Qui pourrait avoir les bras assez longs pour embrasser la totalité du monde?
Qui pourrait avoir le regard assez ample pour dégager une vision que l’on pourrait qualifier d’universelle ?
C’est sans doute parce qu’elle est aussi romancière que Marianne Rubinstein dans son dernier essai « Détroit dit-elle » décide d’interroger la réalité socio-économique d’aujourd’hui à partir du microcosme d’une seule ville « Détroit »
Les gens de fiction les plus doués n’en ont jamais douté, la découverte de l’universel ne peut se faire qu’à partir des racines du particulier. C’est à partir de Prague que Kafka, petit gratte papier employé dans les assurances, embrasse la réalité du XXème siècle.
A ce premier parti pris Marianne Rubinstein en ajoute un second. Sa réflexion sera inséparable de sa vie personnelle, de ses maux, ses émotions. Elle est atteinte d’un cancer du sein et devra subir une chimiothérapie avant de partir à Detroit. Hors aujourd’hui il se trouve que ceux qui jugent sévèrement notre mode de consommation parlent de la croissance comme d’un cancer. « Détroit dit-elle » cela ne vous rappelle rien ?
le clin d’œil pour ne pas dire l’hommage à Marguerite Duras est évident « Détruire dit elle » roman paru en1969 aux Editions de Minuit et exaltant la puissance du désir.
Marianne Rubinstein a choisi Détroit comme paradigme de l’apogée puis du déclin du modèle industriel dominant au XX siècle et de sa renaissance possible au XXI siècle. Hors si la construction/destruction d’un monde peut entrer dans un système de pensée rationnelle, il semble que l’histoire soit inséparable du désir, de la volonté de puissance comme de la capacité à subir des humains. Au cœur de l’industrie automobile, secteur phare de la période, Ford et ses méthodes de management sont le fer de lance d’une croissance irréversible.
Mais Ford c’est aussi la victoire d’un mode d’assujettissement et de contrôle suffisamment proche du modèle nazi, pour qu’Henry Ford, antisémite notoire, soit le premier américain décoré par Hitler de l’ordre suprême nazi.
Donner à voir la réalité étudiée en prenant en compte la multiplicité des intérêts, contingences, parcours de celui ou de celle qui l’étudie peut amener à croire que l’auteure concernée vagabonde à travers champs au gré de sa fantaisie et d’ailleurs pourquoi pas ! Mais en allant un peu plus loin, on s’aperçoit que la démarche procède d’une toute autre exigence, celle de décrire dans la plénitude de son historicité une réalité complexe et en mouvement. Détroit au faîte de sa splendeur, ce n’est pas seulement le triomphe d’un modèle économique, d’un mode d’organisation, ce sont aussi des préjugés raciaux, politiques, le boom d’un marché immobilier qui tombera en décrépitude quand la population composée de plus de 80% de blancs passera à plus de 80% de noirs avec le déclin industriel, la montée en flèche de la pauvreté et la fuite des blancs soucieux d’habiter des lieux plus valorisants où leur sécurité sera assurée. A Detroit le revenu moyen par habitant est deux fois moins élevé que le revenu moyen pour l’ensemble du territoire. Dans les banlieues blanches de Grosse Pointe ou de Bloomfield Township, le revenu moyen est presque deux fois plus élevé que le revenu moyen américain De quel cancer s’agit-il alors ? N’y a-t-il pas là également preuve de la faillite d’un mode de consommation motivé par le toujours plus ?
Le capitalisme, ses adversaires les plus déterminés lui ont rendu hommage est capable de détruire ce qu’il a encensé en intégrant les critiques les plus virulentes.
Ainsi voici venir le management par projet qui se fait l’apôtre de la transversalité.
La coopération intelligente, voire manipulatrice, est amenée à supplanter la subordination. Le regard de l’essayiste économiste est aussi celui de la fille d’un survivant de la Shoah. Le croisement des regards, les correspondances établies entre les parcours donnent de la chair à la réflexion. Ainsi en 1932 lors de la « Ford Hunger March » cinq manifestants son tués. 9 ans plus tard le père de l’un d’eux avancera l’argent nécessaire à l’achat d’un terrain à Pleasant Lake, lieu où les travailleurs et leurs familles pourront respirer, prendre du repos après le travail. La même année, en 1941, les nazis expérimentent le Zyklon B à Auchwitz.
L’histoire devient notre histoire parce qu’une personne bienveillante a pris le soin d’établir le lien entre des facettes de nos vies qui ne communiquent pas forcément entre elles. Notre histoire n’est pas faite à notre insu, nous la faisons. Regarder la réalité d’aujourd’hui à travers le prisme local, c’est aussi prendre du recul avec les représentations du monde véhiculées par les médias, c’est accorder de l’importance à l’expérience vécue. Voilà un livre où l’on se promène, on découvre, on s’indigne, on réfléchit, mais jamais en apesanteur. A croire que l’élégance d’une démarche, sa légèreté, son style sont aussi un élément de son contenu. Des vérités simplissimes sont souvent oubliées : pour partir quelque part, emmener des personnes avec soi, il faut un port de départ et d’arrivée. A partir de là le voyage devient possible. Le peuple des lecteurs se sentira assez en sécurité, assez en intimité (accepté comme passager co-auteur de l’histoire ) pour s’ouvrir à toutes les découvertes.
On peut ainsi redécouvrir que le casse tête de la relation de l’individu au groupe, n’en est un que dans la mesure où l’on refuse de prendre en compte l’équation individuelle de chacun blanc, noir, basané ou jaune.
« Détroit dit-elle » démontre l’immense vertu du mélange tant pour l’acceptation de l’autre que pour l’amplitude du regard, la force de résistance et …. le charme du récit.

François Bernheim

Marianne Rubinstein
Détroit dit-elle
éditions Verticales

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