D’un Regard l’autre : 1976-2006

Prologue (partiel) du livre De l’alcôve à l’arène (Editions robert Laffont)

écrit en 2007 en pleine campagne électorale.

« Sans doute ne naît-on pas française, on le devient ». Cette paraphrase de Simone de Beauvoir ouvrait le premier Regard sur les Françaises, livre conçu dans le début des années 80, publié en janvier 1984, dans la foulée des années 70 et de ses mouvements de femmes. Quelque trente ans après, j’ai voulu mesurer le chemin parcouru par les Françaises. Il est considérable. Et tous les Français doivent en prendre conscience, les femmes plus âgées parce qu’elles y ont œuvré, les plus jeunes parce qu’elles poursuivent le voyage avec des forces neuves. Et les hommes parce que bon gré mal gré, ils les ont accompagnées.

Ce Nouveau Regard sur les Françaises continue à tendre aux femmes un miroir, en déterminant ce qu’elles ont de différent et non ce qu’elles ont de commun avec les autres femmes. La fameuse « singularité française ». Voire dans certains cas l’exception française ! Mais il témoigne aussi des hommes français. Ils ont dû changer en moins de deux générations leur représentation millénaire. Et certains sont même devenus féministes. Au final, peu de mouvements ont été plus proches du vieux rêve de « changer la vie » que celui qui vient d’ébranler l’ordre symbolique de notre société.

Le titre original et le sous-titre du premier Regard était une question en forme de conclusion : Femmes, trop aimées ? L’adoration privée que les Français avaient portée à leurs femmes avait-elle freiné les Françaises dans la conquête de leurs droits ? Vingt ans plus tard, ce nouveau Regard pose une question symétrique : les Françaises aiment-elles trop leurs hommes pour s’aimer assez, elles mêmes et les autres, et faire avancer leurs causes ? Hommes trop aimés ? Légende et vérité, le feuilleton français commence et finit par une histoire d’amour.

En trente ans pourtant que de stéréotypes… et de réalités ont quitté notre champ de vision ! La fille de joie n’est plus. Les grandes courtisanes ne croquent plus de diamants. Les signataires de livres érotiques au féminin le font sous leur véritable nom. Emma Bovary a cessé d’épouser Charles. Peut-être s’est-elle pacsée avec Léon, mais en province comme en banlieue, elle fait la double journée et n’a plus le temps de le consacrer à l’adultère et aux amants. Sa fille reçoit à l’école la pilule du lendemain et se fait faire une IVG aux frais de la Sécurité sociale. Son angoisse à la fin du mois ne sera pas de tomber enceinte une énième fois mais de ne pas avoir d’enfant devant l’horloge biologique qui sonne le compte à rebours.

Plus personne, pas même les chansonniers, ne se moque des femmes savantes, qui sont plus diplômées que les garçons dans les universités. Il y a désormais des pompières, des soldates et des policières qui se revendiquent comme telles et, pour ce, on dit merci à « la » ministre. Certaines portent un string qui les dénude, d’autres un voile qui les recouvre, à condition que ce ne soit pas à l’école publique. Quant aux femmes politiques, si elles leur ont un temps préféré le pantalon pour qu’on ne sache pas qu’elles ont des jambes, elles n’hésitent plus à présent à affirmer leur féminité en robes ou en jupes.

En trente ans, nul doute que la France a changé. Après des siècles de cohabitation franco française, les différences régionales se sont progressivement estompées, et les différences de classe sont moins marquées qu’elles ne l’ont été encore à la fin des années 60. L’intégration qui avait converti à la francité une immigration considérable, n’est plus ce qu’elle était. Un des défis majeurs de ces dernières décennies fut la nécessité grandissante, dans la France post coloniale, d’intégrer des communautés dont les valeurs et les traditions se situent aux antipodes de celles qui se dégageaient dans la révolution de la libération sexuelle. Le débat, sur le voile islamique et la laïcité concerne au premier chef toutes les femmes de notre pays et met à l’épreuve le consensus établi sur le statut des citoyennes dans la République. Et c’est la prise de parole des nouvelles Françaises, d’origine islamique, qui opère la suture entre une culture de jouissance et une culture de retenue.

C’est pourquoi l’exploration de la situation des femmes en France est une entrée dans la société globale. Elle permettra à ses femmes de représenter l’universel que les hommes avaient réussi naguère à signifier tous seuls. Ce voyage chez les Françaises prétend donc servir de prisme à la société toute entière qui se reflète dans la moitié d’elle-même. À travers cette étrange lucarne au féminin, on observera la comédie nationale de l’humaine condition, avec ses problématiques d’actualité : sexualité, violence, intégration, pouvoir.

Fin d’un siècle, début d’un millénaire : une révolution, celle de la contraception en induit une autre, celle de l’investissement par les femmes de la sphère publique. Elle est générale dans la plupart des grandes démocraties où les femmes conquièrent l’espace professionnel et politique. Délivrées des contraintes de la maternité non désirée, les femmes peuvent s’engager dans les charges publiques et professionnelles. Pour les féministes historiques des années 70, la seule révolution souhaitable était d’ordre privé et s’exerçait sur le corps et par le corps. « Mon corps m’appartient » en était le principe et même l’objectif. Trente ans après, on entend plus distinctement une autre rengaine qui traînait aussi dans les mouvements de femmes : « Le privé est politique ». Et les femmes ont importé sur la scène publique leurs problèmes de « bonnes femmes » pudiquement rebaptisés sujets de société, et devenus enjeux électoraux.

Dans mon premier Regard, je citai Roland Barthes qui n’hésitait pas à interpeler la femme en cage dans le « gynécée » : « Fermez le gynécée, et puis seulement alors lâchez la femme dedans. Aimez, travaillez, écrivez, soyez femme d’affaires ou de lettres ; mais rappelez vous toujours que l’homme existe et que vous n’êtes pas faite comme lui : votre ordre est libre à condition de dépendre du sien ; votre liberté est un luxe, elle n’est possible que si vous reconnaissez d’abord les obligations de votre nature »y. Ce gynécée français, permissif et assiégé de partout par le monde des hommes qui le limitait, les femmes l’ont quitté dans les deux ou trois dernières décennies, en refusant de se marier et en briguant malgré les maternités des charges publiques. Portée par les sondages populaires, en 2007, une « fille-mère » s’est affirmée candidate à la présidence de la République jusqu’au deuxième tour..

Dans ce séisme planétaire, c’est avec précaution que les Françaises ont ébranlé la hiérarchie et l’ordre symbolique des sexes. Car elles ont franchi la frontière entre la scène intime et la sphère publique sans toucher aux fondements de la liberté française qui repose sur la sanctification de la vie privée. En dehors des ragots parisiens et des rumeurs jamais confirmées, en effet l’existence personnelle de nos femmes politiques est restée comme celle de nos hommes publics à l’abri des confidences salaces et des dénonciations publiques, telles que celles qui ont ébranlé l’état américain lors de l’affaire Lewinsky. Lorsqu’elles parlent de leurs fantasmes ou de leurs désirs, c’est à l’instar des hommes, par l’intermédiaire de la littérature. Grâce à des médias qui continuent à savoir jusqu’où s’arrêter trop loin, la « pipolisation », tant honnie, a plus épargné la Française que ses homologues anglo-saxons, bien que le phénomène soit en pleine évolution.

Le débarquement des femmes dans la vie publique préludait à leur libération. Il a commencé en 1989 avec la commémoration du bicentenaire de la Révolution, lorsque les historiennes françaises se sont avisées que cette dernière les avait flouées en les excluant des droits de l’homme, et plus tard du suffrage universel. Les féministes dites « historiques » avaient amorcé dans les années 70 la révolution du privé, en réconciliant les femmes avec leur corps, avec la sexualité et la maternité choisie. Les deux décennies 90 et 2000 se passeront à réconcilier les femmes avec les valeurs de la République, afin de leur permettre de prendre leur place dans la sphère publique. Dans le même temps, leurs hommes se réappropriaient la scène privée où ils avaient jusque là joué les seconds rôles dans la gestion de la maison et l’éducation des enfants. Ainsi se sont redéfinies les valeurs de la République au service des femmes. Liberté dans la sexualité. Égalité dans la parité. Mais Fraternité brouillée par la mixité. Mais Laïcité contestée par l’extrémisme religieux.

Après l’apparent recul des années 80, les féministes ont eu fort à faire dans ces nouveaux débats. La liberté sexuelle a-t-elle des limites ? Faut-il accepter la prostitution et la réglementer, faut-il la condamner et sacrifier, sur l’autel de la nouvelle moralité, et la prostituée et le client ? La parité est-elle conciliable avec le principe d’universalité qui ne reconnait que des individus sans distinction de sexe ? La féminisation des professions doit-elle entraîner la féminisation des noms de métier et de grades. La mixité est-elle égalitaire ou complémentaire ? La moralité islamique peut-elle intégrer la liberté sexuelle ? Le port des signes religieux remet-il en question la laïcité à la française ? On remarquera que la plupart de ces débats brûlants ont débouché sur une loi. Et que, nouveauté dans un pays où les lois n’étaient pas toujours appliquées, on a mis en place des stratégies d’observation et de suivi de ces lois afin d’en mesurer les résultats.

« Vous avez dit “féministe”… Quant à moi, je ne suis pas féministe mais… »

Je vous entends. Vous êtes française, donc une majorité à ne pas à être féministe. En tout cas à ne pas vous revendiquer comme telle, car « féministe » est un gros mot. Trop peur de perdre la prunelle de vos yeux : ce doux commerce avec les hommes hérité des salons de l’Ancien Régime, ces rapports de séduction réciproques qui ont toujours fait le charme de la douce France, cet art de faire la cour qu’on nous envie tant ailleurs. Alors faisons un pacte. Sur la définition du mot « féministe ». Loin des idées reçues. Etre féministe signifie, dans ce livre comme ailleurs, qu’on s’engage pour l’égalité des droits entre les sexes. Il signifie aussi qu’on s’engage contre la guerre des sexes. Les féministes, dans leur ensemble, quelle que soit leur obédience et leur chapelle, ont plaidé pour la paix et la réconciliation entre les sexes. (Les exceptions existent mais sont marginales.) Les féministes, dans la même proportion que les autres femmes, aiment les hommes, le « doux commerce » et la séduction. A contrario, les lesbiennes, à savoir des femmes censées aimer les femmes, ne sont pas nécessairement féministes. Quant à nos hommes, beaucoup d’entre eux ont bravé le machisme ambiant jusqu’à entrer dans des mouvements féministes et si je pouvais créer un néologisme barbare pour ces « justes », je dirais que mon approche, comme celles de la plupart des Françaises est « masculiniste ».

Alors est-ce que nous ne sommes pas toutes féministes, comme Monsieur Jourdain, sans le savoir ou plutôt sans vouloir le reconnaître ? La réponse à cette question est non. Tout au moins, pas encore. Parce que les femmes, en France particulièrement, ne s’aiment pas assez pour se juger dignes de l’égalité avec les hommes. Presque pas une seule femme interrogée, même parmi les féministes les plus convaincues, qui ne se soit laissée aller à cette amère constatation : les pires ennemies des femmes sont les femmes. De la mère à la collègue de bureau, de la belle fille à la belle mère. De la rivale en amour à la rivale en politique. De la patronne à l’élue. Certes, toutes parlent d’amitié authentique, avec un petit nombre de copines, choisies souvent depuis l’enfance. Mais de solidarité, non. De camaraderie, peu. De complicité, parfois. De connivence, passagèrement. On peut déplorer, en simplifiant beaucoup, qu’au pays du doux commerce entre tourtereau et tourterelle, la femme soit une louve pour la femme.

Dans mon premier Regard, j’insistai donc sur l’adoration des femmes, cette féminolâtrie, si particulière à la société française et aux hommes français. Elle se perpétuait à condition que les femmes acceptent de se laisser enfermer dans le gynécée privé et de se laisser aduler sans descendre de leur piédestal pour monter dans les tribunes. Elle est à la source de cette mixité de la société française qui en est un des charmes reconnus. Et bien, la bonne nouvelle, c’est que les Françaises ont rendu aux hommes cet amour qu’ils leur avaient porté, tant qu’elles se contentaient d’embellir leur foyer et leur lit. Mais la mauvaise nouvelle est qu’à leur tour elles ont tant aimé leurs hommes, pères, fils, frères et amants ou maris, qu’elles en ont négligé de s’aimer elles mêmes et continuent de porter sur leur propre genre le regard réducteur et condescendant, dont elles ont, chacune, souffert individuellement. Et tentent quand elles peuvent d’empêcher la voisine de grimper à l’échelle du succès. D’où, chère Madame, votre je ne suis pas féministe mais. D’où la résistance au mot sororité, pourtant accepté dans les dictionnaires, et qu’a popularisé sans rencontrer les mêmes résistances, l’anglais sisterhood. Néanmoins le féminisme est une approche efficace et universelle qui transcende non seulement les genres puisqu’il y a des hommes féministes et des femmes qui ne le sont pas, mais aussi les clivages politiques, sociaux, religieux et

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