« Marseille je ne peux t’oublier tellement je t’aime »Ahmad Jamal (1)

 

« Ceux qui racontent les histoires dirigent le monde. Notre tâche fondamentale est d’inventer une nouvelle histoire pour dire ce que signifie être humain au XXI siècle.

Georges Monbiot

 

« Un journal qui n’a pas de morale n’est pas un journal. Oui, et une société sans morale n’est plus une société. Un pays sans morale non plus. Il était plus simple d’envoyer les flics déloger un comité de chômeurs dans les ANPE que de s’attaquer aux racines du mal. Cette saloperie qui rongeait l’humanité jusqu’à l’os »

Jean Claude Izzo, Solea

 

 

S’il y a des jeunes que la drogue tue à 20 ans, c’est peut être parce qu’il y a des adultes que d’autres drogues maintiennent comme morts »

Roger Etchegaray archevêque de Marseille

in Héro (s) Au cœur de l’héroïne, de Claire Duport (éditions Wildproject)

 

 

 

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 Salir ce qui est beau, n’est pas très propre !

 

Depuis près de deux siècles le consortium du blanchiment mental par le dénigrement systématique a fait de Marseille la championne incontestée des villes de mauvaise vie. Ainsi la cité, célèbre par ses turpitudes, ses crimes, son irresponsabilité, sert de faire-valoir à toutes les villes soucieuses d’oublier leur part d’ombre.

Loin de déranger les élus locaux et leurs obligés, cette mauvaise réputation les a autorisés à commettre et couvrir les pratiques des plus douteuses comme les actes les plus répréhensibles. Ce qui était porté au débit de la ville leur ouvrait à titre personnel un « crédit magouille » quasi illimité.

En novembre 2015, j’ai effectué ici un premier reportage : « Marseille, la ville à abattre » ( 2) l ( voir sur ce même blog et sur Mediapart). L’idée était de démonter les différentes stratégies de domination et de mettre en avant les initiatives citoyennes et artistiques pouvant potentiellement les contrer. Aujourd’hui, avec un peu de recul, je suis conscient que la critique « des autres », si elle est nécessaire, n’est pas suffisante. Elle ne donne aucune légitimité à celui qui croit que de dénoncer les salauds évite d’en devenir un. Plus que jamais il faut aller sur le terrain et mettre en avant le travail formidable qui y est fait par les artistes, les associations. Plus que jamais il faut s’interroger sur le sens de cette résistance multiforme. Bref, je suis revenu à Marseille parce qu’il me semblait impossible de faire autrement.

Très loin du tableau noir et sanglant qui sert de vitrine à la ville, j’ai rencontré ici des êtres de lumière et de partage (3). Leur humanité généreuse m’a saisi. J’ai eu envie de les prendre à nouveau dans mes bras, de m’asseoir avec eux, de partager quelques instants d’humanité bienveillante.

Les règles de mise à distance du journalisme professionnel ne vont pas dans mon sens, tant pis, tant mieux. Il s’agit moins aujourd’hui de prendre la parole que de la redonner à ceux qu’un pseudo ordre des choses bâillonne et humilie.

Marseille, ville française trainée dans la boue, est une ville monde. Les bonnes relations entre gens de toutes couleurs sont à rebrousse-poil des conflits et antagonismes savamment décrits et exacerbés par les médias. Comme aucune autre ville, elle est au cœur de l’ambivalence humaine, de ce mélange dont peut sortir le meilleur comme le pire.

La cité phocéenne dit à la fois la multiplicité, la fragilité de l’être humain et sa grandeur au quotidien. Ici il est encore possible de rencontrer l’autre, de lui parler, de savoir qui il est, de l’invectiver, comme de lui rendre service. Ici il est encore possible d’être solidaire, juste pour le plaisir de partager. Ce vivre ensemble est constamment attaqué, menacé de destruction tant par l’extrême droite que par une classe politique sans honneur ni vision d’avenir.

En revenant à Marseille, il me semble comprendre que mon attachement à cette ville tient à ce qu’elle est, à la beauté protéiforme qui est la sienne, mais aussi aux promesses d’avenir qu’elle ne cesse d’interroger, autant pour-elle même que pour le monde. Dans un premier temps l’émerveillement de la découverte tend à faire croire que ce qui se joue ici est spécifique, voire unique. Revenir permet de penser qu’il y a certes un particularisme marseillais, mais non une spécificité.

Ici des individus, des groupes, des associations luttent pour inventer un quotidien et un avenir où la dignité de chacun ne soit pas constamment mise en péril. Ils vivent ici, mais ce qu’ils proposent a aussi vocation à créer des outils d’émancipation utilisables par tous, où qu’ils soient.

Je suis revenu à Marseille, et j’ai bien l’intention de revenir encore.

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A Marseille le soleil brille 366 jours par an

 

A tous ceux qui se croiront obligés de relever la double inexactitude de la proposition, on sera tenté de répondre : certes il ne fait pas toujours beau à Marseille on peut facilement en convenir, mais vous, pourquoi ne cessez-vous de vous répandre en affirmant urbi et orbi qu’il y fait toujours mauvais ?

Certes il n’est certes pas toujours facile de distinguer le vrai du faux. Jugez en par vous-même.

 

Vrai ou faux ?

 

1/ A Marseille une employée de l’office du tourisme sort sa kalachnikov pour éliminer un touriste insolent

Faux

Ce qui est vrai

Le touriste ayant demandé un plan de Marseille, l’employée lui a remis un plan du centre ville.

  • Et les quartiers Nord, ils n’existent pas ?
  • Non monsieur, nous vous déconseillons d’y aller.

C’est ce qui s’appelle rayer de la carte des milliers de personnes. Cette violence est symbolique, ce qui ne l’empêche pas de faire très mal.

 

2/ Marseille est la cité du crime. Les crimes et délits augmentent chaque année

Faux

Si on ne prend en considération que les statistiques de règlements de compte afférents aux années les plus récentes, on pourra affirmer que le crime ne cesse de progresser à Marseille : 19 pour l’année 2015 contre 15 en 2012. Par contre, en élargissant la période de référence, on constatera que le crime est ici en nette régression : 44 en 1985, 45 en 1986, 28 en 1987, 31 en 1988. Une ville comme Nice jusqu’au dernier attentat) avait la réputation d’être une ville tranquille. Or, le nombre de crimes qui y était commis était supérieur à celui de Marseille.

Michel Samson, Marseille en procès (Editions La Découverte & Wild project)

 

3/ A Marseille, les dealers gagnent au minimum quatre fois le smic

Faux

« L’idée que les jeunes impliqués dans ces réseaux s’enrichissent fortement et rapidement- l’image des jeunes dealers qui roulent en Mercedes constitue pourtant un cliché ou une représentation largement mythique. Les chercheurs parlent d’économie de survie, ou des smicards du crack….. Le trafic de rue est particulièrement étendu dans les quartiers Nord où se concentrent pauvreté et chômage, dont le taux avoisine 50 % dans bien des cas…

Comme le souligne Pascale Jamouille, “les prises de risque sont des conduites de distinction utiles pour accumuler un capital de réputation et s’élever dans la hiérarchie de la cité. La dureté des rapports sociaux, les trajectoires pénales peuvent altérer leur santé mentale et les marginaliser”. »

Khadidja Sahraoui-Chapuis , Comment devient-on dealer dans un quartier pauvre (4)

4/ Les inégalités ne sont pas plus fortes à Marseille que dans d’autres métropoles françaises.

Faux

Un rapport de L’OCDE de 2013 situe Marseille comme une des plus inégalitaires de France

« À Marseille, les revenus des 20 % les plus aisés sont 5,4 fois supérieurs à ceux des 20 % les plus pauvres.

Le 3e arrondissement de la ville est le plus pauvre des communes de France métropolitaine (classement dans lequel l’Insee inclut les arrondissements municipaux de Paris, Lyon et Marseille). Le taux de pauvreté s’y établit à 51,3 %, autrement dit plus d’un habitant sur deux y vit sous le seuil de pauvreté.

Parmi les quinze communes les plus pauvres de France métropolitaine quatre autres arrondissements marseillais prennent place aux côtés de villes de la couronne parisienne : les 2e, 15e, 1er et 14e.

Les foyers monoparentaux et les jeunes sont très exposés à la pauvreté. Dans la région, 32 % des familles monoparentales et 24,1% des moins de 30 ans vivent ainsi sous le seuil de pauvreté. »

Alain Fourest, Un cri d’alarme 2016 (5)

 

 

 

Face au réel

 – Rencontre avec Andrée Antolini, directrice du Centre social Frais Vallon – Quartiers Nord

« L’année 2015 avec les attentats a fait exploser les reflexes islamophobes tant au niveau de la rue que de l’État. Les musulmans sont l’ennemi intérieur autant qu’extérieur. Le traitement des médias, les discours des politiques, la banalisation du discours d’extrême-droite sur les pauvres et les musulmans pèsent lourd. …

Ces gens-là ne sont pas français et en plus, ils sont musulmans”, donc initiateurs de terrorisme. “Et en plus, ils bénéficient de l’aide de nos services sociaux.” Dans l’espace public, certains agressent des femmes voilées ou leur font des queues de poisson si elles sont en voiture.

Sur toutes ces questions, on a eu l’opportunité de faire intervenir des chercheurs comme Saïd Bouamama. Il resitue les problématiques actuelles en phase avec l’histoire de la colonisation. Ces interventions libèrent des prises de parole et nous permettent de théoriser ce que vivent les gens ici. Ils semblent supporter ce qui leur arrive. Il y a comme une espèce de chape de plomb qui recouvre tous les problèmes du quotidien : faiblesse des revenus, santé, éducation des enfants… dans le cadre d’une cité comme Frais Vallon qui doit être rénovée on ne sait quand ni comment. Il y a là un mille-feuilles de difficultés avec un rejet de tout ce qui est de l’ordre du politique. Pour certains partis comme le PS, l’action politique consiste à venir distribuer des tracts. Il n’y pas de travail de fond, pas d’échange, c’est désespérant et inquiétant.

Avec d’autres associations on a organisé une journée d’animation-débat autour du vivre ensemble. On s’est appuyé sur les propos du maire FN du 13E / 14E : lui n’a rien à faire du vivre ensemble.

Au Centre social, on a créé un accueil de nuit pour les jeunes de 18/22 ans qui souvent ne rentrent pas à la maison avant 2heures du matin. On est en face de demandes de prise en charge, il faut leur trouver des solutions de loisirs. Comment s’organiser pour rénover un petit stade de foot délabré ?

Ces difficultés renvoient à l’état de la cité où il y a très peu d’espaces publics dédiés aux enfants, aux jeunes et aux familles.

Bien qu’il y ait un métro à Frais Vallon, les individus sont captifs. Les jeunes vont toujours dans les mêmes endroits et fréquentent les mêmes personnes. A quel moment vont ils pouvoir avoir une rencontre avec un ailleurs ?

C’est l’université qui pourrait jouer ce rôle. Ici, beaucoup de jeunes ont le bac. C’est la suite qui est problématique. La plupart vont en droit en attendant de voir… et ils ne voient rien et retournent à la case départ. La mobilité intellectuelle pour briser l’enfermement est un casse-tête. Il y a dix ou quinze ans, le conseil général investissait encore dans des animations qui faisaient vivre la cité. Beaucoup d’initiatives de ce type n’ont eu qu’un temps.

Des jeunes faisaient de la musique dans un local squatté. La police a saisi leurs instruments ou les a endommagés, nous les avons accueillis dans notre sous-sol.

Ils sont en train de reconstruire leur studio. Ils sont impressionnants, ils font tout

et obtiennent aussi des soutiens extérieurs. Ils ont des compétences et font une musique sympa. Cela nous fait du bien à nous aussi, car on a tendance à s’engluer dans le quotidien, on oublie de rêver un peu les choses, d’être plus ambitieux. Ces musiciens démontrent que c’est possible. Il y a aussi un club de foot dynamique et aussi une équipe féminine, des femmes qui réalisent des choses impressionnantes.

Dans certaines cités, les luttes de pouvoir autour de la drogue sont mortelles. Beaucoup de jeunes succombent. De nombreuses personnes ne vont pas bien et prennent des anxiolytiques. Ils auraient besoin d’une prise en charge psychologique. Fin 2016 deux jeunes de la cité se sont suicidés. Il y a un vrai malheur de vivre. Les structures psy existantes font du bon travail, mais il y aurait sans doute besoin d’un niveau intermédiaire. On oublie les conditions de vie des gens, ça finit par sembler normal qu’il y ait des trous partout, des rats… on s’habitue, on ne peut pas être tout le temps en colère.

Seulement pour accéder au droit commun, les habitants de la cité sont obligés de passer par des circuits très compliqués. C’est épuisant. Les politiques méprisent toutes ces personnes qui ne sont pas des clients potentiels. La gestion de la ville est calamiteuse. Les gens désespèrent.

La chance que nous avons, c’est de travailler en collectif. On se réunit entre associations, on met en commun nos moyens, on agit ensemble, cela permet de faire front de partager les difficultés, de mener des actions… Ensemble on s’use moins vite.-

Je veux etre au sommet du vide

 Une jeunesse dans l’impasse

Ou comment, après avoir tracé une voie politique, la jeunesse marseillaise en a été privée.

(Extrait d’un article du sociologue Saïd Bouamama : « La construction des petits blancs et les chemins du politique » ( 6)

« Toute une génération de militants des quartiers populaires a été marquée par la marche pour l’égalité (octobre1983). La période est également marquée par deux changements qualitatifs et de postures. Le premier est celui du passage de l’invisibilité sociale à la visibilité. Ce changement est certes un résultat sociologique mais la “période des marches” a été le vecteur de cette entrée en visibilité décomplexée, souhaitée et agie. De nombreux jeunes qui aujourd’hui ont intériorisé cette visibilité légitime ignorent cette fonction politique de la période du fait d’une mémoire militante non travaillée. Le second est celui de l’accès au politique comme en témoigne les multiples tentatives des années ultérieures (présentation de listes autonomes, entrées dans les partis politiques, mouvements d’inscription sur les listes électorales, passage de revendications à sous-bassement humanitariste à des revendications argumentées politiquement, etc.).

Vingt ans après cette période des marches, l’actualité médiatique et politique est dominée par une mise en scène de la peur : danger intégriste, affaire du foulard, discours sur l’insécurité, etc. Les jeunes issus de la colonisation sont construits comme barbares, délinquants, violents, sexistes, antisémites, intégristes, les quartiers populaires sont construits comme espace de la « racaille » et de la sauvagerie, comme un territoire à reconquérir par la République, comme lieux de la débauche et de la décomposition absolue, etc. En l’espace de deux décennies les quartiers populaires sont passés du statut de “contre-société” à celui de “ghetto” enfermé dans des frontières invisibles mais de plus en plus infranchissables. » (6)

 

Qui connaît les quartiers Nord ?

« Les clichés sont tenaces, parce que les quartiers Nord, ce n’est que 60 % du parc HLM de la ville, et qu’ils sont composés en fait d’un maillage de noyaux villageois, de grands ensembles, de logements pavillonnaires, des zones industrielles ou d’activités, de coins de garrigue et autres terrains vagues. Clichés aussi parce que les principaux îlots de pauvreté se trouvent au centre-ville, à un jet de pierre du Vieux-Port refait à neuf ; et parce que finalement, contrairement à toutes les villes françaises, il n’y a pas vraiment de banlieue à Marseille »

Claire Duport, Héro (s) au cœur de l’héroïne (éditions Wild project).

 

Insupportable

« Le malaise est profond. Mais comment doivent faire les jeunes pour supporter leur situation ? Ils sont discriminés de partout. Ce sont des enfants illégitimes de la France et comme tous les enfants illégitimes, ils font des bêtises. Pour moi, cette question identitaire est fondamentale et il va falloir qu’on s’y penche. On doit pouvoir être différent et être reconnu comme français. »

Karima Berbiche, militante associative, Politis, 19 septembre 2013

Islamisme

« Le temps est proche où les masses affamées du sud monteront à l’assaut des pays riches du nord. Cette immigration ne sera ni fraternelle, ni pacifique. Dans 20 ans, c’est sûr, la France sera une république islamique. »

Convention départementale du FN (2015) : Stéphane Ravier, sénateur-maire des 13/14es arrondissements de Marseille, citant les propos de Jean-Marie Le Pen, tenus 20 ans plus tôt, qui lui-même aurait cité Houari Boumédiène et le chef du Hezbollah libanais.

Abandon

« Quand il y a des écoles dans un quartier et que l’on ne peut même pas mettre un jardin avec des manèges à ressorts, c’est déjà une forme d’abandon. De même quand on ne peut même pas construire un petit stade. Ici l’herbe a disparu, on ne voit plus que du béton. »

Heddy Salem, collaborateur du Théâtre du Merlan

Feu le port de Marseille

« Le port industriel de Marseille, c’est fini. A Liverpool, il est remplacé par un musée, A Gênes, le port est à 60 kms de la ville. Les villes n’ont plus besoin de port. Les opposants à la politique municipale veulent se battre contre la gentrification, on fait quoi à la place ?

Michel Samson journaliste, écrivain

Petits meurtres sans importance…

Gilles de Pappas, auteur de romans policiers, rapporte les propos de Jean-Claude Gaudin, maire de la ville, à propos des meurtres dans les quartiers : « Tant qu’ils se tuent entre eux ! »

La bonne direction

« A Marseille pour aller dans la bonne direction, vous avez intérêt à aller dans la direction opposée à celle que l’on vient de vous indiquer… enfin pas toujours. »

Un passant

 

 

Marseille Soleils

Dans son désordre, ses accès de folie, ses élans de générosité inventive, Marseille nous invite à partager l’ivresse de la terre quand elle nous ouvre les bras, quand elle nous invite à danser plutôt qu’à pleurer sur notre triste sort.

Marseille a l’audace de mettre en avant les barrières qui séparent, qui ostracisent les uns au profit des autres, en même temps que cette ville inouïe démontre que ces frontières n’ont rien à voir avec une éventuelle nature des choses. Ces forteresses sont ni plus ni moins que des constructions humaines, certes très solides mais aussi susceptibles de mobiliser l’intelligence de chacun pour que cesse le règne de ceux qui croient s’élever en écrasant les autres.

Marseille est bien une ville dangereuse, parce qu’au-delà des clichés de violence qui la marquent au fer rouge, elle esquisse de nouveaux chemins où la bienveillance comme la créativité et la solidarité sont porteuses d’une nouvelle humanité.

A Marseille, ils sont sans doute des milliers à se battre. Certains sont là pour aider, voire assister, partager ; d’autres, ou peut-être les mêmes, sont là non pour casser du flic, mais plutôt pour combattre une logique policière visant à réduire tout individu étranger à l’élite en délinquant honteux d’exister. Travailleurs sociaux, militants d’associations, artistes, intellectuels, responsables culturels… j’ai eu le bonheur d’en rencontrer quelques-uns, certains pour la deuxième fois.

La logique dominante est complexe, très affutée. Ici on ne retiendra que sa capacité à séparer. Séparer chaque individu de lui-même et des autres.

Comment faire face à une entreprise de démolition d’une telle ampleur ?

Avec les bras, la tête et le cœur, ils s’emploient à ré-unir, à recoller ce qui est en morceaux, à inventer un avenir commun, à redonner à chacun l’envie de rêver, d’imaginer… quelque chose qui ressemble à l’envie d’exister par soi-même et ensemble.

Ces porteurs de sens ne sont pas au-dessus du lot, bien au contraire c’est en plongeant corps et âme dans le maelstrom humain qu’ils trouvent leur inspiration.

Que veulent-ils ?

Nous relier les uns aux autres quand nous sommes séparés, nous aider à nous redresser quand nous courbons le dos, nous caresser là où ça nous fait si mal, nous donner envie de nous battre chaque fois que nécessaire, de rire, de nous réjouir à chaque seconde d’une existence qui pourrait, si nous le voulons bien, devenir totalement la nôtre.

Chacun d’eux actionne des outils qui lui vont bien. A posteriori ils sont simples à manier, mais c’est le fait même du talent de créer des évidences susceptibles de nous toucher. Ces outils modestes et forts sont la première pierre d’une exigence politique. Ils sont à l’écoute de nos vies et contribuent à les faire grandir.

 

 

Vivre ensemble, tarte à la crème ?

 Le Marché de la Plaine

Depuis plusieurs années, la mairie de Marseille, soucieuse de restituer le centre-ville aux Marseillais (sous-entendu à la population blanche disposant d’assez de moyens pour payer des loyers en fortes hausses), a concocté un projet de rénovation de ce marché. Sous le prétexte de rénovation et d’assainissement, il s’agit d’éloigner une population de forains qui vendrait des articles de mauvaise qualité venant de Chine. Le marché de la Plaine, le journal du quartier « Sous le soleil de la plaine » (7) le définit très bien : « A Marseille tout le monde connaît la Plaine. C’est un quartier particulier, un carrefour aussi important pour ceux qui y habitent que pour ceux qui y passent. D’abord, il y a le marché avec ses 300 forains. On y vient de loin pour trouver des bons plans. Le marché, c’est le cœur du quartier. Le soir on y vient parfois d’autres quartiers, d’autres villes pour sortir, boire un coup, manger au resto ou se poser tranquille sur la place, ou faire la fête à notre manière. Nous sommes des milliers à fréquenter, à partager le quartier et tellement incrustés dans la Plaine que maintenant on ne nous voit plus. Mais depuis cet été (2015), la mairie parle de “rénovation du quartier”, on s’est dit : mais qu’est-ce qu’ils viennent nous emmerder ? Entre inquiétude et méfiance… on sait très bien ce que la mairie a fait dans d’autres quartiers : République, Joliette, Arenc, rue de Rome, etc. »

Au-delà des marchandises, le commerce humain entre gitans, italiens, maghrébins, juifs, musulmans et autres est harmonieux. Chacun connaît l’autre depuis des années. Pour Sukhot (8), la fête des cabanes, les rabbins bénissent tous les stands qu’ils soient tenus par des juifs, des musulmans ou des gitans. D’ailleurs, à Marseille comme dans d’autres villes, voisins juifs et arabes sont heureux d’offrir à l’autre les mets que l’on cuisine à chaque fête.

Le projet de rénovation de la mairie est très controversé. Paola Vigano, l’architecte italienne de renom qui devait le prendre en charge, a finalement renoncé, dénonçant le manque de concertation avec la population. L’ association « L’assemblée générale de la Plaine » organise la résistance. La mobilisation est importante. Il y a deux ans, souligne Bruno Le Dantec, journaliste à CQFD, le cours Julien avait été refait. De fait il n’y a aucune trace visible de la rénovation. Les travaux ont bien sûr une utilité, ils servent d’abord à enrichir les groupes amis. Deux logiques s’affrontent. Si Marseille, faute d’industrie et en panne d’activité portuaire, doit devenir en priorité une ville pour touristes, alors le mélange de populations qui est le signe même de sa vitalité pour une majorité d’habitants peut constituer un frein pour ceux qui voudraient que la ville soit une belle vitrine à l’unisson du Mucem et de l’aménagement du Vieux-port.

Il n’est pas indifférent de savoir que l’événement « Marseille capitale culturelle 2013 » s’inscrit dans une stratégie de développement urbain qui doit beaucoup à l’urbaniste américain Richard Florida Ce dernier a été consulté par de nombreuses métropoles qui, après avoir connu la prospérité, sont en état de déshérence. Marseille, comme Bristol, appliquerait ses recettes.

« C’est très simple, il faut rassembler quatre facteurs de progrès :

1/ une communauté gay ;

2/ une population de bourgeois bohèmes ;

3/ un grand nombre de créatifs et d’artistes ;

4/ de nombreuses minorités ethniques.

Il faut enfin que le pôle des industries et activités multimédias, haute technologie et industries de la connaissance soit important »

Aude de Kerros, L’imposture de l’art contemporain (éditions Eyrolles).

Ce modèle, qui a si bien réussi à Lille (avec un retour de 6 € pour 1 € investi), a été ici fortement contesté par les artistes et par les associations. Il est vrai qu’à Lille la population et les artistes ont été associés à l’événement et à ses prolongements.

Encore une fois, comme le suggérait avec ironie Bertold Brecht, « si le gouvernement n’est pas content du peuple, il faut changer de peuple ». Ce que des régimes totalitaires ont fait avec une brutalité affichée, devrait se faire ici par petites étapes. Frédérique Guétat Liviani, éditrice, l’affirme avec passion « On remarquera cependant qu’à Marseille, d’où que l’on vienne, on vit ensemble depuis plusieurs générations, contrairement aux villes et villages qui n’ont jamais vu la tête d’un musulman ou d’un migrant et qui sont infiniment plus perméables à tous les discours de haine comme aux fantasmes de perte d’identité et d’insécurité   :  Ici, il n’y pas de tensions entre les uns et les autres. Il y a là une évidence qui les emmerde. Le vivre ensemble dans un si petit espace devrait être mis en avant, on n’en parle pas

Le marché de la plaine, il a le poids de la grâce. Au moment des attentats de 2015, il n’y a pas eu de tensions. Le côté positif de la réalité est occulté. Dans d’autre villes comme Avignon la déchirure a un côté irréversible, on ne peut plus aller de l’autre côté, il n’y a pas ce genre de passerelle. La Plaine est une passerelle, le quartier de Noailles également. Avant le projet de rénovation de la Plaine, deux autres quartiers ont été détruits : les quartiers ouvriers du Rouet et La Capelette.

Quand vous fréquentez les gens au quotidien, avec leurs difficultés, quand vous partagez ces choses-là, vous ne pouvez plus détester le type à côté qui vous a donné un coup de main, ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas le haïr. Mais quand vous ne l’avez plus vu depuis des lustres et que l’on vous raconte tous les jours à la télé que ce mec veut votre peau, il devient normal que vous le détestiez… Dans ce combat il y a tout ce qui est opprimé : le monde végétal, animal, il y a les vivants, les vivants opprimés »

J'aimerais ne plus rougir

Le théâtre du Merlan

Dans ce lieu, on sait seulement que la meilleure façon de résister aux rumeurs comme au tambourinage médiatique c’est… d’avoir des relations directes avec l’autre. Francesca Poloniato, qui dirige depuis 18 mois le théâtre situé dans les quartiers Nord, veut que celui-ci soit avant tout un lieu de vie. Elle parle à tout le monde, jeunes et moins jeunes de la cité Busserine, connaît les problèmes de chacun et se garde bien de juger. Plutôt que de vouloir les initier à la culture, elle établit avec les jeunes une sorte de contrat de confiance : je fais ce que je peux pour toi, pour favoriser tes activités ; en échange, tu viens voir les spectacles et ensuite tu amènes tes copains. Ainsi la relation à la culture, a priori pas faite pour eux, passe dans un premier temps par un rapport personnel de respect et d’égalité.

Ici, les artistes, metteurs en scène, acteurs, créateurs d’événement désacralisent totalement leur fonction. L’art n’est pas moins art quand il ose affirmer au grand jour qu’il se nourrit de la vie des gens, de leurs angoisses, de leurs rêves, de leur quotidien. Au Théâtre du Merlan personne ne campe sur l’Aventin, les artistes pas plus que les autres. Ils, elles ont la faculté de capter « l’autre », de l’écouter assez fort pour avoir le droit de le transformer, de lui donner un visage ouvert à tous. Ces allers et retours entre la réalité souvent subie et des fenêtres ouvertes sur un ailleurs esquissent un chemin où la liberté pourrait avoir une chair, un parfum de fraternité à la limite du risque assumé.

 

J'exige des mots

Libérer les paroles enfouies

 Personne n’interdit aux habitants des quartiers de sortir de chez eux, personne ne les empêche de s’exprimer, pourtant s’ils ne bougent pas, s’ils ne s’expriment pas, c’est qu’un bâillon invisible les en empêche.

Broder la ville, d’Edith Amsellem

Edith Amsellem est artiste, metteuse en scène. A l’entrée du théâtre du Merlan où elle est en résidence, on peut lire brodé sur un grand ruban « J’ai peur de rougir ».

Pour que les peurs puissent être évacuées, il faut qu’elles soient dites, partagées, matérialisées. Edith organise des ateliers d’écriture. Les phrases sorties dans l’atelier précédent sont distribuées aux participants, découpées mot par mot.

Plusieurs contraintes communes sont édictées et chacun, en groupe ou seul, peut créer les phrases de son choix. En fonction de leur affinité avec un lieu elles seront brodées à divers emplacements de la ville. Ainsi, au sommet d’une colline : « J’ai peur d’être au sommet du vide ». Ainsi, juste avant l’élection présidentielle, à l’entrée de Marseille : « J’ai le choix crispé ».

Ou encore :

« J’ai peur de rater le monde »

« Je crie très fort, mon ange »

« J’ai perdu ma peur bleue »

« Je me fais du vide »

« J’ai peur quand la nuit sombre »

« J’ai pas envie de vivre sans frein »

« J’ai peur de rester seul à la caisse »

« J’ai peur de mon insensibilité »

« J’ai peur d’être au garde-à-vous »

« J’ai peur d’aimer vieillir »

La ville qui est vécue comme un labyrinthe pourrait bien devenir un livre ouvert à l’écoute des peurs, rêves, désirs de chacun. Comme le fait remarquer Francesca Poloniato, il y a là un travail de co-construction. Ce travail requiert beaucoup d’énergie, d’écoute, une confiance partagée et le brin de folie nécessaire permettant de libérer les imaginaires sans jamais les couper de leur histoire.

« Bouche Bée »

Frédérique Guétat Liviani est auteure, créatrice des éditions Fidel Anthelme X. Elle aussi ne cesse, avec des ateliers d‘écriture réguliers, d’interroger le non-dit de chacun. En préface de Bouche bée elle écrit : « La traversée a mené chaque participant vers des retrouvailles avec sa langue renoncée, langue mystérieuse, reléguée dans un coin de la mémoire… »

« Une partie de moi m’est étrangère. Je cohabite avec un étranger. Je suis Français et étranger à la fois. J’abrite, je cache, je planque un clandestin. Un comble pour le flic que je suis. Vais-je arrêter l’autre qui est en moi ?

(…) Et pourquoi ça ne serait pas l’arabe qui interpellerait le français ? »

Michel Maury, participant à un atelier d’écriture  in Bouche bée (éditions Fidel Anthelme X)

 

Diwan des mots voyagés, de Muriel Modr

Dans le premier article consacré à Marseille, j’avais mis en avant la démarche de la plasticienne Muriel Modr. Son travail artistique entrepris avec les femmes des quartiers populaires de Marseille contribue avec talent et bienveillance à faire sortir les émotions, les mots, du non-lieu où ils étaient enfouis et à leur permettre d’atterrir ici tant pour le plaisir de la conversation que pour retrouver des pans d’existence cachés dans un ailleurs. Muriel donne ensuite un espace à ces mots, esquissant une cartographie et tissant les fils tenus qui nous rattachent à nos origines. « Chaque rencontre découvre ou redécouvre des mots français venus du Maghreb, d’Andalousie, du Moyen-Orient, de Mésopotamie et de Perse, d’Arabie, d’Inde et fait surgir connaissances et souvenirs enfouis »

Alain Castan conjoint de l’artiste et éditeur la Courte Echelle/ Transit)

Dans le même esprit, j’avais évoqué dans un premier article (2) le travail de Jacques Vialle, directeur de l’école de l’Estaque, qui avait incité ses élèves à devenir chercheurs, archéologues. Les tuiles trouvées en procédant à des fouilles leur avaient permis de reconstituer l’histoire du lieu. Croisées avec des témoignages des habitants, ils avaient pu vérifier le bien-fondé de leurs recherches. Ainsi ils devenaient acteurs de leur savoir.

ATD Quart Monde les croisements des savoirs et des pratiques

En 1957, le père Joseph Wresinski (1917/ 1988) fonde ATD Quart Monde dans le camp de Noisy le Grand. Il a lui même vécu dans son enfance l’humiliation de la misère. Son but n’est pas de porter assistance aux plus démunis mais plutôt d’en faire des partenaires de leur émancipation. «Quand on vous donne des vêtements, de la nourriture, on ne vous donne pas la parole »  Son mouvement sera un mouvement de pensée et de vie. ATD Quart Monde sera fondé sur un triple refus : que les très pauvres eux même portent dans leur révolte souvent silencieuse le refus de la fatalité de la misère, le refus de la culpabilité qui pèse sur ceux qui la subissent, le refus du gâchis spirituel et humain que constitue le fait qu’une société puisse se priver de leur expérience. » Joseph Wresinski a vécu avec des personnes en proie à la très grande pauvreté, il a vu qu’elles n’étaient pas sans rien faire, elles cherchaient de mille manières à essayer de vivre ensemble, à lutter contre la pauvreté. Il y avait des adolescents qui aidaient des enfants à participer à des ateliers. Il s’est appuyé sur ces personnes, l’idée était que les individus avaient des choses à dire, qu’il fallait qu’elles puissent le dire à la société, qu’elles puissent transmettre ce qu’elles savaient de leur vie et ce qu’elles voulaient changer. Très vite Joseph Wresinski a cherché à créer les conditions d’émancipation de ces personnes. Au sein du camp il a fait en sorte que leur travail soit rémunéré, c’est à dire qu’elles soient reconnues par leur environnement, afin de leur redonner de la dignité.

La force du mouvement ATD Quart Monde tient à son enracinement dans le vécu partagé de la misère et dans une totale ouverture à la connaissance extérieure développée par des professionnels de l’action sociale et par des universitaires. Ainsi l’aspect partiel de chaque savoir est parfaitement assumé et c’est de leur confrontation que va naitre une autre forme de pensée et d’action. «  C’est donc une alliance entre exclus et non exclus, une alliance qui doit transformer les relations entre les hommes, la vie politique, la pensée de notre temps » Présent dans de nombreuses villes, ATD Quart Monde a créé à Marseille un département animé par Frédéric Subbiotto consacré aux expériences et à la recherche sur le croisement des savoirs en totale cohérence avec sa démarche initiale : Il fallait aller à contre courant d’un préjugé voulant que ceux qui vivaient la très grande pauvreté l’avaient bien cherché. Il était en conséquence sans intérêt de vouloir réfléchir avec eux. Lors des conférences du mardi en 1971, ATD invite les plus pauvres à réfléchir avec des chercheurs, des ethnologues.

Très vite on constate que les personnes les plus pauvres ne participent pas. Le savoir des autres est écrasant.

Mais quand on les raccompagne on s’aperçoit qu’elles ont entendu des choses, quelles réfléchissent et qu’elles ont des choses à dire sur ce qui a été dit. Petit à petit ATD a mis en place un dispositif permettant de préparer dans les quartiers

ce qui allait être débattu en conférence, en intensifiant le dialogue avec les personnes du Quart Monde. En 1982 les universités populaires du quart monde ont été mises en place, soit 14 en France. Une personne de l’extérieur est invitée en cohérence avec le thème sélectionné et ce sont les personnes du quart monde qui vont faire part de leurs réflexions à l’invité qui réagira dans un deuxième temps. On apprend ainsi à s’écouter, s’exprimer.

Aujourd’hui le croisement entre trois types de savoirs (celui des personnes dans la très grande pauvreté, celui des travailleurs sociaux et celui des universitaires) peut s’avérer très mobilisateur. A terme les freins qui existent aussi chez ceux dont le savoir est reconnu professionnels de l’action sociale et universitaires devraient être levés. Une meilleure connaissance les uns des autres a très vite des incidences pratiques. Une meilleure écoute, moins de crispations, une plus grande aptitude à noter aussi dans les dossier ce qui est positif, ce qui se passe bien. Trop souvent les habitudes acquises font que les travailleurs sociaux, sans penser à mal, notent les problèmes et seulement les problèmes. Ce qui finit par donner une vision déformée de la personne et de sa situation.

Ce savoir nouveau est axé sur le vécu. A terme il devrait donc être possible d’opérer un basculement et de passer d’une société d’assistanat à une société où chacun à sa place serait reconnu comme un partenaire ayant quelque chose à apporter.

 

Se réapproprier son histoire, ici

Deux notions de base structurent la notion de patrimoine :

– celle de la valeur attribuée à un bien (meuble ou immeuble) ;

– celle de propriété qui permet à celui ou celle qui dispose du titre adéquat d’en

disposer à sa guise.

Un patrimoine public est censé appartenir à la nation, c’est-à-dire à tous les citoyens.

De fait, jusque dans un passé récent, entraient dans le patrimoine public deux sortes de biens : ceux que l’histoire avaient estampillés comme tels et, d’une façon plus accessoire, des bien achetés par l’Etat pour les besoins pratiques du service public.

Très longtemps, l’histoire n’ayant valorisé que la mise en avant des puissants de ce monde, ce qui était censé appartenir à tous les citoyens n’appartenait à aucun sauf à une minorité capable de se reconnaître dans les faits et exploits des grands de ce monde. En étaient pratiquement exclus les gens du peuple et a fortiori les immigrés ou main d’œuvre d’appoint. Lutter contre l’exclusion aujourd’hui, c’est avancer sur un chemin où les individus que l’on a privés de leur histoire, donc de leur mémoire, puissent se réapproprier des lieux, des parcours, des objets, des paroles susceptibles de faire sens, pour eux comme pour ceux qui les regardent.

Gilles Suzanne enseigne l’esthétique et la sociologie de l’art à l’université de Marseille. Pour le compte du ministère de la Culture, il effectue des recherches sur les nouvelles formes de patrimonialisation qui ne sont pas du ressort des agents de l’État.

Plusieurs associations travaillent dans la même direction, comme le collectif Patrimoine et création ACT(10) (Approches culture et territoire). L’objectif, énonce Ramsi Tadros, président de l’association, est « de mettre en évidence l’histoire et la culture des immigrations et des territoires comme parties intégrantes du patrimoine dans un contexte de difficultés et de tensions sociales, économiques et politiques qui favorise la représentation discriminante de l’autre et un repli identitaire de plus en plus grand ».

Ces « traces de patrimoine » ne peuvent voir le jour que dans une optique de co-construction avec les habitants. Les spécialistes des différentes disciplines concernées n’ont pas pour objectif de leur apprendre quelque chose qu’ils ignoreraient, mais plutôt de les solliciter de telle sorte qu’ils puissent retrouver par eux-mêmes les repères des différents moments de leur vie, que ce soit au travail, à la maison ou dans un espace relationnel extérieur. Ce type de partenariat à la fois scientifique et citoyen est particulièrement innovant. Il est susceptible d’enrichir la collectivité et d’apporter aux plus démunis cette part essentielle de reconnaissance qui leur manque.

Pourquoi ne pas renverser l’ordre établi ?

(La Transgression symbolique)

Le Carnaval, fête païenne transgressive, hérétique, sauvage existe-t-il encore ?

Là où il y a défilé spectacle, séparation entre la foule et les chars, c’est-à-dire dans la majorité des villes, existe une forme de divertissement aussi fortement encadrée qu’aseptisée. Ainsi l’espace public et ses occupants sont gérés afin que l’ordre public ne soit jamais remis en cause.

Comme dans le Nord (Dunkerque) ou en Occitanie, l’esprit authentique du carnaval a laissé des traces. Bruno le Dantec, journaliste à CQFD et Alessi dell Umbria, l’explique très bien. En 2000, les habitants de la Plaine, à travers leur association « La plaine sans frontières », organisent un repas de 14 juillet. Très vite l’idée de faire renaître de ses cendres le carnaval resurgit et essaimera au cours des années jusqu’au quartier Noailles.

Les ingrédients de l’authentique fête populaire sont les suivants. Le carnaval du Caramantran (carême entrant) n’a que faire de spectateurs. Chacun comme tous ont vocation à participer : l’enfarinage est la sanction méritée par tous ceux qui ne se déguisent pas.

Cette fête de courte durée est préparée tout au long de l’année avec le concours de tous, commerçants compris. Cette montée en puissance progressive crée du lien, chacun ayant vocation à contribuer là où il le souhaite. Il y a donc là un peuple soudé, joyeux, fier, prêt à accueillir tous ceux qui se déplacent pour participer.

A travers le carnaval, c’est la sortie de l’hiver et de tous ses maux qui sont dénoncés, avant de pouvoir fêter la renaissance du printemps. C’est là où la tradition occitane devient carrément politique. Ainsi dans le village de Murs, les questions suivantes étaient posées : « Caramantran, je t’accuse d’avoir signé le traité de Maastricht », « Caramantran, je t’accuse de faire crever les agriculteurs de la région avec la PAC », « Caramantran je t’accuse de nous empêcher d’apprendre le provençal » (c’était un minot de dix ans qui formulait cette dernière accusation)

A Marseille, une année, c’est un porc de plus de 2 mètres de haut représentant le maire de l’arrondissement qui a été brûlé, une autre fois un coq représentant l’identité nationale, une autre fois un paquebot de tourisme, Sarkozy est également parti en cendres.

La municipalité qui a créé un pseudo carnaval ne voit pas cette manifestation d’un bon œil. La police est toujours à l’affut. En 2014, la municipalité a fortement réprimé la manifestation. C’est l’inverse de ce qui était souhaité qui a été obtenu : la répression a servi de moteur à un succès grandissant. L’aura du Caramantran se confirme d’année en en année. Est-elle en phase avec la volonté de la municipalité de faire de Marseille une vitrine touristique moderne et propre ? On peut en douter.

Gilles Suzanne, sociologue, est frappé par l’énergie qui se dégage de Marseille. L’énergie comme la vie ne peuvent être aseptisées. Cette force collective qui a à peine le droit de se manifester une fois par an devrait pouvoir trouver d’autres débouchés.

A Marseille le peuple existe, sa créativité, sa joie de vivre malgré d’énormes difficultés, aussi. Manque sans doute le débouché politique qui ferait que l’on ne renverse pas seulement l’ordre établi un jour par an. Dans une société traditionnelle, la transgression ponctuelle servait de soupape de sécurité. Aujourd’hui, à un moment où la société est assimilée à un agrégat d’individus, l’entité populaire à chaque fois qu’elle se manifeste est jugée subversive. On ne dit pas encore terroriste, mais…

 

Circulez il y a tout à voir et à sentir….

Les boîtes à forêts de Céline Schnepf

Il y aurait des lieux dédiés à la culture, d’autres au travail, au social, à l’alimentaire, au sexe, à la prière…

Il y aurait des femmes et des hommes cultivés, sensibles, d’autres en friche, grossiers, cruels…

Pour éviter tout désordre, toute remise en cause, il y aurait une gigantesque machine nourrie au sang humain, apte à distribuer les bons points, c’est-à-dire à estampiller ce qui mériterait de l’être et à rejeter à la marge de nos territoires comme illégitime toute œuvre, toute personne non reconnue.

Heureusement face à ce qui ressemble à s’y méprendre à une guerre faite au peuple, il y a les artistes. Certains vouent un culte bien mérité à la beauté, d’autres, sans la négliger le moins du monde, la relie à une vision politico-sociale de la société. Ainsi le théâtre du Merlan déjà cité et les artistes qu’il abrite. Comme Edith Amsellem, Cécile Schnepf fait partie de ceux là. Elle est auteure, metteuse en scène, et déterminée à ce que son action artistique s’inscrive dans un territoire lui permettant de tracer des liens multiples avec les habitants. Elle a ainsi conçu un grand jeu « de société » dont l’argument de base est de se servir de caisses à vin pour, selon la fantaisie de chacun, imaginer et construire des forêts. La proposition concerne d’abord la petite enfance, mais s’adresse aussi à la part d’enfance qui sommeille plus ou moins dans chaque adulte. Quelles forêts sommeillent en nous ? Qui n’a pas des sapins partout ? Les boîtes à forêts se promènent, elles vont et viennent entre école maternelle, centre social, collège, maisons de retraite… Elles interrogent nos rêves, nos peurs, font le lien entre les générations. Elles apparaissent dans des lieux non consacrés à la culture : ainsi les usagers d’un centre social ont pu voir une pelouse pousser dans un ascenseur où gazouillaient des oiseaux. Ainsi un chemin pouvait être tracé pour amener qui voulait jusqu’au lieu d’exposition. A chaque stade, des questions sont posées, on tente d’y répondre à plusieurs. Il y a également échange des boîtes à forêts, chacun ayant vocation à parler de la boîte de l’autre.

Cette démarche qui fait circuler la culture entre les âges et les lieux « autorise » chacun à être créatif, entouré de la bienveillance des autres. A son échelle elle surmonte avec élégance un des obstacles majeurs à la participation des classes populaires à l’aventure artistique. La messe artistique et culturelle dispensée dans les lieux consacrés donne le sentiment à tous ceux qui ne sont pas adoubés qu’ils sont exclus de l’aventure. Ici non seulement ils sont inclus, bienvenus, mais ils sont également co-auteurs du projet.

 

Des passerelles pour sortir du ghetto

Qu’est-ce que l’enfermement ? La question peut paraître lancinante. Elle ne l’est pas plus que la réalité qu’elle recouvre. Y-a-il une différence entre une porte murée, une porte que l’on croit murée, parce que tout ou presque tout vous incite à le croire ? Oui, il peut y en avoir une si des individus bienveillants et motivés se donnent la peine de regarder en face la réalité : un monde dont on ne possède pas les clés est un monde qui vous exclut. Tel est le monde de la culture pour ceux qui n’ont pas eu la chance de vivre dans un environnement familial où les codes vous sont donnés dès le premier biberon. Or, il se trouve que le domaine du sport (qui n’est pas seulement celui de la gagne et de l’effort physique mais aussi celui de la solidarité, de l’endurance et bien d’autres valeurs) est celui où la jeunesse exclue se sent sur son terrain de jeu.

Heddy Salem a 20 ans, il habite la cité de la Busserine, proche du Théâtre du Merlan, il a eu la chance de rencontrer Francesca Poloniato directrice du Théâtre.

Il avoue sans façon avoir eu des préjugés en béton vis-à-vis du monde de la culture.

« Pour les jeunes, il y a une frontière, ils n’ont pas l’habitude de sortir de leur quartier, de passer d’un coup dans un monde de la culture, ça leur paraît compliqué, ils ne sentent pas à l’aise. Ils se disent “c’est pas fait pour moi”… »

Un jour il s’est trouvé qu’une pièce qui se montait au Merlan avait besoin d’un boxeur. Heddy pratique la boxe. Cette opportunité est devenue pour lui une véritable passerelle : il a pu côtoyer des personnes qui l’ont bien accueilli et jouer un rôle de dealer dans une autre pièce, ou bien faire un stage dans un service de relations avec le public.

Cette démarche, elle est aussi celle d’Edith Amsellem quand elle adapte Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, qui deviennent ainsi « Les liaisons dangereuses sur un terrain multi-sport ». Les spectateurs assistent au dernier match entre Madame de Merteuil et Valmont. Au-delà de la mise avant de leur intimité et du libertinage se dessine la critique sociale d’une époque. Du connu qui rassure à l’inconnu qui inquiète, un chemin est tracé.

Reconnaissance

S’il est prouvé que, sans moyens matériels, on ne peut rien faire, en revanche il est moins que sûr qu’avec des moyens illimités, on puisse tout faire. Ainsi l’épicier qui prodigue ses conseils à tous les habitants de la cité ne recherche pas seulement un profit matériel, mais également un profit symbolique. Il est « reconnu » par tous au titre de sage. Il peut se targuer d’être légitime, parce qu’apprécié par tous. Comme l’a analysé Pierre Bourdieu, il est à la tête d’un capital symbolique qu’il fait fructifier en fonction de ses connaissances, de son expérience et de la satisfaction de son entourage. Ignorer cette dimension c’est se condamner à ne rien comprendre aux jeux de pouvoir, aux rapports de force et de compétition qui jalonnent la vie en société. On ne vote pas seulement pour le Front National parce que l’on est d’extrême-droite, mais parce que l’on se sent méprisé par tous ou presque. Au delà de l’appartenance politique c’est près de 80 % de la population qui a le sentiment de ne pas exister aux yeux des autres. Les prisons à ciel ouvert que sont la plupart des banlieues ne peuvent que donner corps à ce constat. Comment pourrait-on exister sans être reconnu ?

Lunettes, abandon, enfermement et guerre sociale

Dis-moi avec quelles lunettes tu regardes Marseille, je te dirai ce que tu vois !

Faut-il regretter que le psychologue, l’anthropologue, le sociologue, l’homme d’affaires, le spéculateur ne prennent pas en compte les mêmes aspects de la réalité ? Non, bien sûr, mais cela devrait a minima amener à développer une vision pluridisciplinaire de la réalité.

L’important est de choisir son terrain et les outils d’analyse qui vont avec. L’enfermement, la délinquance, la médicalisation, la psychologisation des problèmes sont la voie royale choisie pour éviter toute résistance sociale et politique. L’entreprise de répression préfère avoir en face d’elle des déviants plutôt que des opposants politiques. On touche ici à un choix fondamental que les soleils marseillais mettent bien lumière et qu’hélas les responsables de gauche mettent sous le coude. Dire que le peuple de ce pays a été abandonné par ses dirigeants est un premier pas. On peut s’en remettre à Dieu pour le déplorer, on peut faire un chèque pour aider, mais fondamentalement cela ne changera pas la situation. Constater l’enfermement, mettre en lumière les frontières invisibles n’est pas inutile, mais encore une fois le statu quo sera respecté. Se battre, résister en redonnant à chacun du pouvoir sur lui-même est la seule voie possible de transformation et d’équilibre de l’individu et du collectif. Ce travail peut être aussi long que difficile. Tout sera fait pour que l’on évite de parler de lutte des classes, Les dominants parlent de réformer, de simplifier, moderniser, jamais au grand jamais de guerre sociale. Cette guerre tourne au profit du pouvoir quand il réussit à imposer ses mots, donc son idéologie. La répression n’est pas seulement le fait d’un ennemi extérieur, le poison du mépris s’installe en nous, il façonne des êtres « empêchés » qui préfèrent l’inconfort confortable d’une situation connue à un saut dans le vide plein de risques mais susceptible de nous mettre en mouvement, de nous faire avancer sur la route de l’émancipation et de l’épanouissement.

Vive le capital, vive le profit

Les affinités dans les démarches esquissées laissent à penser que les artistes en question, les responsables d’associations et ceux qui les entourent, sont autant des esthètes que des femmes et hommes politiques, est-il besoin d’ajouter, au sens noble du terme.

Il existe plusieurs définitions du mot culture. Celle que nous retenons est élitiste, au sens de l’élitisme populaire de Jean Vilar : la culture dans la plus grande diversité de son expression est ce qui redonne à chacun le pouvoir sur lui-même autant que la capacité à partager avec les autres, afin de pouvoir grandir ensemble.

ATD Quart Monde a eu l’immense mérite de conceptualiser les expériences menées avec les personnes en très grande difficulté. A la vue de ce qui précède, c’est le même objectif qui est visé par les artistes et militants que nous avons rencontrés. Chaque personne humaine dispose d’un capital d’expériences et de pensées qui peuvent être utiles à tous. Pris en compte ce capital devient un capital collectif. Plus le profit dégagé est partagé, plus il grandit. Autrement dit, la foi dans l’intelligence populaire est susceptible de profiter à tous. Aujourd’hui la version rabougrie de l’élitisme qui nous gouverne engendre une perte individuelle et collective immense. Au moins 80 % de la population est en situation de perte. Imaginons nous (à terme) avec 80 % de richesse en plus !

Les concepts de capital et de profit humain peuvent avoir une portée considérable :

ils s’emparent de la logique dominante pour la retourner. Développer le capital et le profit humain, loin de toute démarche caritative ou mercantile, devrait nous amener à créer de nouveaux indices susceptibles de valoriser l’éthique et la culture, outil d’émancipation.

Cette nouvelle forme d’enrichissement n’est pas privative. Si elle s’inscrit bien dans un contexte de lutte des classes, elle tend à terme à vouloir le dépasser, non au profit d’une société idéale, mais plutôt au bénéfice d’un monde où le respect et l’écoute de l’autre deviendraient un objectif partagé. Ce monde plus « commun » que le monde d’aujourd’hui est en devenir. A chaque seconde, il nous invite à devenir acteur de notre vie, de nos vies.

Ami, tu peux rire en lisant ces lignes, te moquer, cracher par terre et pourquoi pas mettre un pied devant l’autre. C’est une bonne façon de commencer à avancer.

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Marseille, point G du monde

Les sages d’Asie prétendent que tous les points d’acuponcture qui jalonnent le corps humain peuvent se retrouver en un seul disposant de toutes les propriétés des précédents. On ne s’attardera pas sur le fait que ces différents maîtres sont loin d’être d’accord sur son emplacement. Hors de toute démonstration scientifique, on affirmera sans vergogne que Marseille pourrait bien être le point G de la planète. De la blague marseillaise la moins relevée à la Grèce antique, de l’Afrique à la Chine, de la mafia, magouille immobilière et politicarde, à la création issue de tous les imaginaires populaires, de tous les soleils, mers, fleurs, plantes, aux prisons à ciel ouvert, de toutes les drogues les plus vénéneuses à l’ivresse du partage exigeant, Marseille est bien là, à égale distance de toutes ses composantes, reine de la bouillabaisse, du foot et de la poésie, populaire ; élitiste, jamais neutre, prête à raconter des histoires ouvertes à notre humanité future, sans oublier cette folie, cette émotion gratifiante qui nous bouleverse à chaque fois que nous parlons d’elle. Ici des hommes et des femmes de toutes couleurs et croyances ont encore l’audace de développer un cérémonial aussi fragile que la beauté, aussi sacré que le blasphème. Ils ont une origine, une histoire, Marseille Soleils merci.

François Bernheim

francoisbernheim32@gmail.com

 

1 – « Marseille », dernier album du pianiste et compositeur Ahmad Jamal.

2 – Marseille la ville à abattre, novembre 2015 http://cafaitdesordre.com/blog/2017/01/marseille-la-ville-a-abattre-reportage-francois-bernheim/

3 – Merci, merci à tous les soleils de cette ville rencontrés en mars 2017 :

Edith Amsellem – Andrée Antolini – Alima Badjouni – Karima Berriche – Alain Castan -Dominique Cerf- Bruno Le Dantec- Frédérique Guétat-Liviani – Muriel Mohr – Gilles del Pappas – Francesca Poloniato – Heddy Salem – Michel Samson- Céline Schnepf-Frédérique Subiotto – Gilles Suzanne.

Merci pour l’accueil et l’ouverture à Claire Seban Haguenauer et à Serge Haguenauer – Merci à Arielle Bernheim pour son apport critique et à Philippe Merlant pour sa relecture bienveillante et pointue.

4 – Revue Faire Savoirs n°11, décembre 2014.

5 – Alain Fourest, ancien responsable de la politique de la ville. « Cri d’alarme d’un marseillais en colère », janvier 2016.

6 – L’article de Saïd Bouamama est paru en mai 2005 dans la revue Contretemps. Sur le net : Les mots sont importants (LMSI.net) .

7 – Sous le soleil de la Plaine, journal insolent de quartier, prix libre. assembleedelaplaine.free.fr/assemblee/journalplaine.pdf

8 – Cette fête célèbre la traversée du désert pendant laquelle les juifs habitaient dans des cabanes.

Autres ouvrages consultés

Le croisement des savoirs et des pratiques, Groupe de recherche le Quart Monde université (éditions ATD Quart Monde).

Clientélismes urbains, de Césare Matina (éditions Presses de Sciences Po, 2016) où il est notamment démontré que les classes populaires ne sont en rien bénéficiaires du système clientéliste en vigueur.

Les visuels qui illustrent l’article  sont ceux du projet  » Broder la ville  » d’Edith Amsellem, cie en rangs d’oignons

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