La petite maison des Tuesday ressemblait à une maison de contes de fées, avec ses
volets verts et ses poupées joliment disposées sur le canapé, mais l’on sentait vite,
que les inquiétants personnages d’Hitchcock pouvaient s’y être donné rendez-vous
et, qu’à la première occasion, ils ne manqueraient pas de nous étouffer sous un
coussin en dentelle, ou de nous poignarder au détour du jardinet. La délicieuse Miss
Tuesday mère, par exemple, que j’avais baptisé : « Couine Mââ… », en raison d’un
chuintement nasal qu’elle émettait avec la régularité d’une pendulette ; aurait très
bien pu bourrer ses appétissantes pies de ciguë du jardin. Tricky, isn’t it ? Je me
souvenais d’ailleurs de son rictus, à chacune de mes bouchées ; quelque chose qui
pour elle devait vouloir dire : « Allez, encore un petit effort. Voilà… That’s a good
boy… » Ma nuit serait courte. J’allais disparaître dans d’atroces souffrances. Seul.
Loin des miens. Pourquoi penser à des choses si terribles, me dis-je soudain ? Tout
n’étais pas sombre à ce point, et jamais je ne serais loin d’eux, puisque je n’avais
aucune famille. Sinistre évidence à laquelle j’avais, apparemment, du mal à me
soumettre. Il n’y avait personne dans ma vie, mis à part quelques plantes vertes et
un poisson rouge. Quant à la belle Ruby, la plus grande méfiance s’imposait. N’étaitelle
pas entrée dans ma vie par effraction, en piratant ma ligne téléphonique ? Cette
fille était une traînée, cela se sentait ; mais de poudre. Suffisait-il de l’allumer pour
profiter du feu d’artifice ? À vérifier. Prête à tout. Ça… c’était sûr. Mais peut-être pas
à ce que l’on attendait et j’aurais été bien naïf, de ne m’en référer qu’à son look
Hippie Vintage, customisé Bad Girl, pour la juger. Je la trouvais magnifique, soit. À
quoi bon se mentir. C’était vrai. Et à Hollywood, elle n’aurait pas fait trois mètres,
sans qu’un studio l’engage. Bandable aujourd’hui, Bankable demain, comme ils
disaient là-bas. Mais que faisait-elle dans ce trou à rats ? Avait-elle un fiancé en ville,
plusieurs… ou zéro ? Tout était possible. Je me disais que, comme beaucoup de trop
belles femmes, peut-être avait-elle du mal à partager sa beauté. Comme elles alors,
sans doute, avait-elle un amant unique, caché derrière le miroir de la salle de bain,
jamais en retard de compliments, libre et disponible à tout moment. Voilà à quoi je
pensais en montant derrière elle, comme le client anxieux d’un lupanar de province,
dans l’escalier de ce Bed And Breakfast à la Girondine.
Dans la maison des Tuesday donc, au 62, rue des frères Barbe, à Montségur,
France, il faisait un froid glacial. Ruby m’installa au deuxième étage, dans une
chambre mansardée, envahie de pots de rhubarbe – invendus, ou livraisons en
souffrance – qui s’empilaient jusqu’au plafond. La rhubarbe traversait une crise et,
comme nous autres, se trouvait dans un état réel de déconfiture. Je frissonnais en
m’asseyant sur le lit, dont les draps de lin beigeasse contenaient, à eux seuls, toute
l’humidité du Connemara. Je fis, en y posant mes fesses, déguerpir un énorme chat
qui, choqué par mes indélicates manières, me cracha son dédain félin à la figure.
Quand Ruby le souleva pour le prendre dans ses bras, je compris, au petit effort
qu’elle fit, qu’il devait faire, au moins, ses 10 kilos.
– « Bousty-Five, Say hello. Say hello to Freddy… Ses quatre prédécesseurs ont
succombé à la richesse du régime alimentaire imposé par ma mère (Je le savais, elle
était dangereuse) et j’ai bien peur que celui-là ne suive le même chemin. Humm…
Bousty ? » Susurra-t-elle, en grattant du bout de son index, le petit front bombé. « Tu
aimes trop la bouffe. Tu n’est pourtant pas français comme chat… ! »
C’était un british longhair et il arborait la même coiffure que Brian Setzer pendant ses
années Stray-Cats. Je le trouvais d’un très beau noir, silver shaded, comme on
disait. Sous la caresse, il se mit à ronronner, avec la même douceur que la Rolls
Royce du – presque même nom. Assurément, pas : un chat français.
– « Désolé, le chauffage est encore un concept lointain pour nous. S’excusa Ruby. »
– « On pourrait chanter Lady Marmalade, pour briser la glace. » Suggérais-je. No
comment.
– « Je vous laisse ce qu’il reste de la couverture écossaise… » Fit Ruby en déposant
sur la table de chevet un magnum de Lagavulin bien entamé. « Single malt, 16 ans,
Special Release… Vous verrez, c’est très chaud comme laine, le tartan. »
– « Demain, je vous emmène visiter la fabrique, c’est juste à côté. »
– « Le vieux bâtiment que j’ai vu en arrivant ? Ils font quoi, là-dedans… ? »
– « Yes… La cour juste à côté. Ils fabriquent de l’espoir, vous voyez… »
– « Je vois tout à fait… mais, à part quelques artisans, je croyais que plus personne
ne s’acharnait à produire ce genre d’article… ? »
– « On les appelle « Les souffleurs de rêves ». Vous verrez, ce ne sont pas des…
enfants du coeur, angels, you know… Ils sont le cauchemar des puissants. Vous
comprendrez demain… Je les ai prévenus de votre arrivée. Avec vous, Lundi a des
chances de perdre la face. »
– « Et moi la vie ? »
– « It’s up to you. »
– « Euh… Je voulais vous demander… » Dis-je, en frissonnant comme une feuille de
menthe fraîche. « Il y a peut-être un hôtel… Je… je pourrais trouver une chambre. Je
voudrais pas déranger. »
– « No vacancies around… Demon organise ses journées du Lundi. Cette semaine,
tout est plein ! Mais j’ai les clés du magasin de literie, c’est à deux rues. J’irai voir
demain. Ici, quand les hôtels sont complets, les gens dorment chez Lévitan. Original,
non ? »
– « Oui, très… Et… Demon… ? »
– « Monsieur Monday est le maire de Montségure. Monday / Daymon / Demon. Got
it… ? » Conclut-elle dans un clin d’oeil, avant de refermer la porte sur un somptueux :
« Good night ».
Son « Good » était si bon, si appétissant, qu’on aurait volontiers croqué dedans ;
comme un fruit. Jusqu’à en avaler le jus et le noyau même, si l’on avait pu. Elle le
disait comme ça, nonchalamment… et une neige parfumée tombait de sa bouche,
sans bruit. Ce « Good » – là, elle en croquait la fine écorce avec délicatesse, dans le
souffle et du bout des dents ; on aurait dit qu’elle effleurait un langage divin. Son
« Night » abritait, quant à lui, une petite pluie. De celles qui chuintaient sous les
pneus des voitures la nuit, au point que les langueurs de la trompette de Miles
pouvaient s’y refléter, comme des allégories. « Good night », juste un mot. Mais
tellement plus. On aurait pu en faire une berceuse aussi (Ruby Tuesday oblige), à lui
seul une mélodie. J’étais prêt. Au pays des « Good night », je serais bien parti. Je me
serais laissé aller, appareiller, glisser et j’aurais quitté, sans regret, les années
vécues jusqu’ici. Quelques rasades de Lagavulin plus tard, je fis taire la lumière qui
pendouillait au-dessus du lit. Le noir se fit.
Bienvenue au monde des objets. Il possède ses bases dans cette région de notre
affect, aux confins des souvenirs de l’enfance ; là, son territoire s’étend à perte de
vue. Y retourner nous rappelle cette époque, quand rien ni personne n’aurait pu nous
convaincre, d’une vie offerte aux seuls humains. Depuis toujours, les objets
m’entourent de leur bienveillance. Ce soir, pourtant, dans cette chambre, je suis
l’intrus. Je dérange. Déjà, sur une petite console, un méchant cendrier aux formes
octogonales me le fait sentir. Du lit, je l’aperçois. Il hausse l’épaule droite (signe
d’hostilité), tandis qu’à ses côtés, un chandelier empire, aux avants bras bronzés,
tape du pied, comme s’il lui tardait d’en découdre, sabre au clair. Qui donnera le
signal ? Sur le dossier d’une chaise, un être sarcastique dessine, dans la pénombre,
son étrange profil. C’est un visage mou. Crâne fuyant, nez légumineux en
promontoire, au-dessus d’un menton pâteux, tombé sur un torse barbare. Enfoncé
dans les chairs, je devine son regard. Sans rien dire, il m’observe ; je l’entends qui
mâchonne, sur ses quatre pieds de chêne, des graines de rancoeur. Parquet,
moulures, dossier de chaise… le bois craque et fait à mon sujet de grinçants
commentaires. Pourtant proches compagnons, mes habits posés là, sont devenus ce
tas, qui ne me connaît pas. Chaque voiture passée, propulse sa lumière en larges
stries à travers les volets fermés et révèle, au milieu de la tapisserie, d’autres visages
noyés de noir. Elle les anime. Des taches brunes dans mes yeux, tracent leurs
formes obscures ; presque humaines. J’ai les raies des volets, tatouées sur la rétine
et quand mes paupières s’ouvrent, la nuit pénètre et coule à flots dans mon cerveau,
comme une pluie brillante.
On frappe, mais ce ne sont pas des coups donnés contre la porte, c’est ma cervelle
qui sonne ; un solid beat à l’angoisse équivoque. Ma peur soliloque. Rien, pourtant.
Seulement le battement de mon sang, tout contre mon tympan, enfoui dans l’oreiller ;
un truc assourdissant. J’ai le coeur dans l’oreille, tout prêt à exploser. Ma gorge aussi
est enflée du même bruit. Les sons, montés de la rue, sont devenus stridents. Je
perçois le moteur d’une motocyclette, je l’entends changer ses vitesses. En
approchant, le son se fait tranchant ; un moustique, dirait-on, chevauche une scie
sauteuse. Et voilà mes pensées débitées en tranches roses, d’une fadeur
écoeurante, que vient relever le vert tendre, d’un gros cornichon. Cette nuit, mon
encéphale, my dirty friend, is : salami. J’ai peur que mes pensées soient vides, leurs
données envolées, vers d’autres contrées plus jolies. Il me vient des évocations,
auxquelles je ne parviens pas à donner du sens : torrent, fleurs de montagne, le
capot d’une décapotable, quelque vague silhouette animale, partie en lambeaux… et
toujours ces stridences, rythmées désormais par le tic-tic-tic-tic de ma montre, posée
sur la table de chevet. J’ai peur, de ne jamais plus pouvoir réfléchir à rien, que mon
cirque s’arrête, faute d’envies, faute de clowns, faute d’applaudissements, faute de
vous. Je me force à penser, je n’ose pas dire : rêver – ce serait trop beau – je
convoque des images et tous leurs dérivés ; rien ne vient. Ou alors, autre chose.
J’appelle : femme, train, regard, longs doigts, mèches sombres et je vois débouler :
couteau, crocodile, boue, rire édenté… Dans ce cloaque sonore, des bribes de
phrases renaissent. Des mots claquent, pas toujours audibles ; puis ils se
désagrègent et vont s’éparpiller en particules brillantes, chaque fois que ma
conscience veut se manifester. Peine perdue. Plus de rêve, plus de concret. Je suis
dans le vide, je flotte confusément. Mon corps ne pèse rien et ne sait résister à
l’appel de sa chute. Mes membres s’allongent, mes idées se répandent en flaque
nauséabonde, mes muscles se distendent, je n’ai plus rien d’une viande, mes os sont
comme cendre, mes cartilages se cassent, mes organes démissionnent et je gis sur
le lit, au néant de cette chambre. Je n’ai plus de pensée. Mon âme est un petit objet
carbonisé, au fond d’un méchant cendrier. Je suis libre

Jean-François Crance

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