Hommage

 

Le militant français des droits humains s’est éteint le 18 août dernier. Il avait été un des architectes des Comités de lutte contre la répression au Maroc.

 

Pendant 85 ans, le regard clair et ferme, il avait dit non aux sales guerres et à l’injustice. Ses amis pleurent l’infatigable militant et sa « foi inébranlable dans l’Homme ». Aux obsèques de François Della Sudda, le 25 août, aux Mureaux, en région parisienne, le président d’honneur de la Ligue des Droits de l’Homme, Pierre Tartakowsky, saluait « sa détermination humaniste, sa capacité à affronter l’injustice, sa volonté à ne rien céder au pire ». Il admirait son exigence éthique et son engagement nourri d’« une alchimie subtile d’intelligence et de conviction, de passion et de raison. »

Né en 1932, François Della Sudda a connu le traumatisme de la guerre d’Algérie et s’est fermement engagé pour l’indépendance. Membre fondateur en 1960 du Parti socialiste unifié français, il part soutenir la construction de l’Algérie indépendante, où il préside l’AGEP, association d’enseignants très critiques de la coopération, dont le slogan est « Ni mercenaires, ni missionnaires, coopérants ! ». Plus tard, il enseigne les lettres au Maroc et prend position contre la dictature qui s’y installe. « Il a connu Ben Barka et certains nationalistes de gauche marocains, algériens et tunisiens », rappelle son ami l’historien Maâti Monjib. En 1963, il aide Hamid Berrada, alors président de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), à quitter le Maroc en le conduisant à la frontière algérienne. Son engagement lui vaudra d’être expulsé du Maroc. De retour en France, il est poursuivi pour avoir fait étudier à ses élèves de troisième un texte de Boris Vian… Au procès, il rencontre Me Henri Leclerc, avec qui il s’implique à la Ligue des droits de l’Homme, dont il devient secrétaire général adjoint. Là, pendant plus de quarante ans, il se mobilise pour toutes les causes : la Palestine, le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, les violences racistes, les discriminations, les abus policiers, les droits des étrangers en France, le droit de vote des résidents non communautaires. Il anime une Commission nationale sur les relations entre les citoyens, la police et la justice, qui publie de nombreux rapports pour prévenir les abus.

 

La mémoire de la répression

 

Son retour en France ne l’éloigne pas du Maroc. Il devient directeur de la Maison du Maroc à la Cité universitaire de Paris. Abdelhamid Amine, qui y était résident fin 1968, se souvient de « quelqu’un d’extraordinaire » : « La maison du Maroc était en pleine ébullition avec le système de cogestion dont on parlait beaucoup à l’époque. Della Sudda était directeur et nous, les étudiants, avions notre comité de résidents. » Lors de l’occupation de la maison par les étudiants qui protestaient contre la volonté du Maroc de fermer ce foyer progressiste, François Della Sudda s’interpose et empêche l’évacuation. En 1972, suite aux arrestations de nombreux militants d’Ilal Amam et de 23 Mars au Maroc, dont Abdellatif Laâbi et Abraham Serfaty dont il connaissait la revue Souffles, il participe, aux côtés du militant maoïste Gilbert Mury, à la création des Comités de lutte contre la répression au Maroc, dont le but est d’alerter l’opinion internationale sur la violations des droits humains et d’organiser le soutien aux prisonniers politiques. Une quinzaine de comités s’implantent dans plusieurs villes de France, en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Italie et en Espagne. « Nous avions beaucoup de mal d’abord à nous faire connaître des journalistes, et ensuite à obtenir qu’il y ait quelques nouvelles qui passent dans les journaux », m’avait-il confié en 2007. Les Comités publient un bulletin mensuel, Maroc répression, qui arrive à passer au Maroc. Ça a été « un bol d’air » pour beaucoup, se souvenait François Della Sudda : « On ne savait pas que ça avait cette importance ». Christine Daure-Serfaty, qui a rejoint les Comités après son expulsion du Maroc en 1976, rappelait, elle, que ce bulletin était devenu « la mémoire de la répression » et que c’est probablement grâce à cela « que les tortionnaires n’ont pas osé risquer d’autres morts » que celle de Abdellatif Zeroual.

À la demande de militants marocains d’Ilal Amam et de 23 Mars installés en France ou qui s’y étaient exilés et souhaitaient préserver leur anonymat, François Della Sudda devient directeur de publication, entre autres revues, d’Anfas et Souffles nouvelles séries : « Directeur de publication, ça voulait dire déclaration administrative. Nous, on assurait la couverture officielle. C’est nous qui avons fait les démarches pour la création du journal, l’annonce dans le Journal officiel comme il se doit. » S’il insistait sur la séparation entre le travail des Comités et celui de l’équipe de la revue, il a signé le tonitruant éditorial du premier numéro en français, annonçant un « cri déchirant » lancé par des militants « pour pouvoir recouvrer, chez eux, leur dignité d’homme ». Le Maroc « a cessé d’être un pays de soleil, d’oranges et de plages. Les tares de son régime sont exhibées : elle sont méthode de gouvernement et d’asservissement. Le pouvoir s’exerce par les supplices – indicibles, que dit Evelyne Serfaty –, dans les prisons – aux innommables conditions rapportées par Henri Leclerc. Les caves de Casablanca où l’on torture se creusent pour l’histoire à côté des sous-sols de la rue Lauriston pendant les années quarante, près de la villa Susini habitée en Algérie par les colonialistes français. Ces références sinistres sont indispensables. […] Là-bas, ceux qui s’enrichissent, ceux qui s’en fichent, ceux qui coopèrent, ceux qui « touristes » savent désormais qu’ils dénonceront ou qu’ils seront complices. » Et de plaider contre « la « solidarité » en nobles phrases, de la révolution de mots ».

François Della Sudda a aussi présidé le Centre de réflexions et d’initiatives pour la solidarité internationale (CEDETIM) et le Centre international de culture populaire (CICP) qui ont rassemblé dans leur bibliothèque à Paris, d’abord au 14 rue de Nanteuil puis au 21ter rue Voltaire, adresse devenue la maison de près de 80 associations, une exceptionnelle collection de revues, de tracts et de publications éditées par des militants en exil, originaires du Maghreb, d’Amérique latine, etc. Pierre Tartakowsky conclut : « François ne divise ni les causes ni les territoires, simplement parce que la souffrance ne se divise pas. Lui qu’on qualifiera souvent et trop banalement de tiers-mondiste, est tout au contraire un citoyen du monde, un monde qu’il se refuse à diviser en tiers ou en quart, en couleurs, races ou religions. Un monde de fraternité, toujours à construire. »

 

Kenza Sefrioui

 

 

François Della Sudda raconte les Comités de lutte contre la répression au Maroc

Extraits des propos recueillis par K. S. le 25 septembre 2007

Au moment où Abdellatif Laâbi et Abraham Serfaty ont été arrêtés, en 1972, des responsables de la revue Souffles ont appelé au secours les militants français et sont passés par un militant maoïste qui s’appelait Gilbert Mury, qui a en fait été le créateur des Comités de lutte contre la répression au Maroc. Il m’a invité à la création des comités simplement parce qu’il me connaissait de la Maison du Maroc, qu’il savait que j’étais progressiste et que je connaissais bien la lutte des Marocains. Il avait invité avec moi Elsa Assidon, la sœur de Sion. Le Comité a fonctionné d’abord avec ce trio, Gilbert, qui est mort assez vite, Elsa et moi.

Au bout de deux ou trois ans, nous nous sommes constitués également en Belgique, en Hollande et dans plusieurs villes de France. Les plus importants étaient à Limoge, à Lyon, à Toulouse, à Grenoble, à Brest. On a même eu des contacts en Italie, en Espagne, en Angleterre. En Espagne, il y a eu un comité, mais il n’a pas duré très longtemps. En tout, il y en avait une quinzaine. Nous avons aussi très vite décidé, pour rester tout le temps en contact, de faire tous les six mois une réunion des comités. Deux fois par an, nous nous réunissions, et ça a permis de souder ces différents comités qui avaient leur personnalité en fonction des militants qui les avaient créés, du contexte politique de la ville, etc. Le rythme des deux fois par an a duré jusqu’en 1994.

Très vite, on a organisé un soutien financier aux prisonniers. On a été financés surtout par une organisation hollandaise qui s’appelait la Campagne épiscopale de Carême. C’est une campagne de type social et humanitaire qui se fait tous les ans, et qui est financée par les quêtes dans les églises pendant les quarante jours du carême. Toutes ces recettes étaient reversées pour des démarches de type social et humanitaire. En Hollande, ils étaient très politisés. Les prisonniers politiques ne faisaient pas partie de leur « créneau », mais ils ont accepté pendant plusieurs années de nous financer. L’argent transitait en général par moi et j’allais en Hollande très régulièrement pour leur rendre compte de ce qu’on faisait et pour redemander des subsides pour les années suivantes. Tous les mois, nous envoyions de petites sommes aux prisonniers – très volontairement, nous n’envoyions que de très petites sommes. Chacun militant avait en charge un ou deux prisonniers, et tous les mois, leur envoyait l’argent, quelque fois avec un petit mot. Ce réseau d’aide financière a été très important pour les camarades au Maroc. À un moment donné, on envoyait à plus d’une centaine de prisonniers tous les mois.

Dans un premier temps, on a eu des difficultés à faire passer des articles dans la presse. Petit à petit, on connaissait des journalistes, notamment au Monde, qui nous ont fait confiance. Si au début c’était très difficile, au fur et à mesure des années, quand on faisait un communiqué, ils en passaient quand même un certain nombre d’éléments. Mais au début, ça se traduisait par une brève de trois lignes qui était peu lue par la plupart des lecteurs. Je pense à deux journalistes, qui ont été successivement responsables au Monde de tout ce qui concernait le Maghreb : Daniel Junqa, et Paul Balta. C’est grâce à eux que le monde a pris conscience [de ce qui se passait au Maroc], jusqu’à ce que sorte le livre de Perrault [Notre ami le roi] en 1990, qui a été fait en grande partie avec des documents des Comités de lutte contre la répression au Maroc. Dans le livre de Perrault, il y a une allusion aux Comités.

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