Est-il raisonnable de penser que le lecteur d’un roman puisse aussi être son auteur ? C’est en effet au lecteur de « boucler » le sens d’un ouvrage conçu et écrit par un autre que lui. En lisant « La grâce des brigands »  j’ai eu comme jamais, le sentiment que l’auteure était un anti-vampire, c’est à dire quelqu’un qui ne cesse d’offrir à son complice lecteur, de belles lampées de  sang neuf, goûteux  et nourrissant. Véronique Ovaldé commet sans doute un acte sacrilège; elle donne sans compter de l’imagination à ceux qui la lisent. De là à penser que les écrivains et les lecteurs appartiennent à la même communauté humaine, il y n’y a qu’un pas, franchi sans fracas mais avec détermination par l’impétrante. En créant une héroïne écrivaine comme elle, refusant d’avoir des enfants ( pas comme elle), Véronique Ovaldé remet en cause le rapport entre  réalité et  fiction. La fille d’une bigote bornée du Grand Nord et d’un illettré fataliste, mais néanmoins imprimeur  a fait un long chemin avant d’atterrir parmi les » beautiful people » de Santa Monica. Dans un moment d’aberration quasi clinique j’ai aperçu l’auteure transformée en pirate, un bandeau rouge sur l’œil droit partant joyeusement à l’abordage de navires amis, dont celui de John Kennedy Toole, auteur de « La conjuration des imbéciles » ( transformée en transfiguration des imbéciles dans son livre )  Supposons donc que tout individu en bonne santé ait en permanence le choix entre  des centaines vies de  possibles, il se trouverait dans notre société très rigide, exposé à de graves difficultés. Plutôt que de les affronter, la plupart d’entre nous renoncent à cet l’exercice périlleux, sans doute par paresse et pourquoi pas besoin de conformité. Les écrivains, eux, s’ils veulent continuer à s’exprimer sont bien obligés de naviguer entre plusieurs univers et personnages plus ou moins imaginaires. Tout le monde en convient, sauf que par tradition, il est convenu  que fiction et mensonge forment un couple s’opposant à un autre couple réunissant réalité et vérité. L’héroïne, Maria Cristina Väätonen, écrivaine à succès, ayant réussi à échapper à l’asservissement familial, mène une vie sans la moindre fantaisie, pour ne pas dire d’un ennui profond. Les soirées qu’elle fréquente sont tristes, les voyages qu’elle effectue pour les besoins de sa promotion sont sans joie. Est-ce à dire que Véronique Ovaldé est en train de nous raconter sa vie ? Je ne le pense pas. Et pourquoi, quand on a le goût du jeu, n’inventerait-on pas une héroïne rêvant de vivre la vie réelle et pas forcément désagréable de l’auteure ? Cette dernière a de la fantaisie et de l’imagination à revendre. Il me semble que cette faculté n’est pas utilisée pour affirmer la supériorité de la fiction par rapport à la vie réelle mais plutôt pour dire et redire qu’en soi  l’acte d’invention et d’imagination est un enchantement. L’histoire racontée peut être sinistre ou joyeuse, elle n’est qu’une modalité de l’acte créatif. Au début du roman entre sa décapotable verte, les cocktails de crevettes accompagnés de glace à la pastèque et Mulholland Drive embaumée par les orchidées, on se croit projeté dans une bande dessinée ou un film de Quentin Tarantino. Mais petit à petit la détresse, même si loufoque de l’héroïne, nous prend à la gorge. « La mauvaise sœur » devra-t-elle payer le prix de sa liberté en retournant voir sa mère et en  se pliant à sa volonté ? Est-elle la proie d’un destin tragique ? L’enfant qu’elle pourrait recueillir  sera-t-il marqué  au fer rouge ? Peut être. Peut être pas. Il se pourrait bien que dans le cadre de cette immense bourse où s’échangent nos existences, le jeune garçon puisse jouir d’une vie qui sera toujours à inventer. Sans prétendre au moindre intellectualisme, juste en ayant l’air de s’amuser et avec un immense respect de ses lecteurs, Véronique Ovaldé explore des chemins aussi inédits qu’exigeants. Elle ne cesse ne nous suggérer que plaisir et liberté forment un couple dont on ne devrait jamais se séparer. Grand bien nous en fasse. La morosité, elle, est un luxe dont on peut se passer. C’est la grâce de Véronique de nous le suggérer avec autant de talent et de malice. Quant à savoir si elle est ou non, elle aussi un brigand, c’est une question qui mérite que l’on y réponde un jour ou l’autre.

 

François Bernheim

 Véronique Ovaldé

La grâce des brigands

Editions de l’Olivier

 

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