Me voilà à quatre pattes dans l’entrée. On pourrait croire que je guette l’arrivée
imminente dans mon salon, d’un troupeau de bisons. Il n’en est rien. Je ne regarde
pas pousser la moquette non plus. Penché sur mon répondeur, l’oreille collée sur le
haut-parleur, j’ausculte la toux de mes messages, je diagnostique leurs
crachotements, je numérise leurs gribouillis sonores, au milieu desquels émergent de
drôles de phrases. Mêmes mots, même intonation depuis tout à l’heure : « 62 rue
Barbe » – Clonck ! … « 62 rue Barbe » – Clonck ! Clonck ! … « 62 rue Barbe » –
Clonck ! … Toujours cette même voix de femme, à intervalles réguliers. Difficile de lui
donner un âge, ou d’anticiper sur ses mensurations, son style de lingerie ; florale, à
pois… mais le timbre est sucré, tout en finesse ; il dégage des arômes boisés et
quelques notes de fruits rouges par-ci, par-là, la bouche reste ronde, ample,
persistante et vive ; équilibrée sur la douceur et ne manque pas d’intensité, avec une
pointe de british accent. Voix de femme, dis-je. J’en suis sûr ; ou alors, il est bien
jeune. « Rue Barbe… Ici, rue Barbe » – Clonck ! « Vous m’entendez… ? 62 rue
Barbe, mais on vous attend… » – Clonck ! « … au 62 » – Clonck !
Alors comme ça ; non seulement, depuis quelques jours, les appels téléphoniques du
monde entier dérivent sur mon numéro, comme aspirés par une tornade numérivore ;
mais maintenant, je dois, en plus, héberger les conversations de tous les radios taxis
de la planète !? Pour qui me prend-on ? – Clonck ! … « 62 rue Barbe… le jour « J »
ne peut avoir lieu sans vous, je répète : 62 rue… » – Clonck ! Mais qu’est-ce qu’elle
raconte ? On est loin des langueurs monotones de Verlaine, cependant, la drôle de
voix blesse mon coeur. Et qui est ce Clonck ? Je capte, capte, capte… C’est fou !
comme je capte l’attention en ce moment. Moi, le discret, si peureux du moindre
contact. – Clonck !! Prends donc ! « … 62 rue Barbe… » Alors, ce serait ça : l’effet
blog ? Merci François, vraiment. On me prend pour un taxi maintenant, mais
lesquels… ? G7 ? G8 ? G20 ? P4 ? K2R ? Non, je ne suis pas joueur. Coulé… ? De
toute façon, je n’ai pas de voiture. En revanche, j’ai un guide de Paris. Ce n’est pas
aussi pratique, j’en conviens, mais ça consomme moins et je trouve toujours une
place sur l’étagère pour le garer. Il stationne à demeure ; dans ma bibliothèque. Pas
d’attente. À la moindre course, il est disponible et ne m’insulte pas si j’oublie le
pourboire. Après, c’est une autre affaire et je ne suis pas là pour chanter les
louanges de la RATP.
Cette rue doit bien exister quelque part. J’en ai croisé déjà, de ces rues avec des
noms à coucher dehors au clair de la lune et sans ami Pierrot, ou bien sous les
ponts, avec l’eau courante et les sirènes de flics qui chantent au loin ; mais celle-là,
jamais. Recherche. Dans mon guide, les noms de rues, tordus – parfois tordants ; ne
manquent pas. Souvent même ils se croisent, carrefour des paradoxes. Ainsi, je
relève : un Passage d’Enfer et une rue Paradis, une Cour de la Maison Brûlée et une
rue Cendriers, une rue de la Lune et une cour du soleil d’Or, une allée des brouillards
et une rue de la Gaîté, une rue des Bons Vivants et une rue du Repos, j’en passe…
Mais de Rue Barbe, point. Autant chercher un poil dans une tarte aux Myrtilles. Me
voilà découragé d’avance et je me sens soudain aussi dérisoire, qu’une lame de
rasoir devant les ZZ Top.
Prenant mon courage à deux doigts, je guette et j’appuie sur la voix ; juste quand elle
passe sur le 62. « Allô… ? » Fais-je en prenant un ton des plus affables. La réponse
ne tarde pas : « Oh, Monsieur, Monsieur… S’il vous plaît, venez vite, il n’y a plus une
minute… » La voix sanglote, à présent, c’est la même que tout à l’heure, mais en
small : 1 m 58, pas plus. Je n’aime pas qu’une femme pleure dans mon téléphone,
c’est de mauvaise augure. Après, j’ai l’impression que le combiné est mouillé de
larmes ; parfois même, je suis obligé de sortir un Kleenex pour essuyer cette
saloperie de chagrin contagieux. Afin de donner à notre échange verbal une certaine
tenue et un tour plus jovial ; je ne luis dis pas les mots bleus, les mots qu’on dit avec
les yeux, mais les mots Treets ; ceux qui fondent : dans la bouche – pas dans la
main. Je lui raconte mes origines Franco-Batraciennes, je lui confie que j’ai failli être
changé en crapaud par une fée, je lui avoue que je ne suis pas prince et charmant,
encore moins, mais charmeur ; parfois… Je lui apprends aussi que je me suis perdu,
à l’âge d’un an, dans un Bayrynthe (je sais qu’elle s’en fout, mais c’est important pour
moi) et qu’après, pendant l’enfance, mes camarades et moi-même n’avions que nos
grenadines pour faire monter notre adrénaline. Je lui conte enfin l’histoire véridique,
et en version non-expurgée, du Grand méchant loup et du petit poisson rouge ; cellelà
même qui inspira Charles Perrault ; un usurpateur né ! – paraît-il – un lundi 12
janvier 1628… Je m’en doutais.
Mon grand déballage amical n’a aucun effet sur la pleureuse, qui redouble de
désespoir. La voix s’essouffle, les crachotements s’intensifient et je crois bien
l’entendre énoncer la chose suivante : « Venez, je vous en supplie, nous sommes en
retard… Et la révolution attend… » « Mais. Enfin… où êtes-vous… ? Allô…
Madame… » Croassai-je, la voix coupée par son émotion. « Madame… ? Mais,
Madame… ? Qui êtes-vous ?! » Silence, hésitation, ça renifle à l’autre bout.
« Ruby… » Prononce-t-elle enfin. – Clonck ! « … 62 » – Clonck ! « … rue Barbe » –
Clonck ! Clonck !… C’est fini, je raccroche. Il n’y a plus personne. Elle s’en est
retournée dans les limbes électromagnétiques du pays des téléphones, par-delà les
toits de la ville et par-delà les océans aussi peut-être. Je ne sais, d’où elle lance son
appel ; sa bouteille amère. Son émoi vient de se diluer dans la bande de fréquence
universelle, ses mots ne sont maintenant plus que des pulsions codées. Sa voix
pourtant, chemine encore. Elle module, dans les circonvolutions de mon conduit
auditif, et gravit lentement l’escalier en colimaçon qui mène aux zones sensorielles,
puis amygdaliennes de mon cerveau ; là où séjourne encore, mais plus pour très
longtemps – je le crains – ma mémoire.
À ce moment ; dans la rue en bas, un vitrier passe. Un vitrier comme autrefois, avec
sa charrette et ses plaques de verre sagement rangées dans leurs cadres en bois. Et
moi je jure que je l’entends crier, de cette voix caractéristique ; comme sortie d’un
film de Renoir ; non pas : « Vitrier… ! » Mais « Vies brisées… ! Vies brisées… ! »
Alors, je descends, quatre à quatre, pour voir à quoi ça ressemble des vies neuves ;
toutes fragiles, avec leurs transparences et leurs reflets prometteurs qui doivent
danser dans la lumière. Je me dis même, tiens… si j’en trouve une à ma taille, ça doit
valoir le coup de se la faire poser ; mais le vitrier a disparu. Sur le trottoir, il n’y a que
des pigeons. Des pigeons parisiens, une machine à becter en rond, très affairée ;
une couronne de plumes avec, en son centre, un croûton.
Comme je ne trouve décidément pas la rue Barbe, sur aucun plan de Paris, je décide
de retourner sur les quais, afin de demander conseil à mon bouquiniste du pont de
l’Alma. Celui que j’ai ; à cause du mimétisme dont il était affligé, aimablement
surnommé : le Zouave (voir : Pourquoi mardi N°3). Il fait beau. Mon Zouave, qui doit –
je l’ai remarqué l’autre jour – avoir plus souvent le nez dans le vin que les pieds dans
l’eau ; est installé sur son pliant, l’oeil canaille et la moustache déjà au mouillage
dans un gobelet de Beaune enfant Jésus dont j’aperçois la bouteille ; planquée
derrière une édition reliée de la vie de sainte Bernadette. Il me reconnaît, et se laisse
tout d’abord aller à quelques confidences, aussi vinicoles que littéraires : ainsi, il
avoue avoir encore à l’étalage, une demi-bouteille de Bâtard Montrachet derrière
« L’étranger » de Camus, et un Chablis montée de Tonnerre, derrière « Mein
Kampf ». Il précise, à ce sujet, qu’il va devoir changer la bouteille de livre ; à cause
de l’acidité que donne le texte au vin. Par politesse, je lui demande comment il a
démarré, tout en déplorant que la vocation de bibliothécaire-précaire-glandeur-chef
ne s’attrape plus tellement de nos jours. Lui, raconte-t-il, c’est un accident du travail
qui l’a mené jusque-là. Il prétend s’être blessé à l’arme blanche, en vendant Hara-Kiri
sous le manteau dans les années 60, quand le journal était au plus mal avec la
censure. En blaguant, je le mets au défi d’exhiber sa cicatrice. Ni une, ni deux, il se
dépoitraille ; il en a une. Je n’ai, je crois, jamais vu aussi jolie façon de passer sous
silence une opération à coeur ouvert. Et c’est le cas de le dire, il n’en finit plus de se
dévoiler. Il me raconte encore qu’à cette époque, il était chanteur d’un groupe de
Rock, sous le nom de Jimmy Norton et les Chacals, « Attention, hein… pas
confondre avec Willy Balton et les Rapaces. » Précise-t-il en raillant son concurrent
le plus virulent, mieux connu aujourd’hui sous le nom de Robert Hue, ancien leader
du parti communiste. « Ah, autrefois… c’était plus facile de se faire un nom dans le
rock que dans la politique ! » Assène-t-il. Je ne peux qu’acquiescer ; il ajoute :
« C’est dur le Rock n’Roll pour les jeunes, aujourd’hui… Au mieux, quand un ringard
a du succès, il est portier à l’Olympia. » Comme il s’interrompt pour vendre un Paris-
Hollywood à deux japonais en quête de pubis vintage, mais glabres, j’en profite pour
poser, fort à propos, ma question : « Et… Vous connaissez la rue Barbe ? » Il s’arrête
net ; me lance un regard étrange, puis éclate de rire.

Jean François Crance

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