Au tribunal de son père, le fils, Frank Kafka ne peut être que coupable, écrasé, anéanti. Le drame, voire la tragédie, à l’échelle de notre société, est que ce tribunal en chair et en os n’existe pas ou du moins qu’il est suffisamment impalpable, invisible pour que ses verdicts, ses condamnations des classes populaires, des déviants, des marginaux apparaissent comme allant de soi, comme un fait de nature. L’ordre social assumé par les princes qui nous gouvernent serait ni plus ni moins que l’aboutissement de la transcendance divine. Cet énorme et accablant mensonge proféré par ceux, qui depuis la nuit des temps, ont le pouvoir de dire et de représenter est devenu notre réalité.
Est-il possible de résister ? oui sûrement. Ce combat, à priori minoritaire, a- t- il la moindre chance de trouver une issue heureuse ? Oui, à condition de construire un puissant contrepouvoir susceptible de nommer et représenter autrement. Pour ce faire, il faut déjà admettre que les systèmes de domination et d’exclusion que subissent la grande majorité d’entre nous, sont construits au fil de notre histoire et qu’en conséquence, en fonction des rapports de force que nous créons, ils peuvent être déconstruits pour laisser place à des relations, des institutions plus proches de nos aspirations et de notre éthique. La société n’est en rien déterminée par une puissance venue d’en haut, elle est immanente à elle- même. C’est notre société.
Ce travail qui requiert intelligence, patience, ouverture à l’autre, résistance, éthique et pédagogie est celui de la pensée critique. Il est celui que Didier Eribon, frère de pensée de Michel Foucault, de Pierre Bourdieu et de Sartre, mène de livre en livre, au rythme de ses engagements. Nous mettre face à notre liberté est une entreprise redoutable. Mais l’homme qui mène ce combat, outre son intelligence et sa curiosité intellectuelle dispose de deux atouts paradoxaux. Il est fils de prolétaire et gay. C’est à dire qu’il est l’objet de deux condamnations lourdes, de deux exclusions. Ainsi sa connaissance du problème est autant sensible, charnelle qu’intellectuelle, à la mesure des blessures et des angoisses infligées. Didier Eribon est ainsi doublement ancré. Les tenants de la pensée pure semblent ignorer que notre histoire est aussi celle de nos affects, de nos souffrances. Ainsi ils entretiennent le mythe d’une caste de « sachants » que leur compétence voue à exercer un monopole de réflexion. A l’inverse Didier Eribon nous suggère que c’est que ce sont autant nos empêchements que nos désirs qui contribuent à nous faire avancer. La division actuelle du travail qui confère aux seuls intellectuels l’oeuvre de la pensée est réactionnaire. Elle s’appuie tant sur un mépris de ceux d’en bas que sur une détestation de toute forme de déviance, ainsi les gays, les transgenres, ainsi les féministes qui attaqueraient dangereusement la suprématie masculine en prenant le risque de déviriliser notre société. Vivre l’expérience humaine, dans la mêlée et non en surplomb, donne à la pensée une force, une générosité à la mesure de l’acceptation de nos fragilités. Et c’est bien ici que commence la subversion.
Nous sommes libres, désespérément libres, perspective scandaleuse occultée siècle après siècle, sûrement par nos ennemis parmi lesquels il faut compter ceux de l’extérieur, mais hélas aussi ceux de l’intérieur. Et c’est là que tout se complique. Didier Eribon dans « Retour à Reims » met à nu les mécanismes qui font qu’un fils de prolétaire est voué à l’exclusion, pire s’il a en plus l’audace d’être gay. Terrible méprise, pour sa mère, comme pour son frère. Celui qui dénonce le mépris est celui qui les livre tous nus à la vindicte générale. Ce ne sont pas ceux qui génèrent le mépris qui sont coupables mais celui qui les dénonce. Pire. On retrouve cette mécanique infernale dans tous les secteurs de la société. Il en est ainsi des femmes qui croient ne pas avoir d’autre choix que de consentir à leur propre dépendance. Ceux qui ont le pouvoir de dire font la loi. » Tu es un voleur » dit-on à Jean Genet, « tu es une bâtarde » dit-on à Violette Leduc. Quels choix ont-ils sinon d’assumer le verdict social ? Il faut beaucoup d’intelligence, de révolte et sans doute aussi de la chance et de solidarité pour transgresser, pour défaire ses chaines. D’autant que dans une société ultra libérale les différents combats sont mis en concurrence et que la honte qui régit le sort des exclus les empêche de s’unir.
Sur le fond il est clair que le combat des LGTB, comme celui des femmes, aussi spécifiques qu’ils soient, ont beaucoup apporté à la société dans son ensemble. Ainsi » le mariage pour tous » pourrait bien ouvrir la voie à une société débarrassée de son Oedipe comme Gilles Deleuze et Félix Guattari l’appelaient de leur voeux. Didier Eribon met en avant une donnée fondamentale de notre existence : notre pluralité, notre multiplicité.
Nous sommes faits de nos rencontres, de nos histoires, accidents, désirs, rejets, ambigüités, chutes, éblouissements.
Que nous soyons plusieurs sous la même peau est un facteur de richesse donc aussi de complexité. Un individu est régi par plusieurs tempo, alors une société?
Pierre Bourdieu préconisait la mise en place d’états généreux de tous les combats. Ils auraient sûrement leur nécessité à condition que la volonté politique trouve la clé permettant d’associer le tempo des différents combats sans en écraser aucun. La question est bien actuelle.
C’est bien parce qu’il est multiple que Didier Eribon nous incite à nous ouvrir à toutes les sources d’enrichissement. Quand un philosophe prend le risque de plonger dans la glaise humaine, il incite tous ceux qui ont été privés de légitimité à s’autoriser à penser.
Qu’il s’agisse de littérature, de politique, de sexualité, de vie quotidienne, d’exploitation, tout terrain d’expérience de notre liberté, comme de nos empêchements a vocation à nous apprendre à devenir une personne humaine reliée à d’autres personnes humaines.
« Principes d’une pensée critique » est un grand livre susceptible, pour ceux qui le souhaitent, de les aider à forger de nouveaux questionnements. Le travail reste à faire, plus nous avancerons plus nous aurons conscience qu’il n’est jamais fini.
Mouvement. Joie et lucidité.
François Bernheim
Principes d’une pensée critique
de Didier Eribon
éditions Fayard collection Pluriel