» La question, c’est beaucoup plus important que la réponse, c’est la recherche d’un chemin en restant vivant. Il faut savoir se perdre, prendre des risques pour se retrouver. Il y a chez certains le besoin de haïr, mépriser comme si la condition humaine n’avait comme unique vocation qu’à écraser, mépriser tous ceux se trouvent sur votre chemin.  » Lansky Namek (1) rappeuse de Marseille centre.

« En soirée, je raconte plus ma VIe, je la tremble_ » Sise Ici. rappeuse à Marseille( 2)

« J’aime les poubelles qui débordent, la saleté, sentir que tout n’est pas parfait… bordélique, c’est comme cela qu’on l’aime Marseille. Plus propre elle perd son âme. C’est le dilemme » Hadrien Bels romancier( 3)

Tragique beauté

Ici, la tristesse n’a pas droit de cité. Pourtant à Marseille tout ce qui étouffe, étrangle l’humanité pourrait anéantir la ville : tombereaux de discours nauséabonds, politiques de construction-destruction-séparation.

Blessée, en grande souffrance, Marseille résiste depuis l’aube des temps, en accord profond avec la Méditerranée et son éblouissante lumière. Sur l’immense scène de la ville, la tragédie est charnelle, à la mesure des solidarités, amitiés, amours des humains de toutes conditions. La tragédie est à la mesure d’un savoir partagé dans la rue, sur les places publiques ou les cafés. Cette culture-là, loin d’un capital de connaissances référencées, a la noblesse d’une civilisation chaque jour agressée, foulée aux pieds par le fonctionnalisme étriqué et dévorant du profit. A Marseille chacun sait que la tragédie n’est pas synonyme de malheur absolu. Bien au contraire la vie est tragique quand la joie la plus immense, la beauté la plus sublime sont à chaque seconde confrontées au vertige des abîmes comme à la violence de l’anéantissement. Toutes les femmes, tous les hommes de la Méditerranée le savent depuis l’enfance : l’ivresse et le deuil sont dans une proximité absolue. Ici, la cité et ses habitants de plus en plus agressés, doivent prendre la parole. Il n’est pas sûr qu’ils soient écoutés, mais il n’y a pas d’autre issue.

Qui s’autorise à raconter l’histoire a vocation à prendre le pouvoir. Parmi les combats les plus violents figurent celui pour l’appropriation des mots. Dire l’amour, le respect des humains, la joie, le plaisir de la rencontre avec l’autre, dire la richesse du mélange comme dénoncer le racisme d’état est éminemment subversif. De siècle en siècle, les tentatives pour faire taire Marseille ont été nombreuses et partiellement couronnées de succès. Il reste une brèche assez étroite qui refuse de plier. Elle est potentiellement immense, car de son existence dépend l’accès à un imaginaire commun et au plaisir incommensurable du partage. Les femmes et les hommes que nous avons rencontré à Marseille depuis 2015 (4) sont porteurs de cette richesse, de cette grâce insensée qui caresse l’être dans ses recoins les plus intimes.

La bonne nouvelle n’est pas que la guerre qui est faite au peuple puisse par enchantement cesser, mais plutôt qu’une ville malgré l’énormité du bruit ambiant, ait encore l’audace de nous prendre dans ses bras, moins pour pleurer que pour danser. Ici, sont nombreux celles et ceux qui savent que prendre la parole pour raconter, chanter, permet à tous ceux qui le souhaitent de refuser le malheur comme seule issue possible. A Marseille, les hommes et les femmes qui ont cette audace ne luttent pas seulement pour eux -mêmes mais aussi pour la défense d’un art de vivre, pour tous ceux qui ont besoin de respirer plus large sur cette planète.

 Écouter ce que raconte Marseille est essentiel. Tant que nous aurons un cœur, des oreilles et une bouche, tant que nous aurons assez d’énergie pour nous émerveiller et le faire savoir, les poignards, les Kalachnikovs, le béton galopant et autres poisons mortels n’y pourront rien. Marseille nous met au défi d’exister. Beaucoup d’entre nous ont pu croire que ce projet était passé de mode. Erreur profonde nous n’avons vocation à devenir des zombies vidés de notre sang et de nos tripes que si nous le voulons bien.

Pas d’ennemis à la une

Trop souvent les responsables politiques, du bas de l’échelle jusqu’au sommet, par leurs discours expriment le mépris qu’ils ont du peuple. Il ne faut jamais l’oublier.

Ainsi : – Claude Valette, adjoint au maire JC Gaudin, délégué à l’urbanisme.

« On a besoin de gens qui créent de la richesse. Il faut nous débarrasser de la moitié des habitants de la ville. Le cœur de la ville mérite autre chose », cité par Eric Zemmour (Le Figaro 18 novembre 2003)

Françoise Gaumet, adjointe municipale à l’hygiène, dans la revue V Marseille 2013 « On estime qu’il y a un rat par habitant, ce sont des commensaux de l’homme. Le rat est utile, il enlève un quart de nos déchets. S’il n’y avait pas de rats, il faudrait plus d’éboueurs. L’avantage, c’est qu’eux ne font pas grève »

– lundi 5 Novembre 2018, huit personnes trouvent la mort dans l’effondrement de deux immeubles de la rue d’Aubagne. Les deux adjoints au maire, Yves Moraine et Laure-Agnès Caradec en charge de l’urbanisme s’expriment sur Facebook » Très belle soirée autour du chocolat organisée par l’association Partage, Amitié et fêtes.

– Le 22 Février 2021, lors d’une réunion du conseil portuaire ​de la Pointe-Rouge, le président du Yachting club, Christian Tommasini a déclaré  » Le jour où il faudra s’armer, je serai le premier à aller faire des ratonnades »

On pourrait sans problème multiplier les citations honteuses, mais focaliser l’attention sur ces discours, pourrait bien nous conduire à une impasse. Il s’agit de ne pas occulter l’injuste et l’abject sans pour autant tomber dans le piège d’un immobilisme transformant tous les protagonistes haïs en statues.

Car tirer à boulets rouges sur des pantins cristallise l’attention sur des individus, en faisant abstraction du système  politique et de sa nécessaire critique. Dénoncer l’action des salauds autorise ceux qui le font à croire qu’ils n’en sont pas. Cette prise de position, hors de toute action collective susceptible de modifier le rapport de force étant inopérante, on peut facilement croire que notre destin est de subir, aujourd’hui comme demain. Mais l’écroulement des deux immeubles de la rue d’Aubagne Le 5 Novembre 2018, vécu  par l’ensemble de la population marseillaise comme une tragédie, a symboliquement annoncé l’écroulement d’une politique. Toutes opinions confondues, la population s’est indignée, quand elle ne s’est pas insurgée.

Effondrement d’une politique ?

Tant qu’elle est énoncée par les dominants , l’histoire avance masquée, tronquée , vidée de ses souffrances, rebellions, résistances. Symboliquement l’effondrement des deux immeubles de la rue d’Aubagne a déchiré le voile de la bien pensance. Trois points décisifs méritent d’être mis en avant.

1/ La guerre faite au peuple à travers les populations les plus pauvres, donc les plus vulnérables n’a rien de conjoncturel. A lire « l’histoire universelle de Marseille » d’Aléssi Dell’ Umbria (5) on peut facilement trouver les repères jalonnant à travers les siècles les actes et discours visant à faire disparaitre du centre-ville les classes dites dangereuses. Avant la première guerre mondiale, le quartier de derrière la bourse est voué à la démolition, près de 30 rues et places disparaissent. Le traitement infligé présente de sérieuses analogies avec celui réservé à la Casbah algérienne. Les clans mafieux sont plus que tolérés, ils aident à contrer les rouges.

Dans les années 40 les plans de démolition et de déportation des pauvres sont en phase avec les plans de l’occupant allemand qui en 1943, déclenchera une gigantesque opération de police. Parmi les centaines de milliers de personnes contrôlées,1650 furent envoyées dans les camps de concentration dont 782 juifs. près de 1500 maisons furent rasées. Le général allemand Oberg l’avait dit « l’Europe ne peut vivre tant que Marseille ne sera pas épurée »

e2/ L’idée que Marseille serait une ville sans culture, peuplée par des populations parasites, dangereuses, tant sur le plan de l’ordre public que du respect des normes sanitaires, constitue un véritable déni de la réalité. Elle est à la mesure de la richesse d’une ville multiculturelle assez enracinée dans l’Occitanie pour être  ouverte sur le monde. Fils de pieds noirs, Hadrien Bels (3) le constate, Marseille tourne insolemment  le dos à la France. Son regard est tourné vers la mer en direction de l’Afrique. Marseille capte la lumière du monde, c’est ce qui lui permet de respirer. A elle seule la ville est un pays rebelle à toute forme de colonisation. Chaque personne rencontrée, appartient à la communauté marseillaise. Malgré ses divisions séparations, elles sont toutes de Marseille et fières de l’être. Siècle après siècle Marseille a résisté à l’état central royal ou républicain, qui n’a eu de cesse que de la mettre à genoux. Fondée six siècles avant Jésus Christ la Marseille grecque est une cité prospère et indépendante. Alliée de Rome mais jamais vassale elle refusera sans trop de succès de se soumettre. Au XVIII siècle, Marseille refuse de faire de faire allégeance à la royauté. Le roi Louis XIV ne pourra entrer dans la ville que par une brèche ouverte dans les remparts. Humiliation supplémentaire, une taxe extraordinaire de 750000 livres va frapper la ville. Les habitants seront désarmés, la cité sera occupée militairement… l’idéal de l’ordre classique s’imposa  alors au détriment du délire baroque. Mais dans les provinces méridionales du royaume, de la Gascogne à la Provence, ce nouvel ordre arrivait vraiment en pays étranger….On peut qualifier de baroque ce qui tend à la théâtralisation de la vie…(5) Comme tous ces gens se croisent à l’heure de la promenade et se retrouvent encore dans les fêtes, l’espace de la rue devient une sorte de théâtre permanent où la dévotion et la mort, le rang social et l’appartenance citadine se remettent en scène. Ainsi s’opposent ,comme le souligne l’historien, deux visions du monde l’une populaire et orale, celle de la langue d’oc et l’autre la langue du pouvoir centralisateur est fondée sur l’écrit. L’une est porteuse d’une expression libre, voire d’indépendance, l’autre avalise le respect d’un ordre subi. En 1794, la ville participe à l’insurrection fédéraliste contre le pouvoir jacobin de la Convention, elle sera débaptisée et deviendra  » La ville sans nom ». Ce qui est innommable n’existe pas. Même si la sanction est levée au bout d’un mois, son impact est déflagrateur. A une période plus récente, l’opprobre marque à nouveau Marseille. Après l’incendie des nouvelles Galeries en 1938 qui fera plus de 70 morts, le gouvernement Daladier, décidera, six mois plus tard ,de mettre la ville sous tutelle. Incurie de l’organisation des secours ou rivalité entre un parti radical recentré et le maire, Henry Tasso, ancien ministre du Front populaire constant dans ses options politiques ? Impossible de trancher. Septembre 2021, le président Macron est en visite à Marseille, porteur d’un plan d’aide à la ville, concernant en priorité les écoles publiques sinistrées. Il se défend publiquement de vouloir mettre Marseille sous tutelle de l’état. A défaut de se répéter à l’identique, l’histoire d’une ville colonisée de l’intérieur bégaie.

3/ L’écroulement des immeubles de la rue d’Aubagne  intervient dans une ville où la classe politique de droite comme social-démocrate, s’appuyant sur un clientélisme éprouvé, a largement contribué à éloigner les citoyens de la politique partisane. Peu visibles mais très actives les associations humanitaires, sociales et culturelles ont fait un travail de fond sans pour autant déboucher sur une option institutionnelle. Pourtant en Mars 2020 La gauche intégrant des collectifs citoyens, des syndicalistes ,des écologistes, des socialistes  se présente comme une alternative à la vieille politique sous la bannière du « Printemps Marseillais ». S’il est difficile de croire  que la vieille politique est passée aux oubliettes, la démission de la Maire écologiste Michèle Rubirola au profit de son premier adjoint socialiste Benoît Payan pouvant hélas alimenter les doutes, il reste cependant que face à l’incurie municipale les collectifs citoyens ont retroussé les manches tant pour défendre les droits des habitants, sinon abandonnés à leur sort, que pour leur ménager des solutions transitoires de relogement. Sous une forte pression populaire L’équipe de JC Gaudin a accepté de signer une première charte de relogement. Cet engagement des différents collectifs et associations dans des actions politiques au service des citoyens a pu démontrer  que cette gauche  était sans doute capable de s’activer là où les citoyens avaient besoin d’elle.

– Ici, chacun a conscience  de la gravité d’une situation aggravée par la pandémie. La ville est fortement endettée. La métropole résolument à droite ne va pas faciliter la tâche de la nouvelle équipe. La pauvreté  gagne encore du terrain. Nombreuses sont les familles qui n’ont plus les moyens de se nourrir. Face à une situation aussi tendue, quels que soient les doutes, chacun a conscience  que tout ce qui peut être fait pour surmonter une crise extrême doit être tenté.

– Plusieurs décisions de la mairie ont une portée symbolique et opérationnelle non négligeable: Une charte améliorée du relogement a été signée avec les collectifs; la mairie et l’état. – Première réparation institutionnelle: Ibrahim Ali, jeune musicien comorien de 17 ans  assassiné par un colleur d’affiches du front national Le 21 Février 1995.L’avenue des Aygalades où le jeune homme a été tué devient l’avenue Ibrahim Ali. 26 ans après.- Une place du centre- ville est devenue la place du 5 Novembre 2018. – Au moins une douzaine de rues vont porter le nom de figures de la solidarité avec les migrants, les quartiers nord ,les résistants, les pionniers de la PMA, etc. C’est dire qu’à travers ces nouvelles dénominations sont nommés donc reconnus  ceux qui pendant des années ont travaillé au bien commun. C’est dire, que la reconnaissance  peut se substituer au mépris. Des décisions ont été prises pour accélérer les travaux en vue du relogement. 40000 logements indignes sont concernés. 800 immeubles font l’objet d’un arrêté de péril dont  un quart sont considérés comme graves et imminents. En cas de carence des propriétaires, la municipalité engagera les travaux nécessaires aux frais de ces derniers. Après la visite du président Macron la municipalité a adopté un plan écoles d’une ampleur à la mesure de la déshérence constatée. Sur 470 écoles concernant 80 000 élèves.174 seront entièrement remises à neuf, 296 rénovées. On peut avancer que l’ancienne équipe municipale a délibérément  favorisé l’école privée au détriment de l’école publique. Pour accélérer l’émergence de solidarité locales face à la famine, le nouveau maire a décidé de racheter les locaux occupés par les salariés de l’ancien MacDo. Il existe une autre raison importante d’accorder un crédit de principe à la nouvelle municipalité : 30 ans de gaudinisme après 33 ans de defferrisme ont marqué fortement cette ville en contribuant à son déclin. La chute de Gaudin crée une respiration. D’accord ou pas d’accord avec la municipalité, il existe désormais un espace pour penser, activer le changement. En étant optimiste face à une situation extrême on peut espérer que la nouvelle équipe, bien qu’héritière d’un passé clientéliste, veuille mettre en place une politique préservant les intérêts des classes populaires. Les citoyens ont besoin de preuves tangibles avant apporter leur soutien. Les quartiers nord dans leur grande majorité ne se sont pas déplacés pour voter aux dernières élections municipales. Ceux qui, contre vents et marées, prennent la parole à Marseille doivent prendre conscience qu’ils sont le porte-voix des femmes et des hommes de toutes couleurs et cultures qui, depuis l’agora grecque jusqu’à la casbah algérienne, imaginent un vivre ensemble ouvert à l’autre, un art de vivre où poésie et politique ont plaisir à se rencontrer devant un arak, un pastis ou un rhum et si possible à proximité du stade Vélodrome où évolue l’OM, véritable creuset et ambassadeur incontesté de la ville.

Alors raconte Marseille…

Il est courant d’opposer un Marseille Nord à un Marseille Sud . D’un côté les riches civilisés mais parfois racistes de l’autre côté les pauvres objet de racisme. La réalité est plus complexe que cela. Samy Joshua(6) le souligne il existe des ilots villageois au Nord, des résidences privées, comme de l’extrême pauvreté au centre et au sud. La ville n’a jamais autant été divisée, fragmentée. Une ville qui a été abandonnée pendant plus de 30 ans, il y  forcément des séquelles observe Marion Ouazana (7).En parcourant le quartier de la Belle de Mai, Karima Berriche (8) se désole. Là ont immigré les italiens par forcément bien acceptés, Aujourd’hui, ils ont fui un quartier à l’habitat de plus en plus délabré. Seuls les maghrébins désargentés sont là. La quartier est devenu un ghetto, le mélange social n’existe plus. Seul se développe l’entre-soi. Nul besoin, hélas, d’aller très loin pour constater que d’une rue à l’autre, les odeurs, les accents et même la façon de se mouvoir ne sont pas les mêmes. Depuis plus de 60 ans les politiques municipales ont contribué à cette fragmentation. Dans le cadre bien huilé d’une politique clientéliste les quartiers nord n’ont pas d ‘existence électorale, donc ses habitants n’existent pas. Le sociologue Kevin Vacher (9) qui a travaillé sur la ville de Naples, est  frappé par les similitudes existant entre cette ville et Marseille. Les deux cités considérées à grands renforts de médias comme violentes et dures sont de fait traitées comme des colonies, par le pouvoir central. Ironie du sort Il constate que les relations entre Marseille et l’état sont les mêmes que celle que l’état colonisateur a entretenu avec Alger. Malgré tout, quel que soit le quartier habité la grande majorité des citoyens affirment avec la plus grande sincérité que Marseille est leur  Pays. » Je suis de Marseille » Mohamed Bensaada (10) militant associatif le souligne également….. » il y a une véritable facilité à s’intégrer immédiatement. Si tu aimes cette ville, elle t’accepte tout de suite et c’est encore mieux si tu aimes l’OM »Comment expliquer la force d’un sentiment communautaire aussi partagé que problématique ?…  Rares sont les habitants de cette ville  qui sont là depuis plus de deux générations. A travers l’exil intérieur et extérieur  « l’ailleurs » occupe une place de choix dans la cité. Marseille devient donc un port d’attache affectif commun à tous.  Chacun étant conscient que cette ouverture commune sur un imaginaire partagé est quasiment unique. Kevin Vacher et le romancier Hadrien Bels sont d’accord Marseille est un mythe. Pour les grincheux le mythe est ni plus ni moins qu’une illusion, une sorte de poudre aux yeux nourrissant les rêves bas de gamme d’un peuple inculte. Pour d’autres, heureusement plus nombreux ce mythe-là a le souffle et l’énergie d’une histoire multiséculaire prenant sa source dans le bassin méditerranéen nourrie des affrontements et osmoses entre cultures, civilisations  et aspirations humaines. Peut-être que Marseille se raconte des histoires, mais clairement cela signifie que cette ville a des histoires à nous raconter. Histoires qui ne pourront pas forcément plaire aux dominants, puisque au bout du compte il s’avère que la véritable élite, celle du cœur, de l’esprit et de la générosité est ici celle du peuple tant qu’il est en mesure de résister à toutes les tentatives tendant à le décerveler. La bataille est rude, elle le sera de plus en plus. Plutôt que de verser des larmes, saluons joyeusement celles et ceux qui ont l’audace de nous raconter des histoires.

Un rap qui raconte Marseille au féminin

Comment deux jeunes femmes de talent, Irène dite Sise Ici et Lansky Namek pourraient-elles se faire entendre sur la scène déjà encombrée du rap marseillais? Déjà en obéissant à leur propre nécessité. Sise Ici, littéralement, assise ici, c’est à dire bien située  cite Boris Cyrulnik.  » S’écrire se raconter, faire un récit de soi éviterait de souffrir deux fois » En prenant de la distance avec elles même ces deux jeunes femmes s’emparent d’un moyen d’expression de leur génération trop souvent machiste et parfois raciste et le subvertissent. Ainsi elles expriment  leur colère très personnelle tout en partageant la révolte de tous ceux qui refusent de se soumettre. Le 9 Février 2019, 25 rappeurs organisent une soirée dédiée aux huit morts de la rue d’Aubagne. Sise Ici assure une prestation à la mesure de l’émotion de toute une population. (11)

Une pensée aux amis,  

leurs corps. 

Ta mémoire elle va jusqu’où ? 

J’ai s’couplet dans la gorge

faut qu’j’crache. 

Des millions de champs d’honneurs pour trois connards 

Qu’apprécient les majuscules

Enculés ! 

La grosse pute de vos pères les chiennes! 

On est là. 

On buttes plus sur vos palissades, 

On crachera sur vos coeurs

Même réfugiés au père lachaise

Assassins 

ah ouai ça t’fait d’la peine! 

Y a s’gamin orphelin 

d’ici, là, de partout 

des familles en galère ils font rien ! 

Monseigneur Gaudin

Monseigneur vaux rien

Nos secteurs vous attire tous les touristes

Et vous laissez pourrir seille-mar

Sous la pression des plus riches

Ici, l’adrénaline est sous la pluie

Depuis quand, deux immeubles tombent sans faire un bruit ? 

Graffiti-tour ça fait du fric hein ! 

Vous seriez où sans les artistes?

Vos putains d’airBnB

Seraient gratis

Ici le zoo attire les foules

Y a encore du cœur en somme. 

On tient l’pavé dans l’épave

 En voilà une zone en France

 Avec notion du vivre ensemble.

Vos violences on les entend. 

Marseille est belle oui,

 Quel sourire justifie un viol en bande ? 

Monseigneur Gaudin, et tous ses vaux rien

Partout dans l’monde Marseille on l’aime, 

On est d’partout, 

c’est nous l’grand centre. 

On veut un parc en lieu et place où ces âmes sont tombés

Qu’orange et Bouygues n’ai pas les grâces

D’y ériger un d’ces hameçons à teu-bé. 

Attends baille pas!

 J’parle pas qu’en mon nom. 

La colère est comme une ombre

Elle gronde dans les fissures qu’on laisse grandir en cage d’escalier. 

Nos minots valent mieux. 

Vos gourmandises, avalent jusqu’aux écoles. 

Marseille lève toi 

N’espère pas que tout aille mieux, 

N’attend qu’la pose d’un bypass les fassent canner. 

Une pensée aux partis, 

leurs cœur. 

Ta mémoire elle va jusqu’où? 

Qu’est ce qu’ils deviennent si on se calme ? 

Incompétants, craignez la basse cours ! 

On ne demande qu’un départ et des écrous.

Pas même une tête,

 un cou. 

Y a personne au balcon.

Au moins, 

 l‘Autrichienne avait des couilles ! 

…..Après les grenades lacrymogènes tirées par la police à l’occasion d’une manifestation  des gilets Jaunes le 1er décembre. Zineb Redouane, une femme de 80 ans en train se fermer sa fenêtre est atteinte. Elle décédera le lendemain. Les rapports de police concluent à un accident. Lansky Namek qui rappe « pour que la vie soit musique » écrit Flashball. (1)

La planète entière
C’est pour Zineb et tous les autres
Les corps inertes sous les coups des cops
Ca se sert les coudes quand ca couche nos potes
Vie de débrouille.
Dérouille les nobles
Déverrouille les portes qu’ils ferment aux nôtres
Finis au sol la cause des flashball
C’est pour Zineb et tous les autres
Les corps inertes sous les coups des cops
Ca se sert les coudes quand ca couche nos potes
Vie de débrouille.
Dérouille les nobles
Déverrouille les portes qu’ils ferment aux nôtres
Finis au sol la cause des flashball
Suffi d’une bombe lacrymo qui explose
D’un flic de son commando qui s’expose
Un titre ,un tir, un flashball
Ces sbire qui font flipper les gosses
Un bip et la bac nous égorge
Quand penseront ils à calmer les forces du désordre
Les fafs nous alignent »

Les deux jeunes rappeuses sont conscientes que leur art a aussi pour vocation de permettre aux personnes en difficulté et en en particulier celles des quartiers populaires de mieux se situer face à eux mêmes et aux autres. L’une et l’autre ont  ouvert des ateliers où la capacité d’expression de chacun est encouragée et reconnue. Toutes deux affirment, sans complexe, leur vocation multiple tant sur le plan musical où  la revendication d’égalité homme- femme est une nécessité que dans leurs différentes activités. Size Ici est styliste, créatrice de vêtements féminins, mère de famille, Lansky Namek soutient à fond les combats pour la dignité de la femme mais refuse d’être féministe , elle est aussi une fervente supportrice  de l’OM et adepte du football. Pour elle, comme pour beaucoup de marseillais, l’OM est plus qu’une équipe de foot. Supporter l’OM est  une philosophie de vie avec ses règles, ses valeurs, tous les clubs de supporters ont signé une charte antifasciste. L’OM est le peuple de Marseille, toutes couleurs confondues, réconcilié, capable d’exalter la beauté du jeu, pour le plaisir de vibrer ensemble avec l’élégance de ceux qui ne sont pas uniquement là pour gagner, mais aussi pour rire, se moquer d’eux -même. L’OM aime la musique, le rap et Lansky  qui consacre beaucoup de temps à son équipe et à sa promotion a été produite par l’OM et diffusée en plein stade Vélodrome.

Free style Waddle

prends pas la tête à la Boli
On vise le rêve à la Bowi, Oh oui
Paris saigne j’vois leur règne aboli hey
Tous en train de baliser
Mes rats de la plaine en folie
Descendent en rappel graff de nuit
Sommor Radonjic déjà sorti
Tous en train d’agoniser
Yen a qui joue les Escobar
Je préfère la play à la Scoblar hey
Parlent tous de timpes et de dollars
Mais vois leur daronne s’alarmer
Sortent des tonnes de bobards
Mais n’auront jamais mon art mais
Mon armée est étoilée
Tema je sprinte comme Bouna hey hey
Marseille pas qu’une question de stats
Le 13 tout entier deviens le stade
Me dis pas que tas pas versé de larmes
On a tous chialé devant un putain d’aux Armes
Désormais ton mal-être je cause
Saucée comme Sauzée
Je pose et dispose des pièces du puzzle
N.a.m.e.k Extraterrestre comme Waddle
J’vais pas me cantonner de chantonner
Quand on a la ferveur
On est comme on est ça leur pend au nez qu’ils graillent mon majeur
J’vais pas me cantonner de chantonner
Cantona la ferveur
On est comme on est ça leur pend au nez qu’ils graillent mon majeur
Je veux voir vibrer les srabs autant que filet sous un but
On a voulu me foutre en cage
Comme Barthez, numéro une
Rien à faire des strass
Je connais les bails, j’ai l’attitude
J’mets des Payet dans ta life
Ils vont bouffer le bitume
Je veux voir vibrer les srabs autant que filet sous un but……… »

Les sceptiques  parfois borgnes et quelques fois bornés ne manqueront de ricaner  face à ces messes des temps modernes  incarnant pour eux la nième version des jeux antiques au rituel mortifère. Cependant loin du pain et des jeux, le peuple de Marseille ne renonce jamais, Il affirme plutôt sa résilience en forme de fraternité joueuse et joyeuse. Il n’est jamais sûr que le ciel puisse lui  tomber sur la tête.

  » Cinq dans tes yeux »  raconte  Marseille (3)

Hadrien Bels est fils de pieds noirs amoureux de littérature et de musique contemporaine. Ils émigrent à Marseille dans les années 80 et s’installent dans le Panier, quartier alors très populaire. Sur les bancs de son école Hadrien est le seul  blanc. Pas question pour lui de fréquenter les nantis. Lui est fier d’être ami avec les enfants du bled. Ils lui apprennent la rue, tout ce qui vient de là-bas et le font entrer dans la multi- appartenance existentielle et viscérale de cette ville. Face à ses copains, Hadrien est « un venant », un  parachuté dans le chaudron de cette ville, qui rêve, comme tous les venants d’hier et aujourd’hui, d’être adoubé, aimé par les authentiques marseillais. Pour Hadrien, Marseille trompe son monde. Mythomane elle se raconte des histoires. La ville n’arrête pas de se projeter de se raconter sur un mode primesautier. On blague, on veut faire croire que l’on prend tout à la légère, mais derrière cette façade se cache une profonde mélancolie, une tristesse. Derrière les pagnolades, les romans de Jean-Claude Izzo, le cinéma de Guédiguian, on sent cette douleur. Mais face à la Méditerranée, on ne va pas tout de même pas s’apitoyer sur son sort. Marseille c’est aussi l’Italie et un profond ancrage dans la culture des exilés ceux d’Algérie et des Comores. Y-a-t-il une musique plus mélancolique que le Raï algérien ? Ici on n’est pas très loin de Lisbonne et du fado portugais. Marseille raconte des histoires et à travers les différentes immigrations, se réinvente en permanence. De même que le rap. Cette musique brasse les mots les réinvente. Ainsi  on dit « le sang , le sang « comme on dirait mon frère. Les quartiers Nord plutôt de parler de tirs à la kalachnikov parlent de « guitariser ». Jul rappeur français star, parle arabe, comorien. De cette langue viennent également des expressions comme Mapesa pour dire l’argent, Kodo pour le bien être. Hagar, Hagar  est une très belle expression empruntée à la langue algérienne : on ne s’attaque pas à plus faible que soi. Face à ce festival linguistique le poète congolais Sony Tabou Lansi, non sans humour a écrit  » Dites aux français que l’on a fait plusieurs fois l’amour dans leur langue »

Marseille dit le romancier fait l’amour à la langue française. La ville lui  apporte les parfums et émotions d’autres continents. Ici la langue française a le cœur qui bat au rythme du monde.

. … Même si le creuset, le mélange n’a plus l’ampleur qu’il avait dans les années 80 / 90, il fonctionne encore. Hadrien qui a été pendant plus de 15 ans cameraman officiant  dans les mariages orientaux a été séduit par la spontanéité et la qualité de l’accueil qu’il recevait de la part des familles, jusqu’à ne plus savoir s’il officiait pour l’argent ou pour le plaisir. Ayant filmé des mariages à Avignon et à Nice  il a pu observer qu’à Marseille le naturel, la simplicité et la chaleur humaine étaient incomparables. Ici le mélange de populations écarte toute tentative d’appropriation culturelle. A Marseille contrairement à Nice et Avignon les cortèges de voitures et scooters qui accompagnent les mariés témoignent d’une belle folie. Ils prennent des risques mais ne sont pas forcés ni violents. Ceux qui couvrent l’évènement, comme Hadrien, sont traités comme des membres de la famille. Les lois de l’hospitalité savent que bien accueillir l’autre, c’est aussi se respecter soi-même.

L’après M raconte une nouvelle histoire de la ville (12)

Jour après jour, l’entreprise multinationale Mc Donald écrit une histoire mondiale de la mal bouffe à la lumière d’une modernité publicitaire où ce qui est subi : course contre le temps, uniformité, déséquilibre alimentaire sont revendiqués comme un style de vie valorisant. En cohérence avec le produit, les salariés du groupe leader du fast food sont corvéables et jetables sans garde-fou. Plus de 90% des restaurants sont tenus par des franchisés qui versent des royalties au groupe. On imagine mal  que ce mode de fonctionnement parfaitement huilé puisse être mis en échec, d’autant  que grâce à la franchise, le groupe Mc Donald n’a pas à prendre en charge les particularismes inhérents à chaque pays. C’est dire que le modèle est à ce point perfectionné  qu’il ne gère pratiquement que des flux de matières premières et d’argent. C’est dire que le facteur humain, qui objectivement  complique tout ,ne tient ici qu’une place des plus réduites. Il en est de même de la prise en compte du facteur local.

Les adversaires de la malbouffe, comme les opposants à un capitalisme désincarné ont pu à maintes reprise manifester, s’insurger, notamment à Millau où en 1999 : José Bové et des agriculteurs membres de la confédération paysanne démontaient un Mc Do en construction. Rien, jusqu’à présent, n’a pu porter atteinte à la domination du groupe. Est-il possible qu’il en soit autrement ?

Grâce à l’énergie, au volontarisme  des salariés du Mc Do de la Busserine- quartiers Nord de Marseille, soutenus par leur environnement local: bénévoles, voisins, associations, etc…la réponse est positive. La belle histoire commence en 1992. Martine Aubry  ministre du travail du gouvernement  de Lionel Jospin, propose à de grands groupes de s’implanter dans des quartiers dits difficiles. L’objectif étant de créer de l’emploi local. L’accord passé avec McDo offre à ce groupe, réductions d’impôt, subventions en contrepartie de l’obligation d’embaucher des employés issus du voisinage et bénéficiant de contrats à durée indéterminée. Cette option permet aux salariés protégés par leur contrat de travail de se syndiquer et de se battre pour que leurs revendications soient satisfaites. Alors quand en 2019,les avantages offerts par la zone franche tombent, McDo et son franchisé décident de mettre le restaurant en liquidation. Les salariés refusent de voir leur outil de travail voler en éclats et occupent les locaux. En pleine pandémie, de très nombreux citoyens des quartiers populaires n’ont plus les moyens de se nourrir. Les salariés réquisitionnent le lieu le transforment en banque alimentaire grâce à la solidarité active des habitants et des associations. McDo flaire le danger et propose  aux salariés de consentir à quitter les lieux moyennant des indemnités compensatoires importantes. Tous acceptent à une exception près : Kamel Guémari. Il refuse de laisser acheter sa dignité et de trahir ses compagnons. Des bénévoles viennent le rejoindre. Ensemble ils offriront une poche de résistance prouvant que les citadelles imprenables ne le sont pas quand les citoyens décident de dire non. Ils sont enracinés localement tout et développent des contacts internationaux de première main. Les journalistes de grands médias étrangers comme le New York Times viendront les visiter et eux voyageront dans plusieurs pays, tant pour apprendre des autres que pour se faire connaitre. La nouvelle équipe municipale leur viendra en aide et légitimera leur action en proposant à McDo de racheter les locaux. Le 19 Décembre dernier, la première pierre symbolique du fast food social a été posée en présence de José Bové, des grands chefs de Marseille  ont cuisiné pour eux plus de mille hamburgers. Une coopérative d’intérêt social a été créée ainsi qu’une SCI « La part du peuple ». Tous les sympathisants où qu’ils habitent  pourront soit faire un don, soit devenir actionnaires d’une entreprise alternative. Actuellement il y a urgence à faire des dons pour permettre à l’Après M de continuer à alimenter une population démunie. Le 1er Mai 2022, sera un triple  jour de la fête, celle des travailleurs, de la fin du Ramadan et de l’inauguration du fast food social. Gérard Passedat le chef  du prestigieux restaurant « Le Petit Nice » signera les premiers hamburgers. L’exemple donné par l’Après M pourrait bien devenir contagieux. Déjà un nouveau restaurant solidaire s’est ouvert en plein centre de la ville  » Le république » soutenu par de grands chefs. Il sera ouvert à deux types de clientèle. Ceux qui ont les moyens paieront le prix normal, les autres, ce qu’ils peuvent. L’aventure de l’Après M ne fait que commencer. Toutes les personnes de bonne volonté ont avec l’après-M avoir une belle occasion de « supporter »   une formidable et courageuse initiative. https://www.apresm.org/vous-engager

Les morts racontent le racisme aux vivants

En 2020, la thèse soutenue en 2017 par la sociologue Rachida Brahim  » la race tue deux fois » (13) est devenu un livre. L’approche de l’auteure est d’abord factuelle. Pendant 10 ans elle a consulté les archives de la police, de l’administration, du parlement, des associations , interrogé responsables, personnes impliquées. Il en ressort qu’à travers 731 cas étudiés en France, elle constate que ces crimes-là bénéficient d’ une quasi impunité: peines légères, non- lieux. Le droit français ne reconnait le mobile raciste que si celui qui commet le crime l’accompagne de propos racistes. En clair il est vivement conseillé aux assassins racistes de fermer leur gueule, ainsi l’acte rentrera dans la rubrique règlements de comptes ou incident malheureux si les forces de l’ordre sont concernées. La logique de fond est redoutable : ceux qui ne sont pas reconnus en tant que personnes  humaines, ceux qui n’existent pas, ne peuvent être assassinés. Les mises en garde émanant de la haute administration sont formelles:  ces gens -là, en particulier les individus venant d’Algérie, sont dangereux, violents, voleurs, Il importe de limiter au plus vite leur pénétration dans le pays, d’autant qu’ils choisissent de vivre dans des conditions insalubres mettant en danger la santé des citoyens français. Dénoncer le racisme c’est mettre en question l’ordre social et politique. Dans une société inégalitaire où les nantis feront tout pour maintenir leur domination, le racisme met en place des hiérarchies justifiant les discriminations subies par les classes populaires immigrées.

Le mécanisme est fort simple, il suffit de sélectionner quelques caractéristiques physiques,  nez, cheveux, vêtements, etc et de leur attribuer arbitrairement des comportements jugés négatifs, potentiellement nuisibles. L’opprobre fonctionnera d’autant mieux qu’il permettra à des individus en mal de statut social d’affirmer leur suprématie face à des inférieurs. Structurel et systémique ce racisme n’est pas seulement historique, lié à l’esclavage ou au colonialisme, il perdure dans la période actuelle fonctionnant comme une clé de voute d’un pacte social niant avec succès que la guerre permanente qui est faite au peuple est une des conditions de sa survie. En apparence l’état démocratique qui est le nôtre a édicté à plusieurs reprises des lois punissant le racisme. En analysant de plus près le corpus législatif on s’aperçoit que le mobile raciste impliquant de fait une différence de traitement d’un citoyen à un autre, est nié , car l’universalité que la France revendique ne permet pas d’admettre une différence de traitement entre les individus. Ainsi il est possible de fait de discriminer des groupes sociaux : restriction à l’immigration,  à l’admission de la nationalité française, discriminations dans les politiques de logement et aussi dans les conditions de travail, sans que le droit admette que les violences et crimes subis soient en liaison étroite avec leurs origines ethniques. Cette négation du racisme en même temps que la pénétration orchestrée des arguments discriminants qui le justifient autorise des individus et des groupes à se défendre  préventivement contre les envahisseurs, qui doivent être éliminés avant d’avoir commis l’irréparable. Il n’y a donc pas de crime à assassiner de futurs criminels.

La ville de Marseille semble doublement concernée par le racisme ambiant. 

1/ Historiquement après l’indépendance de l’Algérie plus de 200. 000 pieds noirs se sont établis dans le Var et dans la ville, dont bon nombre de membres de l’OAS amnistiés par le pouvoir gaulliste. Ainsi que le souligne Dominique Manotti dans son magnifique roman policier « Marseille 73″ (14) de nombreux policiers ripoux et racistes ont intégré la police locale. » Alors à Marseille les tensions se sont ravivées à tous les échelons de la machine policière entre les anciens maîtres corses et les prétendants pieds noirs, qui pensent leur heure arrivée »

 L’ambassade d’Algérie en France avance les chiffres de 50 morts et 300 blessés sur tout le territoire en 1973. A Marseille après le meurtre d’un chauffeur de bus par un algérien, le 25 Aout 1973, on compte une cinquantaine d’agressions et 17morts. Le climat haineux du moment est exprimé par l’éditorial  du 26 Aout de Gabriel Domenech, rédacteur en chef du Méridional, quotidien d’extrême droite »… Cet assassin même s’il est fou (je dirais plus s’il est fou) les pouvoirs publics sont encore plus gravement coupables de l’avoir laissé pénétrer sur notre territoire. Nous en avons assez. Assez des voleurs algériens, assez, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. Nous en avons assez de cette immigration sauvage qui amène dans notre pays toute une racaille venue d’outre-Méditerranée… »

Un demi-siècle plus tard, la haine de l’autre et en particulier des immigrés n’a pas faibli.

2/L’historien Allesi Dell Umbria l’affirme (5) » On trouvera peu de villes, En Europe occidentale qui aient subi un tel rejet de la part de leurs élites et soient peuplées de gens qui ont fait d’une manière ou d’une autre l’expérience du mépris » ce propos rejoint l’analyse faite par Rachida Brahim » Le racisme postcolonial est un long désastre qui sait taire sa source. Il puise sa force dans l’anéantissement de notre historicité » ( 13)

Le drame est que l’histoire est univoque. Écrite, martelée par  les vainqueurs, elle refuse de prendre en compte la voix des dominés. A minima, il serait souhaitable pour tous que l’histoire soit plurielle, que les récits des uns et des autres puisent dialoguer, s’affronter. Nous en sommes loin. Le sociologue Kevin Vacher qui est aussi un militant conscient  écrit » Quitte à mentir il faut le faire le plus souvent possible. Alors répété, admis plus ou moins à l’unanimité le mensonge devient vérité. Il faut juste en avoir les moyens »

Ce constat est à rapprocher  de la lutte idéologique menée à travers les médias par des intellectuels aux ordres, soutenus par le gouvernement. Ce n’est plus le racisme qui est un danger mais l’antiracisme. De même que sont traités de séparatistes tous ceux qui pourfendent les inégalités, les traitements discriminants vis à vis des immigrés, des femmes, des homosexuels, etc . La dénonciation des islamo-gauchistes, des tenants de la pensée woke n’est plus seulement le fait de l’extrême droite, la droite toutes tendances confondues a emboité le pas ,confortée par des intellectuels pour lesquels Derrida, Foucault, Deleuze, Bourdieu sont des ennemis de la république et de la pensée humaniste.(15)

Faut-il pour autant désespérer ?  Certainement pas. D’autant  qu’à lire « la race tue deux fois »(13) et à écouter la conférence faite à l’intention des morts du racisme par Rachida Brahim se dessine une autre approche vraiment stimulante.(16)

Son travail, qui est celui d’une chercheuse que l’on pourrait à priori qualifier d’intellectuelle critique, va très au-delà  du cercle des initiés.

– D’abord en réhabilitant la puissance du sentiment et des émotions. Consciente de ses motivations la chercheuse va puiser dans les instants de bonheur et beauté de son enfance sa capacité à ne pas admettre l’injustice comme une fatalité.

– Elle a ensuite une démarche de ré- union à plusieurs niveaux essentiels.

. La sociologue est aussi une officiante, une chamane. Son sens du sacré amène à tracer un chemin entre les vivants et les morts afin que ces derniers puissent trouver la paix d’une sépulture en sachant pourquoi et comment ils en sont arrivés là. La chercheuse, apportant la preuve factuelle qu’il existe un racisme structurel et systémique, peut -elle être qualifiée de radicale, en clair de dangereuse extrémiste ? Certainement pas, sauf par ceux pour lesquels l’antiracisme est le mal incarné. I l y a là un contresens absolu. La recherche de la vérité historique permet, post mortem, de rendre justice  à tous ceux qui ont perdu la vie  pour la seule raison qu’ils n’étaient pas blancs. Leur donner une sépulture est un acte d’humanité élémentaire, un acte de paix. Paix avec les morts, paix avec les vivants de toutes opinions. Les séparatistes ne sont pas ceux que le pouvoir  offre à la vindicte populaire, mais plutôt ceux qui défendent le maintien des inégalités sous un  voile idéologique qui leur sert d’alibi.

– La logique cartésienne et capitaliste a créé des catégories séparant le minéral, le végétal et l’humain. L’expérience de l’enfance son éblouissement, ses instants de grâce finissent par être oubliés. Résister au matraquage idéologique ambiant (15) devrait  à contrario nous amener à partager joie, grâce et beauté avec le plus de monde possible, plutôt qu’à pleurer où faire semblant de croire que ceux qui ont les moyens de réfléchir détiennent la vérité. L’écologie humaine est sans doute là. Dominer la nature et les peuples est un refus de la vie vivante. Marseille ville de la résistance aux tyrans et de l’ouverture aux cultures des autres,  devrait , encore une fois, affirmer sa singularité.

Mères de tous les vivants et survivants

Pour elles il n’existe qu’une seule race, celle de l’humanité. Elles portent les enfants du monde dans leur ventre. Quelle que soit leur couleur, leur nationalité. Quand elles les hissent sur leurs épaules, c’est pour qu’ils voient plus grand, plus haut sans jamais oublier que c’est la terre nourricière qui porte leurs pas. Quand elles leur ouvrent leurs bras, c’est bien sûr pour la tendresse, la consolation, mais surtout pour qu’ils puissent résister au mépris qui ne cesse de se répandre. Ces femmes savent de toute éternité que c’est en donnant sans retenue qu’elles seront vraiment elles-mêmes. Elles sont assez puissantes  pour se sentir grandir dans le regard de l’autre sans avoir besoin de dissimuler leur vulnérabilité. Elles sont des forteresses ouvertes à toutes les prises de risque, en osmose avec une culture méditerranéenne qui a su enraciner sa mythologie dans le quotidien des habitants de la ville.

Les unes ont hérité de la culture des femmes algériennes vivant dans les douars. Ainsi que les évoque Franz Fanon » La femme est aussi l’être qui est étranger à l’origine, et que l’on a introduit sous son toit. C’est l’être qui représente le monde, les autres, l’inconnu. Sa situation est ambigüe : d’une part, c’est celle qui est soumise et de l’autre, c’est celle qui fait échec au pouvoir de l’homme. La femme participe de l’occulte, elle est en relation avec un monde qui déroute l’homme, elle connait bien des secrets… » (17) Cette vision de la femme à laquelle l’Italie et d’autres pays du sud participent également pourrait paraitre d’un autre âge si elle se limitait à la cellule familiale, mais ici il y a sublimation, ces femmes ont décidé d’être les protectrices de tous ceux, qui au sein de la société ont besoin de leur aide pour survivre. J’ai eu le bonheur, depuis 2015, à la faveur de plusieurs reportages effectués à Marseille d’en rencontrer quelques -unes. Mon approche n’est en rien scientifique. Je parle seulement de mon ressenti, de ma conviction : l’éthique quand elle a le bonheur de pouvoir s’incarner dans des êtres de feu et de sang, dispose d’un pouvoir de contagion exceptionnel proche de la mystique. Ces femmes, Andrée, Fatima, Francesca, Leila, Karima, Muriel, Rachida offrent à la politique une chair autant qu’une lumière lui redonnant puissance et goût. D’autres que moi, qui ont une connaissance plus fine de la ville, pourraient opportunément rajouter d’autres noms, mais déjà ceux qui ont visité ou visiteront l’association et centre de recherche Act,(18) le Centre social Frais Vallon (19, l’association « Avec nous »(20), la librairie-édition Transit,(21) le théâtre du Zef (22) pourront en témoigner. Plus que jamais le militantisme a besoin d’un élan où la joie et le plaisir de partager doivent trouver leur place.

Raconter pour ne jamais conclure

Une ville qui se réinvente sans cesse est une sorte de cadeau permanent offert à tous ceux qui sont assez généreux pour s’en saisir.

Chaque voyage à Marseille, chaque reportage a un goût de « revenez-y ».

Trop souvent, ce qui a un caractère local est opposé à une rationalité nationale ou internationale. Marseille, de par son histoire est autant un pays qu’une ville. Sa spécificité n’est plus à démontrer. Est-ce parce qu’elle a encore l’audace de vouloir être elle- même, qu’elle est également une sorte de laboratoire nous permettant de mesurer, ressentir à une échelle encore humaine ce que le monde pourrait devenir ?

Vraisemblablement oui. En contrepoint, un passé récent comme lointain autoriserait à mettre en avant toutes les difficultés et périls qui menacent cette ville. Nous en sommes plus que conscients. Si nous n’avons pas emprunté ce chemin, ce n’est pas pour minimiser les problèmes réels que la cité doit affronter. Le pari serait plutôt d’encourager dans leur action tous ceux qui se battent pour la dignité du peuple, pour la justice sociale et le développement d’un imaginaire haut en couleurs. La lumière et la joie que nous avons décelé chez nos interlocuteurs nous amène à « guitariser » toutes formes de découragement. La nouvelle équipe municipale pourrait bien être porteuse d’une nouvelle donne. C’est sans doute aux citoyens, par leur mobilisation à s’assurer qu’ils ne seront pas trahis. Tout est possible à Marseille et pas seulement le pire. L’énergie rencontrée ici est une promesse de vie inséparable de l’émotion ressentie. Marseille Respect.

François Bernheim

Merci

Merci infiniment à toutes les belles personnes qui ont pris la parole, m’ont aidé de leurs avis et conseils. Merci et respect pour : Andrée Antolini, Hadrien Bels, Mohamed Bensaada, Arielle Bernheim, Karima Berriche, Fathi Bouaroua, Rachida Brahim, Alain Castan, Jean- Pierre Cavalié, Kamel Guémari, Frédérique Guétat Liviani, Claire et Serge Seban Haguenauer, Marion Ibanez, Samy Johsua, Annie Kerani, Lanski Namek,Dominique Manotti, Muriel Modr, Fatima Mostéfaoui, Marion Ouazana, Francesca Poloniato, Sise Ici, Leila Tadros, Kevin Vacher, Julien Valnet .

Notes

(1) Lansky Namek  site : https://www.lanskynamek.com/

interviews : je tente de faire la critique de la société et… …https://madamerap.com › 2019/12/17 ›

T’avais jamais entendu de rap de meufs? – Lansky Namek …https://www.radiohdr.net › 2021/02/04

2) Sise Ici

youtube.com/channel/UCaspP5IF5Awa0WiwnCKjP9QAuteure/Interprète https://soundcloud.com/user-373781711et Créatrice de Vêtements https://sise-ici.comPrécédemment Membre du Groupe BALKANIE https://www.youtu…

(3)  » Cinq dans tes yeux » Roman d’Hadrien Bels éditions Iconoclaste 2020 – Pocket 2022

4) Précédents reportages sur Marseille:Marseille La ville à abattre blogs.mediapart.fr/francois-bernheim/blog/070416/marseille-la-ville-abattre.

Marseille Soleils cafaitdesordre.com/blog/2017/07/marseille-soleils

Marseille trop vivante cafaitdesordre.com/blog/2018/08/marseille-trop-vivante-2

(5)Aléssi Dell’ Umbria : Histoire universelle de Marseille – de l’an mil à l’an deux mille -éditions Agone 2014

6) Samy Johsua blogs.mediapart.fr/samy-johsua/blog

7) Marion Ouazana AkDmia del Tango  studio de danse .Anime le Glap : Arts et patrimoine de la ville de Marseille.

(8) Karima Berriche militante associative -.Act. voir note 4 précédents reportages, nt Marseille la ville à abattre.

(9) Kevin vacher: https://blogs.mediapart.fr/kevin-vacher/blog

marsactu.fr/kevin-vacher-depuis-trop-longtemps-les-habitants-subissent-le-

(10) Mohamed Bensaada blogs.mediapart.fr/bensaada-mohamed- Militant syndicat des quartiers populaires de Marseille- SQPM

(11) Sise Ici Le 9 Févier 2019  Solidarité Noailles-Tous enfants de Marseille soirée d’hommage aux huit morts des immeubles effondrés de la rue d’Aubagne https://www.youtube.com/watch?v=hnsLQUln5JM&t=21s

(12) L’après M , voir précédent article du 30 Novembre 2021ttps://blogs.mediapart.fr/francois-bernheim/blog/301121/lapres-m-entrepreneur-de-vies-debout

( 13) Rachida Brahim « La race tue deux fois » éditions Syllepse décembre 2020.

(14) Dominique Manotti   » Marseille 73″ éditions les Arènes 2020

(15) Les 7 et 8 Janvier 2022 Un colloque « Anti  Woke « s’est tenu à la Sorbonne« Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » Il a été inauguré par J-M Blanquer qui souhaite déconstruire la déconstruction. Après la campagne contre l’islamo-gauchisme on peut voir là un nouvel épisode d’une guerre culturelle et idéologique visant à discréditer les courants de pensée et mouvements qui pourraient séduire les nouvelles générations. Le livre de Luc Ferry et Alain Renaut « la pensée de 68 »  pourrait bien être la bible  de tous ceux qui s’opposent  aux penseurs antiautoritaires issus des années 70.

(16)  A la sortie de son livre  » La race tue deux fois » Rachida Brahim a tenu  une conférence à la bibliothèque de l’Alcazar sur l’histoire des crimes racistes en France de 1970 à 2000. Devant une salle vide, pandémie oblige, la sociologue s’adresse aux morts comme aux vivants derrière leurs écrans. Au-delà de l’étude factuelle elle donne les clés  aussi stimulantes qu’émouvantes de son implication. https://www.approches.fr/la-race-tue-deux-fois-conference-en-ligne-de-rachida-brahim-avec-lalcazar/

(17)Frantz Fanon ( 1925/ 1961) « Écrits sur l’aliénation et la liberté » Éditions de la Découverte 2015

(18) ACT- Approches Cultures Territoires est un centre de ressources, de formation et de recherches cliniques qui accompagne les citoyens ainsi que les acteurs publics et privés qui souhaitent comprendre le phénomène migratoire et agir en faveur de la justice sociale. https://www.approches.fr/

(19) Centre social Frais Vallon www.centresocialfraisvallon.org

( 20) Association  » https://avec-nous.org/notre-histoire/

(21) Librairie- éditions Transit La courte échelle

éditions :  https://www.courtechel-transit.org/ –  Libraire :  https://transit-librairie.org/

Autres ouvrages consultés Pour ce reportage

– Paul Lombard Dictionnaire amoureux de Marseille éditions Plon 2008

– Philippe Pujol La chute du monstre Editions du Seuil – collection Points  2021

Extraits des précédents reportages mettant en avant des personnes citées sous la rubrique : Mères de tous les vivants et survivants

2015

Karima Berriche, militante associative

Elle est née le 5 mars 1961 aux Pennes Mirabeau. Son père, paysan analphabète, est venu d’Algérie « reconstruire » la France en 1947. Il a été employé comme manœuvre. Il mangeait un jour sur deux. Militant du FLN, il écoutait Radio Londres, Radio le Caire, il était au fait de la situation mondiale et des mouvements émergents. C’est de lui que Karima a reçu sa première formation politique. Elle a la nationalité française. Son père prend la nationalité algérienne, tout comme ses enfants. La famille vit dans l’espoir du retour en Algérie. Karima doit faire des études pour  dé -confisquer la révolution.  Premier séjour en Algérie à l’âge de 24 ans. Le choc est terrible. Là-bas, elle s’est sentie française. Six mois plus tard, elle demande la nationalité française. Elle ne cessera de faire des rencontres importantes : professeur de français, professeur d’économie… Inscrite à la fac de socio en 80, elle habite la cité des Gazelles, là où résident les jeunes politisés du tiers- monde.

Les débats sont permanents. Plus tard, elle suivra l’enseignement du sociologue Michel Anselme, le père de la politique de la ville, passionné par l’étude du terrain et fin observateur des mutations en cours. L’homme est sensible, joyeux et amoureux de l’OM. Karima habite la ZUP n°1 de Marseille, le quartier du Grand Saint Barthélemy. L’effervescence associative est très forte au milieu des années 70. Les principaux acteurs peuvent être d’anciens résistants, des militants du PC, de la jeunesse catholique et de l’extrême-gauche. Le nouveau cheval de bataille de ces mouvements sera l’amélioration du cadre de vie. L’organisation scolaire proposée mettra le feu aux poudres. Les classes sont modulées en fonction des normes nationales sans tenir compte de la démographie locale. Certains enfants iront en classe le matin et d’autres l’après-midi. A la faveur de cette mobilisation, les habitants vont imposer la concertation concernant leur cadre de vie. Il exigent des équipement socio-culturels et sportifs. A l’époque, il était courant que les partis de gauche veuillent faire le bonheur des gens sans leur demander leur avis.

Fin des années 70, changement de population dans les cités, la classe moyenne accède à la copropriété, les bailleurs sociaux ouvrent leur parc à des familles algériennes venant du bidonville du Grand Saint Barthélemy, à des rapatriés d’Algérie et aux mal logés du centre-ville. A l’époque on a jugé que les Algériens devaient passer par des cités de transit avant d’accéder aux HLM. Ainsi des familles de sept personnes ou plus furent logées dans des appartements prévus pour deux personnes. Construits avec de mauvais matériaux, ces logements étaient prévus pour cinq ans. La plupart des familles y restèrent quinze à vingt-cinq ans. Il fallait sans doute éviter que les Algériens rencontrent les pieds noirs ! C’est ici que toute une génération a fait l’expérience de ce qu’était la discrimination, la relégation. En prime, le chômage et les drogues dures.

Les années 80 sont des années noires. Le chômage touche durement les enfants des immigrés et les drogues dures font leur apparition dans les quartiers. Overdoses, Sida, suicides ravagent une génération. Toutes les familles sont touchées. Karima aura un cousin trafiquant qui succombera à un règlement de comptes. Son frère, consommateur d’héroïne et dépressif, se suicidera à 23 ans. En 1983, la jeunesse des quartiers est mobilisée, c’est la grande marche pour l’égalité et contre le racisme. François Mitterrand anticipe-t-il un soulèvement possible des quartiers ? Il sort de son chapeau SOS Racisme, une réponse morale à un mouvement pour l’égalité économique, sociale. Mais le succès est au rendez-vous. Les jeunes s’entassent dans des cars qui les emmènent à des concerts gratuits de Bruce Springsteen et autres pointures. Les moyens et la couverture médiatique sont énormes. Vingt ans de promesses non tenues. La montée du Front National sert d’épouvantail. Aujourd’hui, cela ne fonctionne plus. Le Front a pris une mairie de secteur avec 18 % des inscrits. La situation des jeunes s’est tellement dégradée qu’ils ne voient pas comment cela pourrait aller plus mal avec le Front au pouvoir. Le pire, ils croient déjà le vivre. Autre phénomène préoccupant : des jeunes ne vont pas voter parce que l’Islam le leur interdit. Quelle est cette démocratie qui fonctionne de façon si inégale ? Les attentats de janvier 2015 à Paris ont été une horreur, mais qui a manifesté sa solidarité avec les démocrates algériens persécutés, massacrés lors de la décennie noire ?

En 2003, les jeunes, en majorité de classe moyenne, manifestaient pour un monde meilleur sur le Plateau du Larzac. Combien ont manifesté leur solidarité avec les émeutiers de banlieue en 2005 ? C’est à croire que la gauche française a intégré tous les clichés de la classe dominante vis-à-vis de la jeunesse issue de la période postcoloniale.

Karima Berriche connaît l’importance du symbolique. Sous Mitterrand, il y avait au moins la figure tutélaire de Robert Badinter et sa loi contre la peine de mort. Aujourd’hui, rien. Pas de figure charismatique suscitant admiration, émotion, enthousiasme. Aucune mesure, aucune loi laissant supposer à une jeunesse en dérive que son existence n’est pas totalement niée. Le projet de loi socialiste sur le vote des étrangers aux élections locales aurait pu aller dans ce sens. Il a été abandonné autant de fois qu’il a été mis en avant.

Francesca  Poloniato  théâtre du Zef ( ex Merlan)

Scène nationale située dans le quartier de Saint Barthélemy (14ème).

La population de ce quartier est de plus de 18 000 habitants. Le revenu annuel par habitant est de 16 300€ Plus de 60 % des logements sont des cités HLM. Francesca Poloniato dirige ce théâtre depuis moins d’un an. Avant d’assumer des responsabilités culturelles, elle a été éducatrice spécialisée. Depuis qu’elle dirige le Merlan, elle a pris le temps de rencontrer tous ses voisins au théâtre comme chez eux. Elle connaît les difficultés de chacun et de tous; qui veulent s’en sortir et ne s’en sortent pas toujours. Elle sait aussi que beaucoup d’enfants ne vont pas à l’école. A quoi bon ? Malgré tout, l’énergie est là, une formidable capacité à développer des trésors de débrouillardise, d’intelligence pour rester debout. Avant même de prétendre en faire des spectateurs, elle les traite en individus qui, à égalité avec bien d’autres, méritent sa considération. Au printemps 2014, un membre de son équipe lui demande de recevoir sans tarder un homme qui veut absolument la voir. Malgré un emploi du temps chargé, elle accepte.Il se nomme Hassan Ben Mohamed, il a une quarantaine d’années, il est policier et surtout le frère de Lahouri Ben Mohamed, assassiné à l’âge de 17 ans par un policier qui a été condamné à 10 mois de prison, dont 4 avec sursis. Hassan a mené sa propre enquête, en hommage à son frère. Il en a tiré un livre, «  la gâchette facile » , et souhaiterait louer une salle du théâtre pour le présenter. De fait, le théâtre prendra part à l’événement, une pièce sera jouée, des débats organisés. Le 18 octobre 2014, pour la première fois depuis 30 ans, une prise de parole publique viendra rendre justice à l’adolescent assassiné et à sa famille. Les jeunes des cités et leurs familles ne sont pas près de l’oublier. Ils sont bien chez eux dans cette maison qui reconnaît leur humanité. Trois mots, présence, ouverture, partage, sont le credo de Francesca Poloniato. Sans complexe, elle entend que les règles de son établissement soient respectées. Les jeunes peuvent jouer dans des pièces, suivre des ateliers ; en échange, elle leur demande d’assister aux spectacles. Il est important pour elle de savoir « dealer » la relation. Les jeunes vivent la chose moins comme une obligation que comme une marque de considération. » Attention, si je ne viens pas, elle me tue ».

2016

Muriel Modr

L’artiste plasticienne Muriel Modr, avec la participation des femmes de l’association Contacts de Gardanne et du centre Agora du quartier de la Busserine, a conçu un projet artistique, « Diwan des mots voyagés »( La courte échelle.éditions transit) . A travers une série de rencontres, conversations à brûle-pourpoint, rituels du quotidien, les femmes venant du Maghreb, d’Andalousie, du Moyen-Orient, de Mésopotamie, de Perse, d’Arabie, d’Inde, retrouvent la trace d’un passé qu’elles croyaient enfoui à jamais. Un mot en appelle un autre. Ricochets, chassés croisés dans un contexte bienveillant, réactivent une mémoire seulement mise entre parenthèses. Le jeu fait sourire, rire.

Depuis artichaut jusqu’à chardon, le mot entraîne le projet de cuisiner ensemble un plat coutumier pour fêter le printemps… Artichaut, du lombard articiocco, lui-même issu de l’arabe Ardi chouki, l’épineux terrestre , par l’espagnol alcachofa et l’italien carciofo »… Elles ne sont pas des linguistes chevronnées, mais découvrent qu’elles savent beaucoup plus de choses qu’elles ne pensaient. Ces mots qui ont tant voyagé sont cartographiés, dessinés. Ils véhiculent la vie vivante, celle qui fait qu’au bout du compte, on peut avec ravissement découvrir qu’il n’y a pas de meilleur expert de sa propre existence que soi-même naviguant entre les mailles d’un tissu ami. Diwan, au seizième siècle, est en persan un écrivain, un poète ; plus tard en Turquie un bureau administratif, un conseil gouvernemental. A partir du dix-huitième siècle, le diwan est le siège allongé se trouvant dans la salle. Ici, l’artiste ne fait pas du social, mais c’est plutôt la société, quel que soit son bagage académique, qui devient esthète. Comme le dit Nadège dans l’ouvrage qui met en avant cette expérience, «  Parler une langue de complicité et d’histoire, se retrouver dans une langue, ne veut pas dire que l’on s’est perdu dans une autre ». L’aventure du Diwan continue.

.Andrée Antolini

directrice du Centre social Frais Vallon – Quartiers Nord

« L’année 2015 avec les attentats a fait exploser les réflexes islamophobes tant au niveau de la rue que de l’État. Les musulmans sont l’ennemi intérieur autant qu’extérieur. Le traitement des médias, les discours des politiques, la banalisation du discours d’extrême-droite sur les pauvres et les musulmans pèsent lourd.“Ces gens-là ne sont pas français et en plus, ils sont musulmans”, donc initiateurs de terrorisme. “Et en plus, ils bénéficient de l’aide de nos services sociaux.” Dans l’espace public, certains agressent des femmes voilées ou leur font des queues de poisson si elles sont en voiture. Sur toutes ces questions, on a eu l’opportunité de faire intervenir des chercheurs comme Saïd Bouamama. Il resitue les problématiques actuelles en phase avec l’histoire de la colonisation. Ces interventions libèrent des prises de parole et nous permettent de théoriser ce que vivent les gens ici. Ils semblent supporter ce qui leur arrive. Il y a comme une espèce de chape de plomb qui recouvre tous les problèmes du quotidien : faiblesse des revenus, santé, éducation des enfants… dans le cadre d’une cité comme Frais Vallon qui doit être rénovée on ne sait quand ni comment. Il y a là un mille-feuilles de difficultés avec un rejet de tout ce qui est de l’ordre du politique. Pour certains partis comme le PS, l’action politique consiste à venir distribuer des tracts. Il n’y pas de travail de fond, pas d’échange, c’est désespérant et inquiétant. Avec d’autres associations on a organisé une journée d’animation-débat autour du vivre ensemble. On s’est appuyé sur les propos du maire FN du 13E / 14E : lui n’a rien à faire du vivre ensemble. Au Centre social, on a créé un accueil de nuit pour les jeunes de 18/22 ans qui souvent ne rentrent pas à la maison avant 2 heures du matin. On est en face de demandes de prise en charge, il faut leur trouver des solutions de loisirs. Comment s’organiser pour rénover un petit stade de foot délabré ? Ces difficultés renvoient à l’état de la cité où il y a très peu d’espaces publics dédiés aux enfants, aux jeunes et aux familles. Bien qu’il y ait un métro à Frais Vallon, les individus sont captifs. Les jeunes vont toujours dans les mêmes endroits et fréquentent les mêmes personnes. A quel moment vont-ils pouvoir avoir une rencontre avec un ailleurs ? C’est l’université qui pourrait jouer ce rôle. Ici, beaucoup de jeunes ont le bac. C’est la suite qui est problématique. La plupart vont en droit en attendant de voir… et ils ne voient rien et retournent à la case départ. La mobilité intellectuelle pour briser l’enfermement est un casse-tête. Il y a dix ou quinze ans, le conseil général investissait encore dans des animations qui faisaient vivre la cité. Beaucoup d’initiatives de ce type n’ont eu qu’un temps. Des jeunes faisaient de la musique dans un local squatté. La police a saisi leurs instruments ou les a endommagés, nous les avons accueillis dans notre sous-sol Ils sont en train de reconstruire leur studio. Ils sont impressionnants, ils font tout et obtiennent aussi des soutiens extérieurs. Ils ont des compétences et font une musique sympa. Cela nous fait du bien à nous aussi, car on a tendance à s’engluer dans le quotidien, on oublie de rêver un peu les choses, d’être plus ambitieux. Ces musiciens démontrent que c’est possible. Il y a aussi un club de foot dynamique et aussi une équipe féminine, des femmes qui réalisent des choses impressionnantes. Ans certaines cités, les luttes de pouvoir autour de la drogue sont mortelles. Beaucoup de jeunes succombent. De nombreuses personnes ne vont pas bien et prennent des anxiolytiques. Ils auraient besoin d’une prise en charge psychologique. Fin 2016 deux jeunes de la cité se sont suicidés. Il y a un vrai malheur de vivre. Les structures psy existantes font du bon travail, mais il y aurait sans doute besoin d’un niveau intermédiaire. On oublie les conditions de vie des gens, ça finit par sembler normal qu’il y ait des trous partout, des rats… on s’habitue, on ne peut pas être tout le temps en colère. Pour accéder au droit commun, les habitants de la cité sont obligés de passer par des circuits très compliqués. C’est épuisant. Les politiques méprisent toutes ces personnes qui ne sont pas des clients potentiels. La gestion de la ville est calamiteuse. Les gens désespèrent. La chance que nous avons, c’est de travailler en collectif. On se réunit entre associations, on met en commun nos moyens, on agit ensemble, cela permet de faire front de partager les difficultés, de mener des actions… Ensemble on s’use moins vite.-

Fatima Mostéfaoui  

« La violence, je l’ai ressentie enfant quant à 3h du matin, mon père claquait la porte pour partir à l’usine. Ces chibani, dont la plupart sont morts aujourd’hui, n’ont jamais reçu le moindre signe de reconnaissance sociale. Mon père nous recommandait de raser les murs. On a assigné nos parents à cette place – là. Ils voulaient nous protéger, nous épargner ce qu’ils avaient vécu.Pour notre sécurité, il ne fallait jamais se faire remarquer…  Des femmes comme moi et Karima ont éprouvé au plus profond un insupportable sentiment d’injustice. Il y a des gens qui « savent », quand toi tu commences à te sentir plus légitime, ils te dévalorisent. Dans les quartiers Nord il y a toujours des gens qui veulent parler à notre place. Je commence à en avoir marre, chaque fois que je dis quelque chose, on me dit que je suis agressive. Stop, je ne suis pas une indigène. Si je suis polie, respectueuse et que j’essaie de les comprendre, on me fait savoir que je ne suis pas à ma place. C’est la conscience très forte de cette injustice qui nous a amenés à nous battre… »

Ces vexations, ce mépris, ces discriminations on les retrouve dans des conditions dégradantes d’habitat, dans le manque d’entretien, dans un réseau de transports où les quartiers peuvent difficilement accéder au centre- ville. Ainsi « la racaille » est assignée à résidence.

2018

Karima Berriche

Elle appartient à la génération issue de l’immigration post- coloniale. Chercher à rétablir les faits éclairant la responsabilité du colonisateur a été un combat dans une France qui a du mal à regarder en face son passé. De la marche pour l’égalité de 1983 à la mobilisation contre toutes les violences, le collectif du 1er Juin auquel a appartenu Karima, s’est battu pour que les habitants des quartiers populaires soient enfin reconnus comme des acteurs à part entière de la société. Dénonçant le chômage, la pauvreté, les inégalités de traitement, l’absence de perspectives, le collectif ne minimise pas la cruauté « des règlements de compte ». Vu de l’intérieur il s’agit de véritables assassinats commis par des jeunes qui ont grandi ensemble. Cette tragédie ne doit pas masquer la question sociale et son corollaire la pression des discriminations. C’est sur ces thèmes qu’il faut mobiliser pour revendiquer l’égalité des droits pour tous et partout. Ces jeunes devraient être considérés comme des citoyens à part entière de la ville. Quand ils disent « nous sommes tous des marseillais » ils savent, que pour certains, ils sont moins marseillais que d’autres. A tous les niveaux le pouvoir instrumentalise ce manque de reconnaissance pour diviser le mouvement. Il donne, çà et là, quelques signes de reconnaissance à des militants qui sont dans un tel manque, qu’ils ne peuvent que se faire piéger : invitation à rencontrer un préfet, proposition de représenter un parti sur une liste électorale…etc…Un habitat dégradé est l’autre face sinistre de la violence subie par les habitants des quartiers. Comment un décideur peut-il laisser des gens vivre dans de telles conditions avec des rats comme voisins ? N’est-ce pas une façon de dire et répéter chaque jour: vous qui acceptez de vivre une telle sauvagerie, ne valez pas mieux que ces rongeurs. A preuve d’un tel désastre, Karima nous donne copie d’un article de La Provence sur la cité Bel Air  du 26 Novembre 2017.

Extrait

…. Après sa soeur, sauvée de justesse en 2011, après avoir contracté une légionellose, Djamila Haouache a perdu son frère, cet été, pour la même raison. Tous deux avaient en commun de résider ou d’avoir séjourné dans la cité Air Bel (11e).

Et même si, Djamel, 46 ans, a succombé à la maladie alors qu’il se trouvait en vacances, à Dijon, pour sa soeur, l’origine de l’infection ne fait aucun doute : le réseau d’eau chaude de son quartier. Après avoir alerté les médias, fin octobre, Djamila s’est mis en tête de mobiliser les habitants du quartier. Car entre-temps, elle a reçu le rapport de l’Agence régionale de santé (ARS), confirmant que des légionnelles avaient été retrouvées dans la douche du logement de la victime « à un taux supérieur à l’objectif cible fixé par la réglementation ». Un taux plus de trois fois et demi-supérieur à la réglementation qui a conduit le syndic à mettre en place une unité de chloration de l’eau, des purges du réseau et le remplacement des pommeaux de douche…..Une menace qui, pour de nombreux locataires d’Air Bel, a pris le goût du chlore, ces derniers mois. Le désinfectant utilisé pour prévenir toute nouvelle contamination a rendu l’eau quasiment imbuvable, par endroits, et de nombreux riverains font état, désormais d’irritation et autres problèmes de peau qu’ils attribuent à cette eau. Une jeune femme rapporte le cas de son enfant de 8 mois, atteint de démangeaisons, « les médecins ont cru qu’il avait la gale, mais en fait, c’était le chlore de l’eau », dit-elle.

….. « N’importe où ailleurs des mesures immédiates auraient été prises, mais parce que vous n’étiez pas unis, rien ne bougeait, constate Mohamed. Alors la seule solution, c’est que vous preniez votre destin en main. »

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