La science peut elle un jour prochain mettre le ventre des mères au chômage ? Est-ce possible, est-ce souhaitable Catherine David répond. –
Le 16 Juillet 2014, Mardi ça fait désordre a publié en avant première le premier chapitre du prochain livre de Catherine David romancière, essayiste» « Allo Matrix bobo » Sera- il possible un jour de faire naître un bébé dans un utérus artificiel ? Est-ce possible, souhaitable, problématique et à quelle échéance ? Aujourd’hui à la demande de nombreux lecteurs nous publions le chapitre 2 de ce passionnant essai.
Pour relire le premier chapitre ainsi qu’un article de Catherine David publié le 7 Avril 2005 dans le Nouvel Observateur suite à la parution du livre du biologiste Henry Atlan « Seriez-vous prête à louer un utérus artificiel pour faire se développer votre enfant ? » Il vous suffit de cliquer sur l’adresse suivante :
http://cafaitdesordre.com/blog/2014/07/naitre-hors-du-ventre-de-sa-mere/
Chapitre 2. NOUS SOMMES TOUS DES AMPHIBIENS
Imaginons la première fois. Quel que soit l’âge de vos artères, quel que soit votre sexe, vous décidez d’avoir un enfant. Vous confiez quelques unes de vos cellules, porteuses de votre code génétique personnel issu du fond des âges, à un laboratoire de fertilisation. Prélèvement de gamètes chez Monsieur, chez Madame, rencontre et fertilisation en éprouvette, création d’un oeuf fécondé, maturation du blastocyste, rien de plus banal… Mais voici l’événement prénatal, le premier déménagement : sous l’objectif des caméras familiales, transfert attendrissant de l’embryon âgé de quelques jours, composé de 32 cellules environ, dans son nouveau logis : pas dans le ventre de Maman, non, mais dans le fameux utérus artificiel dont les journaux ont tant parlé, qui remplace Maman, et qui n’est en fait qu’une sorte de berceau rempli de liquide amniotique – en anglais humidicrib. Un berceau à foetus.
Plan-séquence sur le visage soucieux des géniteurs qui voient partir leur semence vers son destin, avant de retourner au bureau. Neuf mois plus tard, selon un calendrier des charges établi d’un commun accord, les géniteurs récupèrent leur bébé terminé, en bonne santé, dépourvu de tares congénitales et de maladies génétiques, en somme prêt à l’usage, c’est à dire à la vie en société. L’histoire ne dit pas encore s’il y aura un certificat de garantie avec le bon de livraison.
Voyez donc les petits corps en attente dans le centre d’incubation, ainsi nommé en hommage à son inventeur Aldous Huxley, regardez-les, bouts de chou en flottaison dans leurs caissons en plastique transparent, remplis d’un pseudo-liquide amniotique à température étudiée, le nombril relié par un cordon ombilical factice à un simili-placenta fournissant les éléments nutritifs adaptés à tous les stades de leur développement, bercés par impulsions programmées sur ordinateur imitant les mouvements ralentis d’une femme enceinte. Perfusés, sonorisés, aromatisés, nos chers petits n’ont presque plus besoin de nous. Avant même que de naître, les voici émancipés de l’encombrante sollicitude parentale, efficacement remplacée par le savoir-faire médical ; les voici délivrés du traumatisme de la naissance traditionnelle découvert par Otto Rank, avec passage du col utérin et risques de souffrance foetale.
L’ectogenèse leur assure une gestation sans histoires, dans un environnement optimal, sous un contrôle permanent, avec dépistage précoce des maladies génétiques et possibilité d’interventions chirurgicales. Et une « sortie », alias une « naissance », indolore et programmée à heure fixe, une sorte de super-césarienne de confort, avec coupure du cordon par le personnel médical en présence des heureux géniteurs venus prendre livraison de leur progéniture — en espérant devenir des parents. Faut-il le rappeler, on ne naît pas parent, on le devient. En l’absence de traumatisme de la naissance, prévoyons que les spécialistes du cri primal et autres expériences de rebirth devront s’inscrire au chômage, dans un no man’s land où ils rejoindront les fabricants de vêtements pour femmes enceintes, les sage-femmes et les obstétriciens. En revanche, l’allaitement maternel ayant disparu, les vendeurs de lait maternisé sont désormais les rois du pétrole.
Ce scénario de science-fiction est parfois présenté comme l’expression ultime de la créativité humaine, la victoire contre les anciens tabous, la fin des inégalités biologiques entre les sexes, la consécration de la supériorité de la culture sur la nature. L’utérus artificiel serait une invention prométhéenne, analogue à l’invention du langage ou de la roue. Il existe même des scientifiques lecteurs de la Bible pour prédire, grâce aux exploits futurs de la « reprogénétique », un retour à l’Eden d’avant la Chute (*).
Après le divin enfant et l’enfant sauvage, après le bébé-éprouvette de la PMA, après le gamin turbulent dopé à la Ritaline, voici donc l’enfant-machine, annoncé par l’Ange de la technique. Nous ne pouvons pas lui demander son avis, ni bien sûr parler en son nom, mais que choisirait-il, s’il avait ce pouvoir : la machine ou la maman ?
Et que sera, qui sera ce bébé prototype, cet inconnu, seul dans sa petite boîte, expulsé avant même d’être conçu ? L’enfant-soldat d’une armée de clones identiquement bouturés ? Le messie des temps futurs ? Un autiste génial en mathématiques ? Un grabataire chargé de nos péchés ? Sera-t-il heureux de vivre ou deviendra-t-il pour notre société un vivant reproche, irréel et désespéré comme le Golem, éternellement à la recherche de son ombre, incarnation parfaite de l’inconvénient d’être né ?
En vérité nous n’en savons rien, et certaines de nos intuitions sont peut-être ridiculement pessimistes. Mais nous ne croyons pas forcément indispensable de vérifier leur validité par l’expérimentation, voilà tout. Il nous semble que dans un domaine aussi grave, le principe de précaution s’impose plus qu’ailleurs. Et que la charge de la preuve incombe à ceux qui envisagent de prendre des risques inconsidérés — par exemple le risque de faire naître ne serait-ce qu’un seul enfant mutant.