» Il aura fallu quinze ans de cheminement incertain, une enquête menée aux confins de mémoires étiolées, pour retrouver une image sur laquelle j’espérais figurer, puis pour chercher  mes compagnons de fuite, et enfin explorer la possibilité de tisser un récit entendable « 

Après deux romans,  » tous tes enfants dispersés » en 2019 et « Consolée en 2O22,( 1) Beata Umubyeyi  Mairesse, rescapée Tutsi du génocide rwandais, nous livre aujourd’hui avec « le convoi »  un récit enquête où il ne s’agit pas seulement  de restituer la réalité du génocide à travers ceux qui l’ont commis, ceux qui l’ont permis, mais aussi de répondre à une triple exigence :

Retrouver le fil d’une histoire vécue, personnelle et collective qu’une mémoire traumatisée a disloqué et à certains endroits effacé. L’atrocité du génocide  va jusqu’à faire douter les victimes de son existence. Des hommes peuvent-ils infliger une telle négation de l’humain à leurs semblables, est-ce possible ?

. Faire que la vie puisse prendre le pas sur la haine ou le désespoir grâce à une solidarité permettant à toutes les victimes de surmonter  leurs peurs, angoisses, traumatismes face à des hommes  que rien ne distingue d’autres hommes se levant chaque matin pour partir au travail (2). sauf que le leur  consistait à couper, découper, violer voisins, anciens amis, institutrices que des années de propagande ont désigné comme des êtres nuisibles à  éliminer afin de préserver la bonne santé d’un peuple en état de légitime défense. « … le discours de haine et la propagande extrémiste pour animaliser les Tutsis, les désignaient comme des cafards, inyensi, des cancrelats ou des serpents »

Face à la terreur, face aux assassinats en chaine, les rescapés du génocide ont l’obligation de transmettre, l’obligation de vivre , d’affirmer que l’amour, la joie sont encore possibles.

La volonté d’écrire sa propre histoire Les victimes du génocide ont doublement été abandonnées par les états occidentaux  qui non seulement ne leur sont pas venus en aide mais avec l’aide puissante de leurs médias  ont nié la réalité du génocide pendant des décennies. L’opposition ethnique mise en avant est une construction liée à l’époque coloniale. Elle permet d’affirmer que deux populations tribales (donc arriérées ) ont chacune à leur passif  les meurtres  de l’autre camp. Pire la mort de hutus victimes d’une épidémie de choléra a été portée au débit des tutsis. L’inversion de la réalité a été telle que photographes de haut vol et journalistes ont focalisé leur attention sur les camps de réfugiés Hutus. Les bourreaux sont devenus des victimes.  La France  de François Mitterrand n’a pas été en reste. Sous des prétextes humanitaires, elle est venue avec l’opération Turquoise en aide  aux bourreaux Hutus. De fait les puissances occidentales refusent que les peuples anciennement colonisés aient le droit de prendre la parole. Comme l’écrit Susan Sontag, ils ont le droit d’être vus, mais pas de voir avec leurs propres yeux.

Avec « Le convoi » Beata Umubyeyi  Mairesse affirme haut et fort l’impérieuse nécessité de se mettre en mouvement, malgré tous les obstacles faussement érigés en fatalité historique, malgré la souffrance et la douleur qui perdurent. Sa force et son talent ne tombent pas dans le piège d’écrire contre, c’est avant tout l’histoire des victimes qu’il s’agit de raconter, permettant à d’autres rescapés de se donner le droit de transmettre donc d’exister.

18 Juin 1994, quelques semaines avant la fin du génocide part pour le Burundi le premier convoi organisé par l’association humanitaire suisse « Terre des hommes ». Officiellement seuls sont admis à monter dans le camion des enfants de moins de 12 ans. Beata et sa mère sont autorisées à en être à condition de rester cachées derrière une couverture. Elles sont là mais elles n’existent pas. Des journalistes de la BBC  filment l’opération, d’autres prennent des photos. Le reportage passe à la télévision. Des personnes affirment avoir reconnu Beata et sa mère. Alors commence une quête insensée qui va durer quinze ans, nécessiter de nombreux déplacements, créer beaucoup d’espoir et subir de nombreux échecs. Beata est romancière, elle a fait des études supérieures, elle accompagnée par un mari exceptionnel, on n’osera pas dire qu’elle est parmi les rescapés une privilégiée, sauf que son courage tire profit de ses acquis pour ne jamais renoncer. Ce long périple à travers associations, institutions, tribunal pénal  international sera en partie celui  des espoirs déçus mais aussi celui des rencontres et d’une évolution. Les photos où elle n’existe pas lui offriront la possibilité d’entrer en relation avec d’autres rescapés qui trouveront ainsi une preuve de leur existence. Leurs récits  comme l’entretien avec celui qui a organisé le convoi et qui se souvient d’elle et sa mère contribueront à redessiner une vie personnelle autant que collective. Si l’auteure au jour d’aujourd’hui n’est pas en possession  de qu’elle cherchait au départ, de fait elle a trouvé beaucoup plus: une vie reliée à d’autres vies et qui peuvent ainsi faire face  tant aux défaillances de la mémoire qu’à l’indifférence ou à l’hostilité. Des vies reliées entre elles comme à leur passé , des vies susceptibles d’avoir un futur.

Dans une époque qui porte au pinacle la concurrence comme valeur suprême , les génocides n’ont pas échappé à cette sinistre manipulation. Beata Umubyeyi  Mairesse, elle,  est solidaire de toutes les victimes  d’où qu’elles viennent. Les rescapés de la Shoah comme tous ceux qui ne sacrifient rien à l’horreur ont toujours en mémoire les camps nazis et les sinistres convois qui y menaient. Il semble bien que de choisir le mot convoi  comme titre est à la fois un acte de solidarité avec les victimes d’un autre génocides et une magnifique tentative  de redonner un sens pluriel autant que positif à ce mot. Au Rwanda  les convois organisés par Terre des hommes étaient des convois pour la vie. Comment ont-ils pu être négociés avec des génocidaires ? On ne peut qu’émettre des hypothèses. Certains peuvent avoir accepté par opportunisme d’autres parce qu’ils n’étaient pas des bourreaux à part entière. La complexité de la vie est là. Sachant tout de même  que l’autorisation donnée au départ  ne garantissait  pas de franchir les nombreux barrages.

Le récit de Beata Umubyeyi Mairesse va beaucoup plus loin qu’un simple témoignage. Les faits sont là , mais à travers eux  l’auteure redonne aux acteurs qui ont subi cette tragédie le droit d’avoir une vision de leur propre histoire. Ce récit dans la sobriété radicale de son écriture est-il  de la littérature?

Oui assurément. Il est une construction revendiquée comme subjective. A partir de ses racines ancrées dans son pays l’auteure a écrit un livre immense, où chacun qu’il ait ou non une relation avec le Rwanda  peut se projeter; un livre qui bat en brèche avec bonheur le concept d’universalité à la française . En théorie l’universalité veut que nous soyons tous égaux parce que tous semblables. Ainsi   les différences de peau, de culture qui de fait entrainent discriminations et exclusions racistes, sont niées. Ici l’universalité  a l’audace  de revendiquer le droit pour les  ex colonisés, les déshérités d’exprimer l’espèce humaine dans ce qu’elle a de plus noble: le respect de la vie, de toutes les vies. Ainsi  une trajectoire personnelle  devient vision du monde, revendication d’une histoire enfin plurielle.

Le convoi

de Beata Umubyeyi  Mairesse

Editions Flammarion

(1) Editions Autrement, J’ai lu.

(2) « A l’entrée du camp d’Auchwitz un panneau proclamait : Le travail rend libre »

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