Qui est père, mère, qui fait couple, qui est l’enfant de qui ? L’égalité des sexes qu’est-ce que cela veut dire dans notre société?
Le 27 Juillet 1982 sur une proposition du ministre de la Justice Robert Badinter, l’Assemblée Nationale vote la dépénalisation de l’homosexualité. Elle sera retirée de la liste des maladies mentales de l’OMS en 1991. Le 17 Juillet 2013 est votée la loi instituant le mariage pour tous. A l’exception de Christiane Taubira, Garde des Sceaux évoquant une réforme de civilisation, les responsables politiques favorables à cette mesure en minimisent la portée. La Loi ne devrait pas poser de problème car elle ne concerne que la minorité homosexuelle… Irène Théry, sociologue, spécialiste du droit de la famille a été, par la qualité de sa réflexion un acteur d’autant plus décisif du changement, qu’elle ne se cache pas d’avoir évolué face à la problématique du mariage pour tous et de la filiation. Son dernier livre « Mariage et filiation pour tous – une métamorphose inachevée » permet, trois ans après, de prendre la vraie mesure de l’évènement. L’urgence n’est ni de stigmatiser les opposants à la loi, ni d’applaudir une innovation sociale d’envergure. Irène Théry interroge l’avenir de notre société. Les avancées concrètes que nous connaissons au niveau du couple et de la filiation ne fournissent pas encore à la grande majorité de la population les repères symboliques permettant de nous faire une idée claire du nouveau jeu social dans lequel nous évoluons. Ainsi la nouvelle donne est « actée » avant d’être pensée. Plus que jamais une vision politique innovante et structurante nous fait défaut. Merci à Irène Théry de nous permettre par son livre et l’interview qu’elle nous a accordée, de stimuler assez fort notre réflexion pour qu’au fil du temps émerge des représentations collectives à la mesure de nos défis.
François Bernheim
Interview
FB
Au delà de la loi instituant le mariage pour tous, votre livre met l’accent sur une transformation de la société concernant l’ensemble de la population, bien au delà des homosexuels ?
Irène Théry
On explique en général l’institutionnalisation progressive du mariage des personnes de même sexe dans de nombreux pays par le changement de la société à l’égard de l’homosexualité. C’est bien sûr une des coordonnées majeures. Dans le milieu des années 60, ce qui était considéré comme un péché, blasphème, pathologie, délit commence à être vu comme une forme possible, ordinaire d’expression de la sexualité. Au delà on perçoit le lien humain d’amour qui peut se créer entre deux personnes de même sexe. Cette relation sentimentale peut être comprise par tous. Déjà dans la fin des années 90 dans le débat sur le Pacs, c’est de ça que l’on parle. Mais admettre l’existence légale d’un couple de même sexe ne va pas pour autant de soi. L’union d’un homme, le père et d’une femme, la mère était le cœur même du mariage et de la filiation. En fait l’institution a connu une métamorphose qui va bien au delà de l’homosexualité. C’est là que l’histoire, la sociologie permettent d’avoir le recul nécessaire pour comprendre l’ampleur du changement, ses ressorts principaux. C’est là où la sociologue se distingue de la militante.
A postériori on mesure bien la complexité d’un tel débat. Sa formulation a-t-elle posé problème ?
Sur le moment personne n’a vu qu’il y avait deux débats en un. Un premier sur les orientations sexuelles et un autre sous-jacent mais non séparable sur ce que l’on appelle les genres. A savoir sur la définition des mots homme, femme, masculin et féminin. La discussion qui a créé le plus d’émoi portait bien sur la dimension sexuée du problème et non sur sa dimension sexuelle. Rares sont aujourd’hui ceux qui continuent à percevoir l’homosexualité comme une abomination. Certes les religions n’ont pas totalement évolué. Elles distinguent l’accueil des personnes de la condamnation des pratiques et orientations sexuelles. Mais elles ont une vraie inquiétude :
Est-on en train de nous dire qu’il n’y a plus d’hommes, plus de femmes- plus de mère plus de père ?
Je pense depuis longtemps que ce débat est le principal. Et que la rhétorique de la discrimination qui se bat contre l’injustice ne le prend pas vraiment en compte. Il faut se demander pourquoi un traitement apparaît comme une discrimination ou une injustice à l’instant T. Le discours militant prenait acte de l’existence des homosexuels et des hétéros et ne traitait pas du tout la dimension sexuée.
Au niveau de la relation sexuelle : on est homo, hétéro ou bisexuel. La dimension sexuée, elle prend en compte que l’on est homme ou femme et que l’on a des relations masculin/féminin. Assez vite on se rend compte que ces deux dimensions sont confondues, mais que le cœur du désarroi social ne porte pas sur l’homophobie comme le débat public tendrait à l’affirmer, mais sur la dimension sexuée du problème.
La façon dont la société organisait ses relations sexuées est mise en question. Beaucoup de gens ont le sentiment que quelque chose se dérobe sous leurs pieds. La vie de l’un et l’autre sexe était organisée autour de l’institution du mariage et de la parenté et là, on entre dans quelque chose de nouveau que l’on ne comprend pas. Ce débat n’a jamais été porté au niveau politique. Les opposants disaient vous allez nous amener à l’indifférenciation des sexes et les partisans ne disaient rien et n’étaient pas tous du même avis. Certains pensent qu’il n’y aura égalité entre les hommes et les femmes qu’à partir du moment où l’on ne distinguera plus un homme d’une femme, quand il ne sera plus fait mention du sexe à l’état civil .Ou bien on pense, ce qui est mon cas, qu’il y a une leçon a tirer des sociétés du passé : si universellement, elles ont mis au cœur de leur de leur système de représentation de la parenté et de leur système religieux, comme de leur art, la question de la dimension sexuée, il serait bien naïf de notre part de croire que nous pouvons nous en passer.
C’est par la dimension institutionnelle que les sociétés humaines se différencient des sociétés animales. Pour l’école française de sociologie, là est l’objet même de la sociologie. Le social humain se réfère à des règles, des significations et des valeurs. Dans nos sociétés il n’y a pas seulement des régularités, comme dans les sociétés animales mais aussi des règles. Cela veut dire que vous agissez en tant que… Vous êtes un protagoniste d ‘une relation, par exemple comme interviewer, cette relation instituée est différente de que celle vous pouvez avoir avec votre épouse, que je peux avoir avec mes étudiants. Nous sommes toujours au cœur de multiples formes de relations instituées et à chaque fois nous empruntons cette façon d’agir en tant que….
Ce qui est frappant dans les sociétés humaines est qu’il faille que cette condition sexuée commune soit organisée en référence à des règles ayant des significations, des valeurs. Fait majeur jusqu’à présent, les sociétés se sont organisées autour du principe de la complémentarité hiérarchique. Vous faites société parce qu’il y a un partage des rôles, des statuts. Donc tout le monde n’est pas à la même place. Chaque place est indispensable au tout social et c’est comme cela que l’immense majorité des sociétés ont trouvé tout à fait normal que selon la naissance, chacun occupe une place et une fonction différentes. Nos sociétés ont remis cela en question avec les grandes révolutions démocratiques du XVIII siècle, nous n’avons plus voulu vivre selon un modèle de complémentarité hiérarchique, instituant que certains soient nés pour prier, pour combattre, d’autres pour travailler. On a voulu que les hommes naissent libres et égaux en droit.
On a remis en question le principe sacro-saint de complémentarité hiérarchique en inventant une autre façon de faire du lien social, sacralisé par les droits de l’homme. On n’a pas touché à la question de la famille, de la vie privée, de la sexualité et de la dimension sexuée.
On peut changer, bouleverser le politique, le rapport du politique au religieux, mais dans la famille, dans la vie privée on affirme que l’on ne peut pas échapper à la règle de la complémentarité hiérarchique. Nos sociétés ont poursuivi un principe de complémentarité hiérarchique des sexes à l’intérieur du monde moderne en le modifiant. Il y a deux sexes, il y a une excellence de chaque sexe, une nature. Chaque sexe a son destin social propre et on va élever les garçons, les filles pour que chacun occupe sa place particulière et dans cette partition. Il y a une hiérarchie, pas une simple complémentarité, c’est bien cela qui nous pose problème. A la fin du XX siècle on remet en question ce principe, cela s’est fait lentement, cela a commencé par les revendications sur les droits politiques au 18ème siècle, cela continue aujourd’hui par les revendications sur l’égalité dans la famille. Ce qui aujourd’hui nous trouble est bien la cette remise en question du principe de complémentarité hiérarchique.
Comment allons nous vivre dans un monde où les sexes seront à égalité ?
Pour moi la question de l’homosexualité n’a pas de sens si on la sépare de cette grande transformation dont elle participe. Dans le monde de la complémentarité hiérarchique, il n’y a pas de place pour des relations entre hommes et entre femmes. D’autres sociétés traditionnelles tout à fait hiérarchiques ont trouvé une place pour l’homosexualité. En particulier pour l’homosexualité masculine. Certaines sociétés observent une pratique exclusivement homosexuelle dans les phases d’initiation des hommes. Dans l’antiquité une place était réservée à l’homosexualité à l’intérieur même d’un monde hiérarchique.
Je comprends que quitter un monde avec les rôles dévolus à chacun, l’excellence de chacun, le principe de complémentarité entre des valeurs opposées soit très troublant. Tous ces débats n’ont pas eu lieu au moment du mariage pour tous et je pense qu’ils étaient sous-jacents aux inquiétudes exprimées. Les partisans du mariage pour tous auraient du s’emparer du sujet. On a l’impression qu’ils n’avaient pas conscience que les enjeux se situaient bien au delà du mariage de personnes de même sexe.
Il faut donc admettre qu’il y plusieurs plusieurs façons d’avoir des enfants, plusieurs façons de former un couple ?
Si on veut comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il est important d’avoir une idée assez précise d’où l’on vient. Au moment de la révolution démocratique on fait de la question de la famille une exception, que l’on pense justifiée, aux valeurs de liberté et d’égalité. Le plus important est la place qui a été donnée au mariage dans le monde démocratique moderne, comme fondement de la seule famille reconnue. En dehors du mariage pas de famille. Un couple marié sans enfants est une famille. Pas une mère non mariée avec un enfant. La filiation naturelle n’est pas vraiment une filiation, etc. Donc le mariage, fondement de la famille est basé sur un principe de complémentarité hiérarchique avec deux piliers : la puissance paternelle, la puissance maritale. Si on veut comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut savoir que c’était le mariage qui donnait un père aux enfants. Le mariage donnait une vraie filiation aux enfants qui pouvaient hériter de leurs ascendants. Le mariage n’était pas qu’une institution de la parenté, c’était aussi ce qui faisait le lien entre les deux parties du monde. il y avait bien, des rôles pour les hommes, l’art, la science, la politique, la guerre, en général le monde de l’entreprise, de la rivalité, l’agonistique, tout ça c’était le monde masculin public et puis il y avait le monde féminin de la maison, de la sollicitude, du care. Ces deux mondes représentaient deux valeurs opposées et alliées. Chaque mariage faisait le lien entre ces deux mondes. Ce principe avait un coût assez lourd surtout pour les femmes. D’un côté les femmes mariées, de l’autre les non mariées, séparées tant dans leur vie sexuelle, qu’en cas de naissance d’un enfant. L’honneur d’un côté, la honte de l’autre, sans aucune équivalence chez les hommes. C’était lourd aussi pour les femmes parce que leurs talents ne pouvaient s’exercer que dans des domaines limités. Les femmes étaient assujetties et en retour protégées. Elles étaient valorisées à la place qui leur était assignée. Ce principe de fonctionnement du monde est l’englobement de la valeur contraire. Le mariage était la voie unique pour faire des enfants, même si les parents n’étaient pas les deux géniteurs de l’enfant. On ne peut pas dire que c’était un idéal biologique de la filiation. Le père étant celui que les noces désignent, ce qui dit bien que le plus important est l’institution. Un homme non marié géniteur d’un enfant, n’était pas obligé d’assumer sa responsabilité, le code civil interdisant la recherche de paternité. Ainsi l’idéal matrimonial était censé recouvrir complètement une régulation des liens charnels.
Le père que les noces désignent devait aller de pair avec celui de sang. Il était indispensable de faire comme si…
Toute situation hors de cette congruence était effacée du paysage. L’adoption n’était pas valorisée, l’église s’en est toujours défiée. En cas de disparition des parents, la famille élargie pouvait prendre en charge l’enfant. Quand on a commencé à penser que l’adoption pouvait être une solution pour les enfants trouvés, abandonnés, on a organisé une adoption où les parents adoptifs devaient pouvoir passer pour les géniteurs de l’enfant. En 1970, on a organisé l’assistance médicale à la procréation avec don d’ovocytes, en occultant le don. Dans le passé, on pouvait à plusieurs titres être parents sans être géniteurs. La nouveauté est de reconnaître cette pluralité et d’en faire une valeur. Il reste que pour l’immense majorité des humains, permettre qu’une autre vie advienne est d’une importance essentielle face leur condition de mortel. Mais on peut aussi devenir parent sans transmettre la vie. Cette pluralité n’organise pas encore le débat social. Par contre le français moyen comprend très bien qu’il y a aujourd’hui plusieurs façons de faire un couple. Il comprend très bien que cela a du sens de se marier, de vivre en union libre également. Tout le monde comprend ce que l’on met dans une union libre et que les idéaux de l’un et de l’autre ne sont pas si opposés que cela. Les gens comprennent aussi que l’on peut se pacser. Autour d’une table familiale il va y avoir des mariés, pacsés, union libre et des divorcés. Cette pluralité fait sens pour tout le monde, alors que sur la filiation il n’y a pas pour le moment la même compréhension, la pluralité est beaucoup plus difficile à admettre. Cela mériterait que l’on y réfléchisse. Tout le monde a autour de soi des familles adoptives, des familles recomposées, des familles fondées sur la procréation. Le mariage pour tous posait problème aussi parce qu’il obligeait à affronter cette nouvelle réalité :
On ne peut plus avoir une conception de la filiation uniquement calquée sur la procréation.
Ainsi ce serait la minorité homosexuelle qui aurait mis en lumière la complexité des relations de couple et d’enfantement de la majorité de la population ?
Depuis que je travaille sur la famille c’est toujours comme cela. Une minorité révèle des transformations qui sont sous nos yeux. Pour moi il était clair que l’on ne pouvait comprendre le changement, sans comprendre que les homosexuels, eux-mêmes avaient changé. Pourquoi un mariage que personne n’aurait imaginé revendiquer il y a trente ans est il aujourd’hui devenu un tel objet de désir et de demande et de volonté de droit. Que se passe-t-il donc ?
A mon sens, cela signifie que la présomption de paternité n’est plus le cœur du mariage.
Depuis la loi de 2013 on envisage qu’un enfant puisse avoir deux pères ou deux mères, alors que ce n’était pas imaginable. Le seul examen de l’homosexualité n’apporte pas de réponse. Il faut plutôt prendre en compte ce que l’homosexualité nous dit sur ce qu’est un mariage, sur ce qu’est un parent aujourd’hui. Au lieu de dire que ces familles nous obligent à nous poser des questions sur des points un peu obscurs de notre réalité à tous, on a maltraité les familles homosexuelles. Elles sont devenues nos boucs émissaires. Je le vois dans la violence des débats sur la procréation assistée et la gestation pour autrui. Il y a la volonté de se purifier d’un sujet que les gens ne veulent pas aborder de peur de se remettre en question. En même temps, le don de sperme, la procréation assistée, le fait de faire un enfant avec une tierce personne sont pratiqués depuis un demi-siècle. La société ne peut plus organiser tout ça à l’ancienne comme des secrets de famille gardés dans une arrière cour à l’abri des regards extérieurs. Il ne faut pas minimiser le pas à franchir. Sur les avortements, les adultères, les filles enceintes trop jeunes, on n’admet plus aujourd’hui les arrangements à l’ancienne. On a d’autres valeurs que cette logique de l’honneur qui avait aussi sa grandeur. La contrepartie de ce modèle où le nom de famille devait rester à l’abri de la honte pouvait être très lourd pour les femmes et les enfants.
Depuis plus de 30 ans que je travaille sur ces sujets (ma place est marginale) le politique se contente de dire : chacun sa famille, chacun ses valeurs, chacun son modèle. Il ne faut surtout pas énoncer de modèle. Pour les juristes c’est une position bidon. Le droit s’organise sur la base de valeurs fortes, on ne peut y échapper. Le paradoxe c’est de vivre dans un monde où d’anciens systèmes de valeurs implosent, d’autres valeurs émergent, et au lieu de s’en emparer pour les façonner, le politique tient un discours d’individualisation. Les valeurs d’égalisation des sexes sont puissantes, elles vont troubler les esprits, elles sont violentes. Pourquoi le politique fait-il appel à une sociologue comme moi ou à d’autres, alors qu’ils restent sourds à nos propos ?
Le politique qui est censé nous guider, ne serait-il pas en retard sur l’ensemble de la société ?
La droite des années 7O pompidolienne, giscardienne a fait des révolutions importantes : remise en cause de la logique du code civil, en s’appuyant sur les valeurs de liberté, d’égalité. A l’époque on ne pensait pas que cela allait nous conduire aussi loin. La puissance maritale, la puissance paternelle ont été remises en cause (juin 1970), le divorce par consentement mutuel accepté (juillet1975) ainsi que le droit à l’avortement (janvier 1975) le système de parenté basé sur le mariage va petit à petit vaciller, au-delà de ce que l’on avait pu imaginer. Là le politique est largué ….Les militants homosexuels défendent leurs droits, c’est normal. Avant les homosexuels vivaient sans enfants, la contrepartie de la sortie du placard, c’était de renoncer à la famille. Les discours militants ne peuvent fournir une réponse permettant d’organiser le jeu social. Traiter du sentiment d’injustice vécu par une catégorie de population face à la discrimination ne permet pas d’avancer. N’oublions pas que nos sociétés sont mortelles. J’ai été élevée dans une famille d’instituteurs 3ème république avec un récit très fort, mon mari vient d’un milieu différent. Même sans aucune référence religieuse les mêmes valeurs nous étaient transmises, intériorisant le sens du sacré. L’idée était que ces valeurs valorisent la personne. Aujourd’hui nous avons un vrai déficit sur les valeurs. Notre incapacité à élaborer de nouvelles représentations, à créer du symbolique est inquiétant. Je me dis que ce déficit là est porteur de conflits, voire de guerres.
Le sous titre de votre livre évoque une métamorphose inachevée » Est-ce du côté de la GPA que se situe le problème ?
Elle en est la face visible. Pour moi c’est la métamorphose du système de parenté qui est inachevée. L’idée générale du livre c’est de montrer que le mariage pour tous et la filiation révèlent une métamorphose du système de parenté en particulier la redéfinition du couple. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il y a eu une révolution complètement silencieuse du lien de filiation, parce qu’elle a été totalement consensuelle. Qu’est-ce que l’on attend d’un parent, en terme de droits, de devoirs, de partage de responsabilités ? Il y a une grande unité en France sur ce que l’on attend d’un parent ? C’est qu’il aime l’enfant de façon inconditionnelle, qu’il s’en occupe toute sa vie, qu’il l’élève, qu’il le cadre, qu’il l’amène peu à peu à l’autonomie. Autrefois entre la filiation légitime et naturelle, c’était le jour et la nuit. Il y a plusieurs façons légales de devenir parent. Qu’est-ce qu’un père et qu’est-ce qu’une mère doivent faire ? Droits, devoirs, interdits sont les mêmes pour l’un et l’autre. Ce n’est plus le père qui doit protéger, la mère qui doit nourrir. On peut devenir parent en faisant un enfant, en adoptant un enfant, en engendrant un enfant avec un tiers.
La métamorphose inachevée, c’est le fait que ce pluralisme dans les modalités d’entrer dans la filiation ne sont pas reconnues.
Dans les trois modes d’accès il y a des problèmes : faire un enfant paraît simple mais ne suffit jamais à faire un parent dans un horizon symbolique. Il y a toujours eu une asymétrie entre les femmes qui portaient un enfant et les hommes qui ne le portaient pas, cela ne créait pas du lien social spontanément, il fallait instituer une règle du jeu, les femmes savaient qu’un enfant fait en dehors du mariage c’était le déshonneur, les hommes savaient qu’ils pouvaient s’en laver les mains, que les femmes pouvaient introduire des enfants adultérins dans le mariage. La procréation était mise en forme avec ses règles, à l’intérieur du mariage. Aujourd’hui Il y a toujours une sexualité procréative, des femmes qui tombent enceintes, des hommes qui ne portent pas les enfants mais on ne sait plus trop quel est le système. Il faudrait ouvrir une réflexion sur cette filiation dite charnelle. Quel est le système d’attente qui est à l’horizon ? Aujourd’hui avec un test ADN, on peut aller voir un homme et dire : tu es le père. On n’est plus tout à fait sûr que cette façon de designer des pères soit légitime. Il y a encore des femmes qui se retrouvent seules avec des enfants, face à des hommes irresponsables, mais il y a aussi des femmes qui peuvent exercer un pouvoir énorme sur des hommes qui n’ont rien demandé, du jour au lendemain, elles peuvent les désigner comme pères sans leur avoir demandé leur avis. ….Quand la procréation n’est plus organisée par un système d’attente lié à l’ordre matrimonial, on s’interroge, Beaucoup croient qu’il y a changement parce que l’on peut savoir qui est le géniteur de l’enfant. Cela permet à la marge de régler quelques conflits. Mais l’immense majorité des pères d’aujourd’hui n’ont pas fait des tests génétiques. C’est encore le système de la bonne foi dans la parole de l’autre qui prévaut. Les hommes sont à priori le géniteur de l’enfant dont accouche leur compagne. Ce système fonctionne bien, mais beaucoup de questions restent ouvertes depuis que la procréation dans le mariage n’organise pas tout. Est-ce qu’une femme de 40 ans qui n’a pas de copain va renoncer pour autant à faire un enfant ? On ne sait pas bien répondre. Que va faire la société ?
Sur l’adoption on a fait que la moitié du chemin. La question des origines, malgré une évolution, n’est pas vraiment réglée. Il y a une chute drastique de l’adoption mais très peu de réflexions pour y voir clair. On sait que les pays qui ont donné des enfants en adoption se ferment, Il y a beaucoup d’enfants très malheureux, il y a une crise internationale de l’adoption, beaucoup d’échecs, on n’ose pas trop en parler.
Est ce que la situation n’est pas plus compliquée du fait qu’on est passé d’une situation où les règles semblaient être naturelles, à une possibilité de choix donc de liberté, battant en brèche l’idée d’un modèle unique ?
Exercer sa liberté n’est pas nouveau. Un enfant arrivait, il pouvait être donné, tué, il y avait plein d’arrangements possibles. Mais tout se faisait dans une certaine opacité sans remise en cause des règles établies …Il faudrait arriver à comprendre la relation qui existe entre les technologies de pointe et une façon tellement archaïque d’aborder la question de la procréation.
J’ai l’impression qu’en France, les études de genre nées dans les pays anglo-saxons ont pris beaucoup de retard. Y aurait-il une verticalité française bloquant toute approche transversale. Les intellectuels progressistes évoluant dans un schéma marxiste n’auraient-ils pas rejeté dans un premier temps ce qui ne pouvait trouver sa place dans leur modèle de pensée ?
Je pense avoir pris conscience d’une sorte de machisme généralisé. Dans ma jeunesse je n’étais pas une féministe agressive. Je trouvais ce discours stupide, j’adorais mon père, qui était un chef de famille avec des côtés très traditionnels mais aussi des côtés très modernes. Je ne subissais pas tellement le machisme ambiant. Je préparais des examens et pouvais sans discrimination réussir à les passer. Arrivée là, j’ai trouvé chez les intellectuels français y compris de gauche, beaucoup de condescendance, de suffisance par rapport à ces sujets. Il y a bien sûr des exceptions, ainsi Pierre Rosanvallon qui m’a toujours donné le sentiment de les prendre au sérieux. Pour la plupart c’étaient des trucs de bonne femme parce que pour eux l’égalité des sexes était un acquis. Maintenant on commence à apercevoir l’ampleur des changements sur la parenté, sur les rapports public /privé, sur la conception de l’interdit sexuel.
Les gens qui travaillent sur ces sujets se heurtent à cette forme particulière de bêtise qu’est la condescendance. Ce n’est pas une opposition, c’est comme un édredon qui étouffe. J’ai écrit un très gros livre sur la distinction des sexes, sur les rapports entre la conception du féminin et du masculin, les représentations de la personne, du social. Je n’ai pas trouvé de collègue pour discuter de cela. J’ai souvent l’impression d’être entre deux mondes. Les jeunes générations sont très militantes les « gender studies » sont leur catéchisme, mais elles ne font pas le lien avec les fondamentaux de la philosophie et des sciences sociales qu’est ce qu’une personne, une société, qu’est ce que la vie en commun ?
Ils sont ancrés sur le problème de la domination masculine, la discrimination, les stéréotypes. De l’autre côté j’ai des collègues qui sont très pointus, par exemple Vincent Descombes, qui est à mon avis le plus grand philosophe français vivant, il m’a ouvert l’esprit comme personne d’autre ; lui ne s’intéresse absolument pas à ces sujets. Pour moi le problème est celui d’une société qui s’accroche à un certain moment de sa grandeur.
Sur beaucoup de sujets on a l’impression que l’on est capable de les vivre, mais pas de les penser.
Sur le mariage pour tous, quel pays européen serait le plus en pointe ?
Indéniablement la Grande Bretagne. Ils ont eu sur le mariage pour tous la même information que nous mais ils réagissent tout autrement. A aucun moment les médecins anglais ne se sont demandés qui pouvait bénéficier de la PMA, qui ne pouvait pas. Chez eux il n’y pas d’équivalent au système bioéthique français complètement fermé. Ils ont donc ajusté les règles aux progrès techniques, pour éviter que ces avancées ne mettent les gens en danger. Ici il y a une crise du modèle républicain. Eux ont avancé avec le guide des droits individuels. La régulation étant assurée par des agences, des avocats. Est-ce que l’on se souvient qu’en 2013 les anglais ont fait un mariage pour tous ? Il n’y même pas eu une semaine de discussion. Cameron a dit « je suis conservateur, je suis pour le mariage, les homosexuels veulent le mariage, très bien, élargir la sphère du mariage d’influence est une bonne chose ».
Irène Théry
« Mariage et filiation pour tous une métamorphose inachevée »
Collection La république des idées Editions du Seuil
Voir sur ce même blog l’article consacré au film documentaire de Mathias Théry et Etienne Chaillou « La sociologue et l’ourson » (Mars 2016) qui met en perspective le mariage pour tous à travers la prise de parole d’Irène Théry et des autres protagonistes.