi sur le même plan racisme et antisémitisme. L’un et l’autre seraient comparables dans leur infamie et leur bassesse, ils seraient pareillement condamnables. L’abjection des propos de Dieudonné, Alain Soral, Marc-Edouard Nabe ou Tariq Ramadan ne le cèlerait en rien à celle d’une Anne-Sophie Leclère ou d’un Brice Hortefeux. Il existe cependant une différence majeure entre l’antisémitisme et le racisme, qui est que la logique du premier conduità l’extermination des Juifs, tandis que celle du second n’a pour fin ‘que’ l’exploitation dans le pays supposé d’accueil, ou le renvoi dans le pays supposé d’origine, de ceux qu’on a refusé d’assimiler.  L’antisémite veut la disparition du Juif:

 

Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer… Par le fer ou par le feu, ou par l’expulsion, il faut que le juif disparaisse…(Proudhon)

La  Shoah n’est pas un accident de l’antisémitisme. C’en est la conclusion ultime. On a depuis toujours massacré les Juifs, non pour les déposséder de leurs terres ou de leur richesses, comme cela a pu être fait avec les peuples d’Afrique, mais, simplement, pour les faire disparaître. Être Juif suffisait pour susciter le désir de meurtre, d’où qu’on fût. L’Arabe ou le Noir ne suscitaient la haine que tant qu’on les considérait comme n’étant pas à leur place. Le ‘bon nègre’, celui qui accepte sa condition d’être inférieur destiné à servir les Blancs, ne suscite aucune agressivité. Au contraire, il ne peut exister de ‘bon Juif’ (je mets à part le cas très exceptionnel des ‘Juif de cour ». On peut objecter que la Shoah n’est pas le seul génocide de l’histoire, qu’il y a eu par exemple celui des Arméniens en 1915 et celui des Tutsis en 1994. Pour l’un comme pour l’autre, il y a bien eu planification organisée de l’extermination d’une ethnie. Cependant il faut relever dans ces deux derniers cas l’existence d’un passé de luttes et de rivalités politiques, entre Arméniens et Turcs d’une part, entre Tutsis et Hutus d’autre part : au contraire, il n’y a jamais eu de rivalité entre Juifs et Chrétiens. Les Juifs installés dans un pays chrétien incluaient dans leurs prières la stabilité et la prospérité des autorités en place. À aucun moment il n’y eut de comité ou de parti Juif revendiquant un statut égalitaire, voire des droits politiques ou sociaux. La spécificité du problème de l’antisémitisme est encore apparente dans les accusations de meurtre rituel qui ont été régulièrement lancées contre les Juifs au cours des siècles en Europe et ailleurs, et ce jusqu’après la seconde guerre mondiale – c’est sur une accusation initiale d’enlèvement qu’a eu lieu en 1946 le pogrom de Kielce. Les Juifs sont accusés de tuer des enfants chrétiens (ou musulmans) parce qu’ils auraient besoin de leur sang pour célébrer la Pâque. Emprisonnés, torturés, ils seront le plus souvent condamnés et exécutés. Dans les quelques cas où on les a acquittés, il s’en est immanquablement suivi des émeutes antisémites et des pogroms.Certes, les Juifs sont pas les seuls à avoir été condamnés par des tribunaux, et on peut trouver des exemples de jugements racistes et de condamnations à l’encontre d’autres ethnies. Mais si on a jugé et pendu des Noirs en Afrique, ou aux USA, c’était sur la base d’accusations – vols, viols, désobéissance – qui n’étaient pas spécifiques aux Noirs : des Blancs pouvaient être condamnés pour les mêmes faits.Le thème récurrent du ‘complot sioniste’ enfin, toujours d’actualité bien que sous des formes plus ou moins atténuées (existence en France d’un lobby, mainmise sur les médias) est encore une forme d’antisémitisme qui n’a pas d’équivalent dans le racisme ordinaire. On ne peut donc nier qu’il existe une spécificité de l’antisémitisme et que, dans sa théorie prônant l’élimination physique du Juif en tant que tel, comme dans les moyens mis en oeuvre pour y arriver, il n’est comparable ni à l’homophobie ni au racisme ordinaire. Cela implique-t-il pour autant qu’on doive considérer comme plus graves, plus insupportables ou plus dangereux les propos antisémites que les propos racistes ? Qu’il faille condamner les premiers plus sévèrement que les seconds ?Il faut être conscient d’une chose: le fait que l’antisémitisme ait une histoire, dûment circonscrite en dates, lieux et événements, occulte la réalité et la dangerosité constante et persistante du racisme ordinaire. Les ratonnades, les meurtres, les passages à tabac dans les commissariats, les humiliations et vexations de toutes sortes ont été en France, dans la seconde moitié du XXè siècle, le lot presque quotidien des Africains ou des Maghrébins. Aujourd’hui encore, Arabes et Noirs restent le sujet de plaisanteries racistes, (cf la campagne abjecte tenue contre Christiane Taubira); ils sont confrontés à des discriminations dans la recherche d’un travail ou d’un logement; on voit encore régulièrement des actes criminels racistes, des foyers de travailleurs immigrés incendiés. Pour autant, bien qu’ayant causé bien plus de morts pendant cette période que l’antisémitisme, ces actes racistes continuent d’apparaître comme autant de manifestations isolées. Ils sont systématiquement considérés comme des accidents, des excès ou des débordements d’un racisme dont, autrement, on n’aurait pas trop de difficulté à s’accommoder.  Alors que l’antisémitisme, l’antisémitisme ‘classique’, franco-français, ne tue plus, et ce depuis plus de soixante ans, le racisme lui continue à tuer. Ainsi, bien que l’antisémitisme reste plus radical et plus dangereux dans sa théorie que le racisme ordinaire, ses effets restent paradoxalement circonscrits à des manifestations relativement bénignes, spectacles ‘humoristiques’, échanges sur tweeter, allusions aux défauts inhérents des Juifs, dénonciations épisodiques des lobbies et des complots, négationnisme. Rien de tout cela n’est comparable avec les meurtres racistes perpétrés en France ces dernières décennies. Dès lors, on ne devrait pas trouver moins grave d’inviter sur un plateau un ministre condamné pour des propos racistes qu’un saltimbanque condamné pour des propos antisémites.Cette conclusion qui semble effectivement raisonnable dès lors qu’on analyse le problème dans une perspective purement statique semble toutefois devoir être remise en question si on se place dans le cadre d’une vision dynamique du problème. En effet plus que les opinions et les convictions propres de Dieudonné, on doit mettre au premier plan sa capacité à faire éclore dans son public ou ses admirateurs des sentiments antisémites; c’est ce qu’on pourrait appeler son pouvoir de nuisance. L’antisémitisme ne tue plus; il peut à nouveau tuer. La bête est là qui sommeille, n’attendant qu’une occasion pour se réveiller et se développer. Dieudonné est une de ces occasions.À chacun de ses spectacles, il distille le poison antisémite, attaque les Juifs, tourne la Shoah en dérision. Son public l’a suivi depuis ses sketch ‘innocents’ avec Semoun jusqu’à ses derniers dérapages sur les Juifs et la Shoah. Il amuse, il a du charisme, ses fans sur Facebook se comptent par centaines de milliers. Son public est devenu antisémite avec lui. Là est le danger. On sait malheureusement où peut mener l’antisémitisme une fois qu’il a ‘pris’. L’Histoire est là pour nous le rappeler. Ici, il n’est plus question d’opposer à l’antisémitisme de Dieudonné le racisme de telle ou telle personnalité. Le racisme à ce niveau ne fait pas recette, en tout cas pas une recette comparable à celle que rencontre l’humoriste. Les foules ne vont pas s’attaquer aux Africains ou aux Maghrébins parce qu’un saltimbanque, un ministre ou même un président s’est permis une allusion raciste à leur encontre. L’antisémitisme de Dieudonné est dangereux à cause, et uniquement à cause, de la popularité dont il bénéficie, cette popularité qui lui permet de propager ses idées à grande échelle. Toutes proportions gardées (encore que…!) on peut comparer son pouvoir de nuisance à celui d’un prédicateur intégriste dont les sermons vont avoir pour effet de convaincre certains fidèles de passer à l’acte. Dès lors, on peut mieux comprendre pourquoi la solution de l’interdiction pure et simple est la seule possible. Il ne suffit pas de condamner a posteriori Dieudonné en examinant si, lors d’un spectacle ou d’une interview, il s’est rendu coupable de propos antisémites et d’incitation à la haine raciale. Car même Dieudonné condamné, le mal sera fait: en une représentation l’antisémitisme aura progressé, la haine et le mépris auront gagné du terrain. Connaissant la nature du discours de Dieudonné le trouble à l’ordre public inhérent à ses apparitions n’est pas éventuel, il est certain. Dans cette perspective, si la réponse de Frédéric TaddeÏ à Patrick Cohen nous semble toujours déplacée, les reproches que Patrick Cohen adressent à son confère nous semblent autant critiquables: Par le poids de son public, Dieudonné n’est en rien comparable à Tariq Ramadan, Alain Soral ou Marc-Edouard Nabe. Ces derniers ont autant le droit d’être invités sur les plateaux télé que des individus revendiquant leur racisme, leur xénophobie ou leur homophobie. Dieudonné, non. L’inviter, c’est allumer une mèche. La liste de Patrick Cohen n’aurait dû comporter qu’un nom, le sien.

 Michael Freund

 

 

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