Etat d’urgence
Témoignage de Gisèle Bastrenta psychologue clinicienne
Nous assistons tous, et chacun d’entre nous, à la désarticulation et à la déchirure des liens sociaux.
Les Réformes autour de la Santé, engagées depuis au moins 20 ans, produisent leurs effets…
Une des nombreuses conséquences de ces réformes est l’explosion des équipes soignantes au profit de professionnels interchangeables aux prises avec les flux tendus.
Il serait peut être instructif à noter que les statistiques relevant le nombre de burn-out et d’arrêts maladie ne sont plus lisibles. Ces statistiques sont passées dans les dessous. Il y a tellement d’autres statistiques dont la hiérarchie a la charge et la pression…
Les lieux d’accueil de soins traditionnels sont convertis en Plate-Forme et les liens humains sont transformés par le système des Réseaux « performants ».
Ce changement radical des liens entre professionnels/patients dans un lieu sécurisant, ce changement fait passer à la trappe les accompagnements humains dans la durée.
Les professionnels de la Santé peuvent éprouver ce changement de gestion du personnel par un sentiment d’insécurité qui devient la Norme.
Nous serions tous réduit à être des S.D.F., des sans domicile fixe, là où nous devrions pouvoir apporter quelques points fixes à des patients « malades ».
Le sentiment d’Urgence met chaque professionnel en danger puisque les équipes n’ont plus le temps de penser ensemble.
Aucune statistique ne prend en compte, ne mesure, ne demande à cocher cette dimension essentielle qu’est la valeur (marchande) d’une équipe. Ce terme a disparu du Corpus Managérial, il est passé dans les dessous…
De la même manière il paraît difficile de coter, de codifier le prix d’une vie sauvée, le prix d’une tentative de suicide, le prix des récidives !..
Il serait intéressant de connaître le nombre et l’évolution des récidives de tentatives de suicides, de T.S. comme on dit dans le milieu médical.
Les spécialistes savent, comme n’importe qui ayant du bon sens, qu’un suivi dans le temps avec la mise en place d’une relation de confiance, fait chuter drastiquement le nombre des récidives. Derrière le nombre, pouvons nous ignorer que se sont des personnes ayant recours à ce « procédé », à ce passage à l’acte d’une mort annoncée, d’une mort actée faute à ce désert humain où rien ne peut être entendu ?
Plus l’anonymat règne entre professionnels de la santé, plus le défaut de coordination apparaît. Devant ce nouveau problème « structurel » des personnes ont la charge (avec une fonction floue) d’avoir à faire de la « liaison ». Se sont des professionnels (infirmières, médecins, assistantes-sociales) très compétents qui ont la charge de compenser la faillite des lieux.
La saturation au niveau des entrées oblige ses professionnels à gérer dans l’urgence les sorties et les placements (par exemple les personnes âgées, seules, ayant des difficultés psychiques…). Ces professionnels ont la charge d’avoir à porter, en bout de chaîne l’Impossible d’un système déshumanisé.
De cette catastrophe humanitaire où des lieux et des liens s’effondrent, la métaphore du Rond-Point et d’un gilet comme signal de danger nous paraît assez explicite…
L’article qui suit : « Etat d’urgence : « on nous a volé le temps ! » » est un témoignage vécu autour d’une mutation idéologique où toute mémoire et transmission se sont effondrées.
Table rase du passé.
Etat d’urgence : « On nous a volé le Temps ! »
Un retour en arrière nous semble indispensable pour retrouver quelques repères cliniques sur l’évolution des toxicomanies.
1916-2016
1916 : Cette date marque la première loi prohibitionniste qui va interdire le commerce de l’opium et faire entrer dans la délinquance ceux qui s’adonnent à cette pratique. Cette loi répond à une première épidémie de toxicomanie. Les drogues deviennent donc ces produits venus d’ailleurs et qui sont consommés uniquement pour leurs effets. Contrairement à la consommation de l’alcool qui reste inféodée aux rituels culturels, ces drogues importées ne sont soumises à aucune tradition qui puisse réguler et limiter leur excès. Cet interdit culturel a été une réponse donnée à ces phénomènes de dépendance très rapide qui amènent des sujets à se réduire et à s’aliéner aux effets de ces drogues.
La première guerre mondiale verra l’entrée et l’expansion de l’industrie chimique dans le domaine de la guerre et dans celui de l’industrie pharmaceutique.
Les ravages dus à l’utilisation massive des gaz moutarde, la prise de stimulants par les soldats (dont la cocaïne) iront de concert, par exemple, avec l’invention d’un nouveau médicament, l’héroïne, pour soulager les souffrances des soldats gazés et devenus dépendants ou accoutumés aux effets de la morphine… Cette course aux nouvelles molécules ne cessera plus.
A partir de cette époque, les « opiomanes », les « cocaïnomanes » puis les « héroïnomanes » vont entrer sous le versant délinquant dans cette pathologie des toxicomanies.
Il faudra attendre 1970, pour que leur soit reconnu le statut de malade-délinquant. Des centres d’accompagnements et de soins verront le jour et seront soumis à la réglementation particulière de l’ « anonymat » et de la « gratuité » des soins. Cette réglementation a pu permettre à des toxicomanes en indélicatesse avec la justice de pouvoir rencontrer des professionnels ou d’être soumis à des obligations de soins pour éviter l’incarcération.
La gratuité des soins a été précieuse puisque les toxicomanes actifs engloutissent tous leurs avoirs pour se procurer leurs doses. Ces accueils, en mettant en place un écart, aura permis à des malades de sortir de l’ombre.
Jusqu’en 1990, les prises en charge psycho-sociales iront de pair avec la règle du sevrage comme seule indication médicale. La demande des patients se centrera donc sur le sevrage pour « être clean ». Cette demande en miroir de l’attente sociale va être à l’origine d’effets pervers. Cette relance du manque est au centre de la jouissance toxicomaniaque et nécessite donc ces temps de privation de drogue. Comme nous l’a enseigné Charles Melman à partir de ce fait éclairant qu’un toxicomane, contrairement à l’amateur de bons vins, ne fait jamais de réserve. C’est l’alternance entre l’éprouvé atroce du sujet de la parole qui ré-émerge grâce au manque et la disparation de toute subjectivité après la prise de drogue qui est au centre de cette perversion du manque dans cette pathologie. Cette alternance entre souffrance et nirvana – des toxicomanes la désignant comme « yoyo » – sera utilisée pour des demandes de sevrages. « Etre clean » pouvait être ravalé au service de cette dialectique très particulière et organique.
Le nombre conséquent d’overdoses suite à des sevrages hospitaliers, les ravages du sida sur cette population toxicomane, va obliger les pouvoirs publics à ouvrir le débat sur des médicaments de substitution et sur leurs modes d’administrations.
En 1994, en France, le choix a été fait autour de deux médicaments de substitutions, la méthadone prescrite sous contrôle plus ou moins quotidiens par des CHU et le subutex prescrit par des médecins généralistes.
Les médecins généralistes de ces centres, attentifs aux soins du corps et qui avaient la charge des dépistages du sida, des hépatiques ou d’autres maladies chroniques, oeuvraient pour remettre un écart entre un corps instrumentalisé et un corps à soigner, c’est à dire un corps vivant.
L’irruption du sida aura permis à de nombreux toxicomanes de pouvoir renouer avec une dimension mortelle. Vivre sous le régime commun d’un temps limité ouvrira à certains d’entre eux la possibilité de sortir de l’alternance Jouissance/nirvana.
A la demande des patients déjà engagés dans des soins, ces médicaments de substitutions (qui bloquent les récepteurs à l’héroïne) prescrits par des médecins vont permettre à des malades de passer d’une toxicomanie à une pharmacodépendance.
Ces longs trajets de soins et de suivis chaotiques psycho-sociaux reposaient sur le désir de ces patients de s’extraire de la loi de la jungle et de pouvoir renouer avec des liens familiaux et sociaux. Si les soins étaient gratuits, ces patients devaient cependant accepter de se soumettre aux prescriptions médicales et ce, dans la durée. Il va sans dire que ce changement de mode de vie et de mode de jouissance nécessite du temps, des suivis pluridisciplinaires et l’acceptation des rechutes inévitables. Le choix conscient ou inconscient de ce mode de jouissance vise à en finir avec les affres de la vie liées aux commerces avec ses semblables. Le renoncement à ces jouissances immédiates, le fait d’accepter de renouer avec la culpabilité voire la honte, éprouvées autour des actes délinquants mais surtout des trahisons familiales ou amicales commises dans un état crépusculaire peut prendre des années.
Les médicaments de substitution ont pu donner à ses patients la possibilité de sortir de ce manque devenu organique.
Un pas de plus peut être franchi dans ces perversions expérimentales (Charles Melman) avec l’utilisation d’une seringue comme objet fétiche. Un débat éthique et idéologique sur des salles blanches à mettre à la disposition de ces personnes s’est ouvert et le reste. La déchéance sociale et mentale des utilisateurs de cet objet fétiche oblige à une certaine prudence quand à la mise à disposition de ces salles de shoot. Ce peut être une invitation faite à ces personnes toutes réduites à la jouissance ravalée sur leur corps propre de pouvoir rencontrer des professionnels du soin, mais aussi contenir le risque d’assister simplement à une déchéance mentale sous le regard de ces mêmes professionnels.
Les prescriptions de psychotropes ont été administrées de façon de plus en plus massive dans le champ social à partir des années 80 pour soulager les souffrances humaines liées à la perte, comme par exemple un deuil ou une séparation. Le court circuit opéré par des médicaments sur le temps nécessaire à la séparation d’un être cher a fait surgir l’envolée des états dits « dépressifs » puis de cette maladie devenue courante la « dépression ».
Alors que la souffrance humaine la plus banale pouvait être éradiquée par des psychotropes, les toxicomanes eux, restaient soumis au sevrage comme unique indication thérapeutique, c’est-à-dire par une privation réelle de tout médicament et ce jusqu’aux années 95.
La mise sur le marché des drogues synthétiques va produire un passage très poreux entre les psychotropes licites et les molécules illicites. Ces passages dessus-dessous ne cessent de proliférer. A la mise sur le marché de nouvelles molécules licites, toujours présentées comme sans risque et sans dépendance par les experts médicaux en marketing pour traiter les troubles de l’humeur ou les troubles mentaux, d’autres molécules sont fabriquées dans les dessous, clandestinement et sans relâche. Il faut quelques mois pour qu’une nouvelle molécule soit repérée comme produit stupéfiant. Ce laps de temps permet aux trafiquants d’éviter de tomber sous le coup de la loi.
C’est autour des années 2000 qu’un basculement socio-médical apparaît, brouillant définitivement les approches de pathologies jusque là différenciées.
Le concept d’ « addiction » va s’infiltrer et faire souche dans le champ médical et social. La formation hégémonique basée autour des DSM chez les psychiatres et les médecins fera la part belle à ce concept d’addiction.
Ce terme sera repris par les instances de la Haute Autorité de Santé pour planifier des restructurations des centres de soins au nom de la pression budgétaire et à partir de mesures d’efficacité à très court terme faites par des enquêtes statistiques.
Les centres d’accueils pour toxicomanes comme ceux accueillants des alcooliques sont regroupés alors à partir de 2012 et deviennent Centres de Soins, d’Accompagnement et de Préventions des Addictions.
L’addictologie devient une discipline médicale à part entière.
Ce changement idéologique sonne le glas des savoirs psychiatriques traditionnels partagés par les acteurs psycho-sociaux-éducatifs comme la différenciation entre névrose/psychose/perversion par exemple ou encore ce savoir culturel de l’existence d’un inconscient chez l’être humain…
Nous assistons actuellement à la mise en place de plate-formes médicales ayant pour mission de prescrire la bonne molécule aux « addicts » et de les orienter vers des services sociaux ou autres pour ce qui concerne le reste.
La nomenclature des addictions est infinie pour la simple et bonne raison que cette idéologie médicale repose sur un monde sans manque.
La traque des plaintes et des souffrances humaines à simplement éradiquer relance la course des prescriptions de psychotropes et donne le jour à des files actives de zombies « stabilisés ».
Elle est à l’origine de la fabrique de passages à l’acte, tentatives acéphales pour qu’un sujet ré émerge.
Des médecins et des psychiatres sont aujourd’hui formés comme prescripteurs et s’en tiennent à cette approche pharmaco-neurobiologique. Alcooliques, toxicomanes obèses, anorexiques, boulimiques ou encore personnes addicts à des traitements se voient proposer les bonnes molécules par ces prescripteurs avisés des dernières avancées en la matière.
Le face à face et le jeu de miroir entre le prescripteur qui « sait » sur la bonne jouissance et le patient qui en veut et en redemande laisse augurer de quelques conséquences pathétiques autour de ces liens à teneur de maitrise, voire passionnels.
L’obsession budgétaire des pouvoirs publics désarticule ce qui permettait un accompagnement de ces pathologies. Ces centres avec leurs spécificités offraient à ces exclus mentaux de pouvoir reconstruire un espace subjectif à partir d’un lieu stable dans le temps et tissé dans liens transférentiels avec différents professionnels : Le changement du statut du manque passe nécessairement par des transferts croisés pouvant faire advenir le manque dans l’Autre grâce à des paroles adressées et à l’acceptation du réel induit dans chaque rencontre transférentielle.
Les Alcooliques, incarnant la grandeur et la misère de l’instance phallique, ces malades de l’amour du Un qui pouvaient trouver dans la fraternité des Alcooliques Anonymes un toit subjectif basé sur le partage peuvent-ils en être réduits à devoir prendre un produit et à se soumettre aux enquêtes de satisfaction comme nouvelle thérapeutique ?
Le témoignage d’un jeune homme de 27 ans peut illustrer cette modernité. Ayant un souci avec l’alcool d’abord pour avoir trop fait la fête puis pour supporter des déboires professionnels et affectifs, ce jeune homme s’est rendu dans un centre d’addictologie. Son accueil s’est résumé à une distribution de trois prospectus mettant en avant différents médicaments. A l’usager de choisir comme sur internet.
Quand aux toxicomanes, ces êtres réduits à la passion de l’objet de jouissance, voire à la jouissance du plus de jouir, ils risquent de donner du fil à retordre à des prescripteurs agissant dans le même champ qu’eux.
Les liens de maîtrise autour des objets de jouissance dans cette pathologie peuvent s’illustrer par les rapports sado-maso où le maitre du jeu sera celui des deux qui pourra aller jusqu’au bout, c’est à dire jusqu’à la mort.
« … ou pire » ; « Encore » ( Séminaires de Lacan ).
1916-2016. Une boucle se boucle :
Si les horreurs des armes chimiques ont donné le jour à un accord international sur leurs interdictions, rien ne semble pouvoir limiter l’hégémonie des prescriptions de calmants, de tranquillisants, de somnifères, de relaxants, d’anti dépresseurs, d’euphorisants, de désinhibants et d’autres molécules venant offrir le silence du mental comme preuve et socle d’une bonne santé.
« On nous a volé le Temps ».
Cette remarque faite par un éducateur lors d’une journée de réflexion des acteurs sociaux- relais, possède la pertinence de ce qu’éprouve presque tout le monde.
Dans le champ médico-social les travailleurs psycho-sociaux sont réduits à être des relais voués à l’urgence tout en sacrifiant leur temps à justifier leurs moindres démarches. Le fondement de leur travail d’accompagnement, de soutien et de respect des répétitions d’échec des jeunes dont ils ont la charge, ne peut se réduire à des cases à cocher et nécessite de pouvoir prendre du temps.
Ce rapport au temps et à l’urgence a subit des modifications. Des adolescents aux prises avec des produits licites et illicites rencontrés sur deux générations peuvent nous enseigner sur les changements de cette nouvelle économie psychique : En prise directe avec les injonctions et les idéaux du moment, ils le font savoir par des passages à l’acte, à défaut de pouvoir dire.
Le cannabis a cette place particulière d’avoir été consommé sur trois générations d’adolescents en lien avec des autorités tutélaires qui ont beaucoup changés.
La première génération, celle des années 70, qui s’est adonnée à cette pratique hédoniste n’a pas eu à faire avec les affres de la toxicomanie. Cette consommation faisait partie d’un discours militant et restait un moyen pour se révolter contre la rigidité de l’autorité d’après- guerre et pour transgresser des interdits bien arrimés. L’argent du marché de la drogue se concentrant sur l’héroïne, ces jeunes n’ont pas eu à rendre des comptes à la justice. Ils prenaient évidemment soin de consommer cette drogue loin de la maison familiale ou du lycée : S’autoriser à transgresser un interdit signifiant que cet inter-dit soit inscrit de part et d’autre entre l’adolescent et ses parents.
La deuxième génération, celle des années 90, n’avait plus eux à faire aux mêmes transgressions, l’autorité devenant plus conciliante et souple. Beaucoup d’adolescents en phase avec le moment utilisent la résine de cannabis comme euphorisant et source de bien-être. La très grande majorité de ces jeunes rencontrent ce produit aux cours de fêtes. Aux prises d’alcool qui allègent et permettent des levés du refoulement avec son lot d’agressivité, de violence ou de chagrins qui s’expriment, s’ajoutent les prises de cannabis. La jouissance de la parole offerte par le cannabis et partagée dans les rires et l’euphorie a permis à nombre d’adolescents, normalement timides, de se faire une place et d’intéresser l’autre sexe.
Les débats sur les « drogues douces, drogues dures » font alors florès, et ces jeunes ne manquaient pas de provoquer leurs parents sur l’absurdité de cet interdit qui provoque moins de ravages que l’alcool et rend plus cool.
Cette consommation s’est infiltrée chez des lycéens amateurs de Bien-Etre et qui recherchaient à allier le travail avec une jouissance solitaire. Ceux que nous rencontrions avançaient des arguments reposant sur le fait qu’en consommant le temps passe plus vite et que l’ennui en cours s’amoindri.
Pour certains cette molécule s’introduira comme un régulateur d’humeur et sera consommé de façon solitaire, le soir pour trouver le sommeil.
Des consommateurs réguliers devenus étudiant auront la désagréable surprise de rencontrer l’angoisse et de se présenter en urgence dans des centres pour demander de l’aide. Le fait de cesser de fumer du cannabis ne les délivrait pas de ces crises d’angoisse. La saturation du manque, par un défaut de parole ne passant plus par le manque dans l’Autre les isolaient et les asservissaient à des vacillations phobiques. Parmi ces jeunes, certains, plus accrochés au bien être immédiat, deviendront dépendant d’anxiolytiques ou de somnifères.
Chercher à s’échapper des obligations du temps et de l’ennui, à échapper aux devoirs et au courage d’inventer signifiait encore que ces instances étaient présentes !
La génération actuelle, celle des appareillés, montre à ciel ouvert la nouvelle économie psychique.L’initiation au cannabis ne se fait plus autour des fêtes et ne s’inscrit plus dans une recherche de transgression. La visée dominante chez ces nouveaux consommateurs tourne autour des produits « pour ne plus penser », idéal social qui trouve un accomplissement par la mise à disposition généralisée des écrans.
La consommation de cannabis chez les lycéens s’est banalisée et démocratisée bien que l’interdit reste en place sans que plus personne ne soient en mesure de pouvoir repérer d’où vient cet interdit. Aussi, de nombreux lycéens et collégiens doivent rendre des comptes à la justice et se retrouvent soumis à des rappels à la loi.
Cette mutation sociale peut offrir à tout un chacun de se mettre hors-temps, hors-ennui mais aussi de risquer d’entrer dans un isolement mental rivé autour des jouissances du corps pré-oedipiennes.
L’entrée en seconde marque la mise en fonction de la signifiance phallique sexuée qui peut, grâce à ces jouissances immédiates, être suspendue.
La consommation régulière de psychotropes licites ou illicites et l’enfermement dans un monde virtuel accélèrent la neutralisation, voire la faillite de l’instance phallique.
Les jouissances d’objets associant cannabis et virtuel sont de véritables fabriques de passages à l’acte et installent ces adeptes dans un mode de vie basé sur l’urgence. Les manifestations d’affects se centrent sur l’intolérance plus ou moins virulente aux frustrations et à l’ennui.
Des parents dépités, eux mêmes sous le coup d’aliénations aux écrans au travail ou à la maison risquent de rencontrer des nominations médicales estampillant leur ado comme « addict », c’est à dire comme malade.
Sur les deux dernières générations nous sommes passés de la dialectique de l’inter-dit entre les générations à des nominations d’états limites.
« Et ta limite ?!.. », ce questionnement en acte d’adolescents est reçu aujourd’hui comme un syndrome à corriger.
Dans le monde du travail, comme dans la vie privée chacun de nous est soumis à la puissance et à l’ordre de logiciels qui nous commandent. La vitesse de la prolifération des écrans met le corps social en état hypnotique.
Pour certains, ces passions aux écrans les réduisent à vivre dans une dépendance aux machines qui confine au besoin vital. Cette toxico-manie produit de vraies crises de manque si surgit une privation.
Nous rencontrons des sujets possédés par les algorithmes de la machine et qui n’ont plus rien à nous dire. Ils réussissent cette prouesse de pouvoir réduire leur corps, c’est à dire leur imaginaire, à une hyper-activité commandée par ces systèmes symboliques acéphales venus d’Ailleurs.
Le virtuel offre un cadre dé-subjectivé et peut enliser ou engloutir un sujet qui ne pense plus et qui s’aliène aux injonctions et aux énoncés d’un monde sans limite.
Si l’adolescence est ce temps nécessaire à la mise en place d’un symptôme phallicisé passant par des liens à l’Autre, les toxicomanes aux écrans seraient ces nouveaux déportés qui s’excluent et décrochent des relations humaines.
Les sirènes de l’Ailleurs par l’écran du virtuel permettent le tout possible et repoussent sans cesse les limites d’une vie orpheline du grand Autre et d’un corps réduit à l’immobilité.
Ces jeunes qui n’ont plus rien à dire, qui n’ont aucune demande et qui se sont aménagés un monde à part, peuvent être amenés à rencontrer des cliniciens sur injonction de la justice ou des instances éducatives.
Ils ont un savoir sur notre modernité qui peut leur permettre de venir prendre place sur l’axe du temps et de se remettre en mouvement. La rencontre avec ses jeunes dépend avant tout de la façon dont ils sont accueillis et attendus. Comme avec les toxicomanes, il est nécessaire de leur parler et de les éclairer sur les choix de leur jouissance.
Ils savent que les médicaments sont aussi des drogues et des adolescents font l’expérience de la « défonce » avec des produits pris dans la pharmacie familiale. Ils reconnaissent leur responsabilité de s’être effacé des lois de la parole et peuvent avoir une certaine appétence pour revenir parmi nous. Beaucoup d’entre eux refusent d’être assujetti à des prescriptions médicamenteuses.
Ils sont évidemment aptes au transfert, et s’ils sont attendus à partir de l’algorithme lacanien « S barré poinçon petit a », aux prises avec la trois dimension R.S.I, un nombre conséquent accepte de changer d’écran…
Encore faut-il que les spécialistes de la parole puissent tenir ferme le mythe du phénix et puisse offrir un lieu où le temps reprend ses droits pour permettre à une parole singulière de renaitre de ses cendres et de pouvoir renouer avec le monde de la métaphore.
Par ailleurs, ces jeunes moins encombrés par les symptômes classiques ont une plasticité et une ouverture qui leur donne des aptitudes à l’invention et aux désirs.
Gisèle Bastrenta. Psychologue clinicienne. C.A.S.P.A. CHU de Grenoble depuis 1989.