A quoi reconnait-on un historien ou une historienne ? Je n’en avais pas la moindre idée avant d’ouvrir le dernier livre de Ludivine Bantigny, « l’oeuvre du temps ». Après lecture je pourrais dire qu’une historienne est quelqu’un qui a l’audace de tracer des chemins où vous  avez la possibilité de vous perdre, je veux dire de vous laisser aller au plaisir de l’inattendu. Et chose curieuse votre corps est présent pendant que vous vous grattez l’occiput. Pourquoi une historienne qui sait que  les faits ont souvent vocation à dissimuler  les méfaits des puissants de ce monde, a-t-elle le divin pouvoir d’oublier, de temps à autre, son savoir pour laisser ouverte la porte de l’imaginaire ? C’est une vraie question et chacun répondra à sa façon.

Embarqué sur l’un de ces chemins je dévore par ailleurs  » Dans l’ombre du brasier » d’Hervé le Corre, roman aussi magnifique que crépusculaire consacré à la Commune de Paris ou plutôt aux communards. J’habite Boulogne Billancourt, à 300 mètres de la rue Thiers. La honte. Comment peut-on, comment ose-t-on donner à une rue le nom d’un exécuteur en série, d’un boucher ?

La réponse est banale. Thiers, serviteur des possédants, devait éliminer une racaille populaire assez peu éduquée pour remettre en cause l’ordre établi. A chaque page ou presque de ce livre le désastre final est annoncé. Le peuple va payer très cher son arrogance libertaire. « Dans l’ombre du brasier » est une stèle élevée à la gloire d’une incroyable générosité humaine, celle des vaincus, femmes, hommes pour qui la dignité n’est pas un habit de cérémonie mais un mode d’existence solidaire. Ludivine Bantigny cite Walter Benjamin. Nous comprenons que celui qui écrit n’a qu’un devoir, celui de rendre justice à ceux que la lâcheté des uns, comme la cupidité des autres, écrasent de tout leur poids.

Si les vainqueurs peuvent impunément piétiner leurs victimes, c’est qu’ ils écrivent ou plutôt font écrire une histoire à leur botte. Et c’est bien cette écriture qui construit des prisons, que le scribe aux ordres va transformer en vérités d’évidence . C’est ainsi que le purulent devient le raisonnable . Georges Monbiot écrit: « Ceux qui racontent les histoires dirigent le monde » Il ne faut pas s’y tromper dans nos pays dits libéraux les mots assassinent plus définitivement que les kalachnikovs. Comment ne pas être en état d’insurrection permanente, comment ne pas périr étouffé par la colère et l’injustice. Ludivine Bantigny pour qui l’histoire n’est pas l’apanage exclusif des historiens répond en cédant la parole à un superbe romancier, Eric Vuillard  » Ainsi la sédition. Elle surgit dans le monde et le renverse, puis sa vigueur faiblit, on la croit perdue .Mais elle renaît un jour. Son histoire est irrégulière, capricante, souterraine et heurtée. Car il faut bien vivre, il faut bien mener sa barque, on ne peut s’insurger toujours; on a besoin d’un peu de paix pour faire des enfants, travailler, s’aimer et vivre ( 14 Juillet Actes Sud).

« Choisir un énoncé, c’est déjà choisir son camp » Comme le temps l’apprend à l’historien Howard Zinn, l’histoire est parti pris mais jamais renoncement à  « questionner les évidences, briser l’écorce dure qui en fait ça va de soi »

Le même Howard Zinn, qui ne manque pas d’humour décrit ainsi une situation désespérée. « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens l’histoire sera écrite par les chasseurs » Physiquement Ludivine Bantigny ne ressemble en rien  à un lapin … mais …

L’histoire qui est la sienne devient aussi la notre , parce qu’elle se donne la liberté d’être présente à toute les rencontres comme si le temps de l’histoire n’était pas celui des arpenteurs, mais plutôt un mélange savoureux, concocté par nos chimies, nos différences, nos émotions. L’histoire est une brûlure d’amour et de souffrance, si nous avons l’audace de ne pas nous trahir. Pour tenter d’imaginer nos vies, d’écrire nos histoires, il est essentiel d’apprendre à décloisonner nos connaissances à les partager. L’association  » Savoirs en action( 1) s’est donné cet objectif »  Nous partons du constat que chacune, chacun d’entre nous possède des savoir -faire, des formations, des connaissances nées de métiers, d’expériences et de luttes. Pour accroitre notre compréhension du monde, il s’agit de les mutualiser et d’en faire un bien commun. » Plus loin Ludivine, contre les passions tristes dont la domination masculine, affirme « Ce monde mérite qu’on s’y engage, ce qui n’empêche pas de bien faire son métier » A l’inverse de cette assertion pudique il me semble que l’historienne ne peut bien faire son métier que si elle est engagée.

…. Juste avant de mettre cet article en ligne sur le blog de Mardi ça fait désordre, je refais connaissance  avec un article écrit par la psychanalyste Gisèle Bastrenta  à propos du temps et des adolescents toxicomanes. L » institution publique ne se donne plus le temps de les écouter, les équipes médicales n’ont plus  le temps de se réunir , de se concerter. le constat est sévère :  » on nous a volé le temps ». L’ouvrage de Ludivine Bantigny est un livre de résistance, une déambulation sans posture sur le chemin du temps retrouvé.

Infiniment merci.

François  Bernheim

 

Ludivine Bantigny

l’oeuvre du temps

éditions de la Sorbonne

 

(1)  Voir  l’appel Savoirs en action sur le blog de Florence Braud – Club Médiapart

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