Il n’y eut pas, dans l’escalier de bois, de ces bruits déplaisants ; staccatos quatre à
quatre, ou glissato d’une marche sur l’autre et à contretemps. Ce fut un son clair,
dans le silence de la petite maison. Du bout de la moindre de ses fibres, le vieux
hêtre laissait échapper un gémissement de plaisir ; un acquiescement secret, sous le
poids parfait de celle, à peine posée, qu’il reconnaissait. Rien d’un grincement, mais
un son diffus ; arraché à cette marche, à ce morceau de forêt volé. Un son tellement
léger. Le petit bruit pincé se produisit huit fois dans des modulations différentes, à la
manière d’une gamme et à chaque pas que fit le corps descendant. Ce fut
majestueux, gracieux ; le plus exquis des délices délicats ; érotique – ô combien -,
mais je ne m’en doutais pas. Public privilégié, j’assistais à l’exécution d’une pièce
rare : le premier mouvement d’une courte fugue pour pieds nus et bois anciens ; avec
la participation modeste, mais inestimable ; de Colimaçon l’escalier. Son interprète,
la dénommée : Ruby, descendait.
Sans rien voir d’elle, j’étais bouleversé par sa musique.
Je vis ses pieds nus d’abord, et rien d’autre ; impossible de lever la tête pour
affronter son regard. Ils me fascinaient ! Jamais je n’avais entendu quelqu’un jouer
avec les pieds, mais aussi bien. Puis, je vis sa jupe, en lainage bleu roi, qui lui arrivait
au-dessous du genou ; et cette espèce de pull, qui laissait voir quelques millimètres
de peau à la ceinture. Cependant, même lorsque je réussis à remonter jusqu’au
visage ; et malgré mon envie d’en capter les moindres détails ; c’est encore à ses
pieds que je pensai. Légèrement haussés sur la partie supérieure et charnue de
leurs plantes, ces deux échantillons de chair nacrée, semblaient en démonstration
permanente de leur élasticité ; comme dotés d’une vie propre. Là où des pieds
ordinaires se seraient contentés de piétiner, eux semblaient prêts à s’élancer et à
danser sur d’invisibles claviers de bois.
Sans rien analyser de son visage, j’étais à ses pieds.
– « Vous êtes Ruby ? » Dis-je, en contemplant le lobe délicat de son oreille droite qui,
sous une tresse sombre et soyeuse, montrait le bout de son nez. Dixième de
seconde, éternité, flottement, parfum, mouvement des vagues, petit vertige du
silence, douceur… Je réussis encore à fixer, le trait muet des lèvres ; ligne Maginot
entre imaginaire et réalité ; mais, dès que je les vis s’animer, les hostilités
commencèrent. Avec un accent British, dont on sait quelles lourdes pertes il inflige
aux âmes des froggies décérébrés ; elles s’entrouvrirent pour émettre un rapide :
– « Oui, yes… C’est moi, I am… ». Je vis les sons ; j’entendis les couleurs. Tout
chamarré de « Oui », son «Yes » vint humidifier ses lèvres à la commissure, et fit
briller leur pulpe sous la salive. « C’est moi » les empourpra, d’un carmin délicat ;
exécution enlevée, brosse nerveuse ou ; plus simplement : pichenette du bout de
l’auriculaire dans la pâte colorée, fraîchement posée là. Son « I am », enfin, fit éclore
en canon d’autres couleurs ; celle d’un rire attendu, la teinte craintive d’une aile
d’oiseau, la carnation d’un cri, gorgé du sang des fruits, les nuances d’une « pastel –
mélodie » et la teinte crue de l’absolu, badigeonné d’oubli. Le visage devant moi était
vivant, je veux dire… comme peint par Rembrandt. N’y tenant plus, je fis, ce qui, en
d’autres termes, équivaut au suicide : je regardai ses yeux. Il le fallait ! Je n’allais pas
rester… à zyeuter ses trous de nez, ses oreilles et ses jolis orteils ! De plus, je devais
trouver vite, quelque chose à lui dire. Prenant ma respiration, je plongeai.
Ils étaient bleus. Mais, comme je descendais dans leurs profondeurs, au milieu des
grésillements d’un plancton jaune phosphorescent qui à coups d’ondulations
dessinait le visage de Brian Jones ; je me dis qu’ils étaient noirs aussi.
– « Ruby comment… ? »
– « Ruby Tuesday… »
Tout me revint. Les paroles, la mélodie… Cette vieille ballade des Stones, composée
par Brian, évoquait pour moi tout un passé. « She would never say where she came
from… » Comment pouvait-elle se trouver là, bien vivante, devant moi aujourd’hui ?
« Yesterday don’t matter if it’s gone… » Les accents, moelleux à souhaits, de Jagger
remontaient à la surface et m’entraînaient vers un monde mystérieux de Rock n’ Roll
féeries. Ruby Tuesday… J’avais rendez-vous avec une chanson que j’avais toujours
aimée. Ruby Tuesday… Littéralement (comme mon anglais approximatif me
permettait de l’envisager) : Mardi vermeille. J’eus peur et fus, à ce moment-là, saisi
d’une envie folle de m’en aller, en lui lançant :
– « Good bye, Ruby Tuesday, who could hang a name on you… ! ». Mais elle se mit à
baragouiner dans son franglais délicieux et le piège sur moi, fut clos.
– « Je vous ai appelé… There’s no time to loose… » I heard her say. « Pour sauver
mardi. »
– « Pour… ? Mais, euh… pourquoi moi ? »
– « C’est bien vous ça, n’est-ce pas… ? » Dit elle en exhibant sous mon nez un papier
portant mon numéro de téléphone. – « Vous avez été désigné par les instances du
haut comité. D’après nos sondages, vous êtes le plus Mardi de tous les Tuesday
Bros. »
– « Les… ? Ah bon… Faudra que je songe à fonder un club de Lundiphobes, alors. »
Dis-je pour plaisanter.
– « Il n’y a pas besoin… Cela existe déjà. Vous êtes ici en Lundiphobia. C’est un tout
petit pays, situé entre la phobie et l’anaphylaxie, aux confins de notre haughtiness ;
la fierté, vous savez… Là où se dresse l’instinct de survie, contre vents et marées.
Mais la capitale, ce n’est pas : Paris, c’est ici. Nos jours sont en danger, Monsieur. Ils
sont comptés par ce Lundi horrible, qui veut tout dominer. Aidez-nous à en
débarrasser la semaine… Agissons ! Ensemble, remettons mardi à sa vraie place.
Celle que cet arriviste lui a volé. Catch your dreams ! Before they slip away… »
Tout naturellement, les paroles de la chanson trouvaient leur place dans sa bouche.
Elle était LA chanson et elle me parlait, comme elle l’avait si souvent fait ; depuis
longtemps.
– « Dying all the time… » Reprit-elle, inquiète. « Lose your dreams and you, may lose
your mind. Ce n’est pas possible, non… ?! » Pour ce qui était de perdre la tête, c’était
réglé. Je l’avais complètement perdue. Là, boum… tombée devant elle, à ses pieds
et je n’étais même pas sûr de vouloir la ramasser.
– « Ain’t life unkind?… » Susurra-t-elle encore. Ça j’étais bien d’accord. « Are you
ready ? » Conclut-elle.
– « Ah, non… Moi, c’est Freddy. Mais vous ne pouviez pas savoir… Bien sûr que je
suis prêt ! » Elle n’apprécia pas ma french blague.
– « Vous avez fait un long voyage… Vous devez, je pense, avoir une petite envie de…
vous restaurer ? »
Le souvenir déjà lointain de, feu mon sandwich SNCF, m’autorisa à répondre par
l’affirmative. Je la suivis à travers la maisonnette ; du genre cottage à la française.
De façon drolatique, le kitchissime et légendaire mauvais goût britannique y flirtait,
sans vergogne, avec les ringardises du style « français moyen », héritées de nos
années soixante. Une lampe, à gros pied orange ; entourée de miniatures en bronze
de Vienne, représentant Peter Rabbit et ses amis les écureuils d’après Béatrix
Potter ; trônait sur un buffet Henri II. À côté, un appareil de chauffage au gaz, avait
été encastré dans une cheminée en fausses briques, qu’un bouquet de fleurs en
plastique mauve, agrémentait divinement. Pris d’une sensation étrange, je levai la
tête. Au mur, une chouette de Lurçat, exécutée au canevas sur fond noir, dans les
tons bleu ciel et bouton d’or, m’observait d’un oeil mal intentionné. Sans doute,
attendait-elle que le jour tombe et se fasse mal. Face à ce mur, un cosy-corner
incluant : rayonnages infestés de bouquins jaunissants et casiers encombrés par les
flasques de spiritueux, jouxtait une table basse en bois clair et fer forgé ; sommet de
la modernité triomphante. Passant devant le poste de télévision Ducretet-Thomson,
encore enchâssé dans son habitacle de Bakélite, je me dis que, peut-être, quelqu’un
venait de regarder « La Piste aux Ètoiles » de Gilles Margaritis. C’était drôle, comme
certains intérieurs donnaient envie de lire Spirou… Ruby me proposa de visiter les
autres pièces ; je déclinai poliment, craignant une indigestion. Elle m’installa alors
dans la cuisine, où sa mère (Mrs Tuesday, I presume…) me servit une énorme et
délicieuse part de tarte à la rhubarbe, que je dus engloutir en silence et avec
application, sous le regard attendri de mes deux tortionnaires.
Rompant mes derniers bruits de mastication, Ruby me demanda comment j’en étais
venu à m’intéresser au mardi. Je lui racontai tout : le blog, François, mes
interrogations et les mystérieux signes qui étaient venu s’accumuler sur ma route,
jusqu’à notre rencontre. Elle m’assura que ce n’était pas un hasard, si j’avais fait
partie du grand casting. Le comité attendait beaucoup de moi. J’étais le seul à avoir
répondu aux appels, sur quelques douze millions de coups de fil. Elle m’expliqua
aussi qu’elle n’était pas prête à faire partie de mon histoire, juste pour y figurer. Il lui
fallait des résultats.
Je m’informais sur sa vie et comment elle subsistait ? Elle m’appris que, pour joindre
les deux bouts debout, elle donnait des cours d’anglais à des primaires déprimants,
et des cours de rock acrobatiques à des imprimeurs déprimés. Sa mère, pour ajouter
son écot, cultivait, sous des serres de fortune, l’inévitable rhubarbe. Elle en faisait de
succulentes conserves qu’elle vendait. La rhubarbe accompagnait la moindre de ses
recette, y compris, m’annonça-t-on ; le fameux dindon à la rhubarbe – celui de la
farce, précisément – que l’on me promis pour le lendemain, si toutefois je décidais de
rester. Les heures passant et au fur et à mesure que nous conversions, je découvris
sur elle des choses surprenantes. Était-ce à cause des barrières de la langue, de
leurs pièges et de la farandole de quiproquos qu’ils pouvaient entraîner ; ou bien – je
me le suis demandé – était-elle atteinte de la maladie, dite de Mixtionne, qui faisait
qu’elle mélangeait tout, un peu comme on mixe ensemble différents légumes verts
pour la soupe, différents fruits rouges pour les cocktails ; mais aussi, hélas, différents
fruits verts avec différents légumes rouges, sans trop savoir ce que l’on en fera.
Ainsi, elle confondait le slam et l’islam, Sao Paulo et Saint-Malo, Anémone et Nina
Simone, Tim Burton et les chaussettes Burlington, la salle Pleyel et la Salpêtrière…
Pour Noël, elle écoutait des chansons de Judy guirlande et à l’approche de MARDI
GRAS, elle avait le grand projet d’organiser une : « Journée Porte Qui Claque », afin
que ce jour ne devienne pas un mardi gris ; mais un jour sans crime. Les gens
n’avaient qu’à choisir le mercredi pour se faire descendre… Cet événement-là serait,
comme elle le disait : la « cerise sur le gâteux », de ses projets du moment.
J’entrepris de la sonder sur des sujets plus sérieux. La culture extrême-orientale, par
exemple. Elle reconnut être favorable à l’implantation, dans chaque ville, d’un
Bouddha Bar, avec méditations lounge. Pour ce qui était de la vie après la mort, elle
entendait offrir, après la sienne, son corps à la science et c’est très naïvement qu’elle
me demanda, comment elle devait s’y prendre pour le don d’orgasmes… Peut-être
faudrait-il que je lui explique un jour.

Jean-François Crance

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