La formule vous semble provocante? Elle l’est pour tout individu humaniste assez fou pour défendre des valeurs de respect et de partage. Pour un tenant du néo-libéralisme elle exprime une vérité de base. La société est une entreprise. Tout doit imaginé, réalisé pour optimiser son fonctionnement. Il est particulièrement réjouissant que ce soit un philosophe qui ait plongé au plus profond de la littérature économico-financière existante pour que nous soyons en mesure de saisir l’impact majeur de cette idéologie sur nos vies. Les 30 glorieuses, c’est fini. Le compromis de type social démocrate que ces années là autorisaient est derrière nous. Ce constat n’incite nullement au pessimisme mais plutôt à sortir d’une sorte de léthargie intellectuelle où confort et inconfort font trop bon ménage. Il faut donc se mettre au travail, échanger, se confronter au terrain, pour inventer autre chose. Michel Feher s’est attelé à cette tâche. Son livre «  le temps des investis » (éditions de la Découverte) redéfinit le territoire des luttes face à l’évolution d’un capitalisme financiarisé. D ‘autres initiatives, démarches existent, se développent. Elles ne sont sans doute pas encore à maturité, la gauche nostalgique est morte, alors vive la gauche !

 

Interview de Michel Feher

 

Comment les tenants du néo-libéralisme ont-ils pu imposer un imaginaire de droite, aujourd’hui hégémonique ?

 

Michel Feher

La question est de savoir de quoi parle cet imaginaire et quels effets il a produit.

Dans le livre j’insiste sur le décalage existant entre le programme des néo-libéraux et ce que l’application de ce dernier a produit. A l’époque, ils avaient très peur de ce qu’ils considéraient comme un socialisme rampant. Avec la montée en puissance de la social- démocratie, les politiques d’intervention keynésiennes se multiplient et risquent de gagner tout l’occident. Il fallait absolument les contrer. Deux types d’opérations sont mises en place :

1/ réaménager l’état non pas dans le sens du laisser faire, au contraire l’état doit protéger les marchés face aux individus et non l’inverse. Toute immixtion dans les fragiles mécanismes du marché, fausse le marché, alors il fonctionne moins bien et il faut intervenir davantage.

 

2/ interdiction des déficits trop élevés avec la fameuse règle d’or d’indépendance de la banque centrale.Dans une démocratie, les entrepreneurs face au peuple qui élit ses dirigeants, sont peu nombreux. La seule façon de s’en sortir et de faire en sorte que les non-entrepreneurs se comportent comme des entrepreneurs et qu’ils pensent également comme eux.

Les mesures vont dans le sens de la privatisation des régimes de santé, de retraite. On va remplacer l’investissement dans le secteur public par un système de venture, on donne de l’argent aux familles pour qu’ils mettent leurs enfants à l’école privée. Les détenteurs de capitaux surtout s’ils doivent emprunter ne doivent pas payer trop d’impôts. Les créanciers doivent aussi y trouver leur compte, sinon ils vont faire monter les taux d’intérêt. Il faut donc mettre en place tout un programme d’acculturation des gens pour qu’ils soient adaptés aux mécanismes de marché. Ces idées émergent vers la fin des années 50, mais ne parviendront au pouvoir qu’à la fin des années 70 avec Thatcher et Reagan. Ensuite tout l’occident a suivi. On peut dire que ces idéologues ont réussi, chacun devenant un entrepreneur intégral se souciant de maximiser ses bénéfices à tout moment de son existence tout en minimisant ses coûts.

Les tenants du néo-libéralisme avaient-ils prévu la financiarisation d’économie ?

-Justement non, ils n’avaient ni prévu, ni théorisé la financiarisation du capitalisme. pas plus l’école de Chicago, qu’Hayek le père fondateur. Les tenants du libéralisme en sont resté à la rencontre de l’offre et de la demande qui permet d’arriver à un prix d’équilibre, dès lors que l’état ne s’en mêle pas. Ce qu’ils ont produit est tout à fait autre chose . On critique beaucoup plus le projet libéral que les effets de sa réalisation. Dès le début des années 70 le marché est dominé par les grandes entreprises industrielles fordistes. C’est là que le sort de la social démocratie se joue. Les managers trouvent un compromis acceptable afin que les ouvriers ne se mettent pas en grève.

L’art de gouverner est celui de trouver un compromis entre le travail et le capital, afin de s’assurer la paix sociale. Ce système managérial des trente glorieuses marche assez bien jusqu’à la fin des années 60.Ensuite il faudra faire face au déclin de la productivité. Dès que le taux de croissance n’atteint pas 5 à 6% , le compromis devient de plus en plus difficile à tenir.

Toutes ces entreprises on décliné, parce que leurs dirigeants étaient plus soucieux de leur propre pouvoir que du profit. Les actionnaires ont une vision qui ne dépasse pas celle du capitalisme classique. La première chose à faire est de libérer les investisseurs afin qu’ils puissent se déplacer, qu’ils puissent générer autant de liquidités que possible. Des produits financiers dérivés plus ou moins interdits depuis la crise des années 30 sont de nouveau autorisés, liberté aussi de monter des opérations de prise de pouvoir, OPA, OPE.

Les managers risquent de perdre leur place s’ils ne vont pas dans le sens des actionnaires. Ils bénéficient cependant d’une carotte : à côté de leur salaire ils reçoivent des revenus indexés sur la valeur de l’action : stock options.les chefs d’entreprise vont se convertir à cette nouvelle loi. Il ne s’agit plus de maximiser le profit. A partir du moment où les investisseurs prennent le pouvoir , ils décident de ce qui est performant et de ce qui ne l’est pas. Ils se fondent sur la valeur de l’action et non sur les profits commerciaux. On passe d’un capital de profit à un capital de crédit, c’est à dire dépendant de la valeur de réputation de l’action. Les entreprises ne sont plus là pour minimiser les coûts et maximiser le profit, elle sont là pour faire en sorte que la valeur de l’action ne cesse d’augmenter. Non en se fondant sur les résultats mais sur les anticipations. le futur immédiat devient le seul temps qui compte. La première chose à faire pour une entreprise aujourd’hui ce n’est ni investir ni augmenter les salaires, ni même distribuer plus de dividendes, mais racheter ses propres actions, ce qui d’un point de vue industriel et commercial est absurde, mais devient cohérent dès qu’il s’agit de faire monter le prix de l’action.

Ainsi à partir des années 80, les entreprises peuvent changer d’activité en fonction des anticipations dont elles font l’objet.Ce changement va avoir un effet boule de neige, les états vont essayer de suivre en valorisant leur territoire, afin d’attirer les investisseurs en baissant le coût du travail, en mettant au point une imposition des capitaux favorable, une sécurisation des droits de la propriété intellectuelle .

La baisse des revenus fiscaux pose problème. Les dépenses publiques doivent aussi diminuer. Le marché du travail doit devenir plus flexible et la masse salariale doit diminuer. L’état se retrouve dans une situation où il ne peut plus vraiment satisfaire le fonctionnement de l’état social. Les gouvernements dépendants de leurs électeurs, vont donc emprunter auprès des investisseurs. Désormais ce qui importe à l’état ,c’est de ne pas perdre la confiance des prêteurs. Ils vont donc essentiellement se préoccuper de la valeur de la dette publique sur les marchés financiers. Bientôt les états ne pourront plus remplir leur fonction vis à vis des citoyens. Ils vont inciter ces derniers à faire la même chose qu’eux : emprunter. On ne peut plus assurer des carrières, des emplois à durée indéterminée, ni des transferts sociaux. Si vous voulez garder le même train de vie, c’est possible mais à crédit. La financiarisation touche les individus dans leur consommation, leur habitat et sur le marché du travail.

A mesure que les emplois se précarisent, les individus ne peuvent plus compter sur leur seul emploi salarié. Ils doivent multiplier les emplois précaires, se vendre de plus en plus. Les individus dépendront moins de leurs revenus salariaux que de la valeur capitalistique de leurs ressources : maison achetée à crédit, épargne , talent qu’ils essaient de mettre en vente, etc

Leur disponibilité par rapport à la demande de flexibilité va constituer leur capital. Avec la financiarisation, il n’y a pas d’impérialisme de l’économie, il y a une sorte de dissolution des frontière entre l’économie et le non économique. On est dans un nouvel imaginaire celui du crédit.Ce n’est plus le règne de l’entrepreneur mais celui de la Start Up dont le succès dépend du capital risque. On ne mise pas sur une Start Up en fonction de ses résultats. Il peut y avoir des pertes pendant de longues années. Cette entreprise a une vision, elle a l’idée d’un marché qui n’existe pas. Elle le crée et le monopolise.

 

Quel type de résistance à opposer face à cela ?

Sortir du crédit ? Non. La vraie question est de savoir qui a du crédit et pourquoi.

Il faut aller vers une contre spéculation, déplacer le centre de gravité des luttes sociales. Avant l’enjeu était celui de la répartition des revenus. Là c’est la valorisation du gâteau qui est en jeu. Quel est celui qui vaut plus la peine ?

A mon avis le changement ne viendra pas de gouvernements assez courageux pour changer de politique, il viendra de mouvements sociaux qui auront appris à défier les investisseurs sur leur propre terrain. Il faut réussir à construire par le bas un contre modèle. Pour aller dans ce sens, l’idée de mettre en place des agences de notation alternatives est intéressante. le problème est qu’à gauche la grande idée est celle de la défense de la société salariale avec en ligne de mire le retour au fordisme des années 70.

A l’âge des plateformes la remise en avant du coopérativisme paraît tout à fait prometteuse. Dans les années 70, l’autogestion n’était pas adaptée à des entreprises industrielles qui exigeaient des investissements massifs. Ce qui n’est pas le cas de la plateforme.

L’instauration d’un revenu universel serait aussi un moyen de sortir par la gauche de la société salariale en découplant la protection sociale du salaire.

L’exploration actuelle sur les bien communs est-elle fructueuse ?

Quand on parle de communs, on se réfère à deux choses différentes :

1/ A un régime de propriété ni privée ni publique mais appartenant à tout le monde. On peut rêver mais il n’est pas sûr que l’on puisse aller très loin et très vite dans ce sens et que la démarche présente de l’intérêt.

2/A un usage, accès qui soit ouvert à tout le monde. mais c’est une sorte de trou dans les autres régimes, une création de canaux. C’est vrai pour le savoir les œuvres artistiques Il ne s’agit pas de retirer quelque chose à un régime de propriété, mais il s’agit de créer un effet de suspension, des conditions qui permettent un accès commun.

Comment c’est relié au reste ?

De même que le revenu universel facilite la constitution de coopératives, l’extension du droit d’accès, au savoir, aux ressources, au territoire permet le développement des ressources et du capital des coopératives. Les politiques publiques auraient à créer les conditions juridiques permettant cette extension.

Un gouvernement de gauche pourrait-il aller dans ce sens sans que l’Europe lui tombe dessus ?

Oui on a a déjà des exemples avec de petits moyens au niveau de politiques municipales : Barcelone, Grenoble, des mouvements sociaux, d’initiatives individuelles et collectives, cela crée des réseaux qui peuvent faire bouger les choses. Le crow funding va aussi dans ce sens.

FB

Ainsi tout commence et tout reste à faire , sauf qu’en nous mettant en mouvement nous contribuons à déconstruire cette pseudo fatalité qui nous écrase.

 

 

Voir sur ce même blog la critique du libre de Michel Feher « le temps des investis »

( La Découverte) : « Michel Feher investit l’avenir »

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