Sera- il possible un jour de faire naître un bébé dans un utérus artificiel ?
Est-ce possible, souhaitable, problématique et à quelle échéance.
Catherine David,romancière,essayiste et journaliste, s’est très sérieusement, mais non sans malice, penchée sur la question.Avec son aimable autorisation nous publions le premier chapitre de « Matrix allo bobo » un essai inédit qui risque bien de permettre à chacun de comprendre sans difficulté l’importance de la question. Pour compléter l’information de nos lecteurs nous reproduisons également un article de Catherine David publié le 7 Avril 2005 dans le Nouvel Observateur suite à la parution du livre du biologiste Henry Atlan « Seriez-vous prête à louer un utérus artificiel pour faire se développer votre enfant ? »

ALLO MATRIX BOBO
Il paraît que c’est pour demain. Enfin, pour après-demain. Dans cinquante ans, un siècle au plus tard, selon certaines prévisions, les futures mamans auront le choix. Elles pourront, comme cela s’est toujours fait, porter leur enfant dans leur ventre, selon les méthodes ancestrales, bien au chaud dans leur utérus démodé mais si confortable. Ou bien, à leur convenance, seules ou accompagnées, elles pourront s’adresser à un centre spécialisé dans l’ « ectogenèse » qui se chargera d’assurer à leur foetus le vivre et le couvert dans un utérus artificiel personnalisé.
Que penser de ce nouveau gadget ? Sera-t-il accepté mollement, avec résignation, comme un nouvel avatar des procréations médicales assistées (PMA), par des consommateurs gavés de nouveautés, résignés à voir le « progrès » prendre les formes les plus extrêmes, les plus insouciantes ? Sera-t-il adopté avec enthousiasme, par les femmes enfin délivrées de leur servitude ancestrale de « pondeuses », ainsi que par les hommes, enfin rendus égaux à elles, du fait de la magie scientifique, face à la grande aventure de la procréation ? Fera-t-il l’objet au contraire d’un rejet viscéral de la part des femmes qui se sentent grandies par l’expérience de la maternité, ainsi que des hommes qui les respectent et les aiment ?
L’ectogenèse serait-elle l’horizon indépassable de la biologie, parachevant la coupure moderne entre sexualité et fécondité par un divorce radical entre maternité et féminité ? Certains en prévoient déjà l’avènement comme celui d’un triomphe de la science, ou au contraire de sa perversion la plus radicale. Rares sont ceux qui osent encore douter de la réalisation de cet étrange projet, tant nous avons l’habitude des prodiges technologiques. Cependant nous sommes loin d’avoir pris la mesure des conséquences proches et lointaines qui seraient induites par la mise en oeuvre d’une invention telle que l’utérus artificiel.
S’agit-il d’une bonne nouvelle, d’une fabuleuse perspective offerte à l’espèce humaine? D’une utopie progressiste, qui mènerait jusqu’à son terme le processus de libération de la femme commencé avec la pilule contraceptive ? Au nom du droit des femmes à disposer de leur corps, nous dit-on, la devise féministe « un enfant si je veux, quand je veux », sera complétée par « un enfant comme je veux ».
S’agit-il au contraire d’une prédiction apocalyptique ? D’un nouveau tour de magie noire annoncé par les apprentis sorciers de la technobiologie ? D’un cauchemar à relents eugénistes ? Car enfin, que serait une gestation sans la nidation dans le corps d’une mère, sans la fusion primordiale, sans l’intimité charnelle? Ce lien très spécial, qui unit la mère à l’enfant qu’elle porte, peut-il être détruit sans risques pour notre santé mentale, sans malaise dans notre civilisation,sans dommages pour notre espèce ?
Si j’ai souhaité s’exprimer sur ce sujet très sensible, ce n’est pas seulement en tant que fille, mère et grand mère. Mais en tant que membre de l’espèce humaine – ou plus précisément, en tant qu’ancien foetus.
C.D.

Chapitre 1. LE DESIGN DES BEBES

Un nouveau miracle, un extravagant gadget est annoncé pour le prochain demi-siècle sur le grand théâtre de la biotechnologie : la gestation extra-corporelle, soit la mise en culture des enfants à naître dans un utérus artificiel. Une délocalisation, ou plutôt une externalisation de la procréation. La grossesse in vitro ! Les femmes se réjouiront-elles à l’idée d’être bientôt dispensées du magnifique et déchirant privilège de mettre des enfants au monde ?
Il s’agirait à coup sûr d’une technologie révolutionnaire dont l’usage, s’il se généralisait un jour, rendrait d’un seul coup obsolètes nos habitudes, nos désirs, nos liens de parenté, nos modes de vie, nos structures mentales. Pensez donc. Un grand bond en avant effectué par Homo sapiens sapiens dans sa longue marche vers sa propre autofabrication. Les rêves les plus fous de nos prophètes, enfin réalisés. Plus fort que la Fivete, plus fort que le clonage, plus fort que le Golem ou que Frankenstein. Même Iahve n’avait pas osé. Ni même Jésus, qui pourtant ressuscitait les morts. Après l’immaculée conception, déjà banalisée par la fécondation in vitro, et à laquelle nous nous sommes habitués, voici donc l’immaculée gestation qui se profile à l’horizon.
C’est ce qu’on appelle une prédiction bon enfant. L’annonce d’une invention à venir, qui n’aurait somme toute rien d’étonnant après la succession de miracles technobiologiques auxquels nous avons assisté pendant les trente dernières années. Une découverte presque banale à force d’avoir été prévisible. Le genre de choses auxquelles on peut désormais s’attendre, de même que nous avons attendu, après le voyage dans la Lune, l’installation des premières stations orbitales. Cette fois c’est donc l’utérus artificiel. En d’autres termes, la gestation hors les murs, soit hors du ventre des mères, appelée aussi ectogenèse.
Des expériences sont en cours, notamment aux Etats-Unis et au Japon, dans deux domaines de recherche distincts mais convergents, et dont l’effet cumulé tend à réduire le temps de la grossesse naturelle comme une peau de chagrin. D’une part, au début du processus, l’allongement de la durée de vie (quelques jours) des embryons conçus in vitro avant leur éventuelle réimplantation dans l’utérus. D’autre part, la survie de plus en plus précoce des prématurés dans les services de néonatologie (actuellement 23 ou 24 semaines, soit 161 à 168 jours après la conception). Bien entendu, dans l’état actuel des techniques, ce grignotage du temps gestationnel est loin de pouvoir le réduire à néant. Le passage par l’utérus maternel reste indispensable entre le cinquième jour et la 24° semaine. Cependant l’image est éloquente, un fantasme digne du meilleur réalisme socialiste. Deux équipes de travailleurs, une à chaque bout du tunnel, qui espèrent bientôt se rencontrer et sabler le champagne. En ce jour de fête, au son des violons, l’embryon obtenu par Fivete sera directement placé dans son caisson climatisé, sans passer par la case Maman. Selon certains scientifiques, persuadés d’être visionnaires, l’ectogenèse sera opérationnelle d’ici une cinquantaine ou une centaine d’années. D’autres la prévoient pour la décennie en cours.
D’autres encore la considèrent comme un fantasme irréalisable.
Si elle existe un jour, l’ectogenèse aura été rendue possible à la fois par les recherches liées à la lutte contre la stérilité et les exploits périlleux de la médecine périnatale. A première vue, elle se situerait donc en apothéose de la longue liste des innovations dans le domaine des procréations médicalement assistées, comme une sorte de triomphe final du héros cartésien sur le continent noir, et c’est bien ainsi que l’envisage Henri Atlan, quelle que soit son argumentation féministe. En somme, en quelque sorte spontanément, la gestation in vitro succéderait à la fécondation in vitro dans l’histoire de la biologie – comme elle lui succède biographiquement dans l’histoire prénatale de l’enfant. Cela paraît logique, mais ce n’est que fiction, car il s’agirait en réalité de deux technologies tout à fait distinctes ; il n’y a guère de sens à comparer une intervention ponctuelle (l’implantation d’un ou de plusieurs embryons conçus in vitro dans l’utérus d’une femme souffrant de stérilité) avec la création d’un milieu de vie artificiel destiné à subvenir aux besoins évolutifs du foetus pendant de longs mois.
La réalisation de l’ectogenèse complète – soit le développement jusqu’à terme, dans un utérus artificiel, d’un enfant conçu in vitro – donnerait certainement un nouvel élan à la recherche sur les cellules souches. L’embryon et le foetus deviendraient encore plus faciles d’accès, exposés sans défense à toutes les initiatives médicales, pipettes et seringues, susceptibles d’être surveillés et soignés par chimie ou par chirurgie, mais aussi d’être génétiquement « améliorés ». Les retombées en chaîne d’une telle invention hypothétique — médicales, sociales, économiques, juridiques, morales et philosophiques — ne peuvent être prédites avec exactitude. Cependant il suffit d’en imaginer quelques unes pour pressentir l’impact global d’un tel séisme sur notre conception de l’humain, à travers ses effets probables sur la relation mère-enfant, le corps des femmes et la vie foetale, mais aussi, de proche en proche, sur les rites de passage et les structures de la parenté, sur les fondements de notre organisation sociale, enfin sur l’identité même de notre espèce.
Certaines de ces conséquences sont d’ores et déjà envisagées très sérieusement dans les débats autour de la grossesse extra-utérine. Aux Etats-Unis, le grand bond en avant virtuel est déjà franchi, et les intellectuels, juristes, bioéthiciens, philosophes, médecins, ethnologues, discutent déjà sur la législation et les moeurs du (brave) nouveau monde déjà institué, du moins dans les têtes. (HA33). Une grande Conférence à Oklahoma en octobre 2002 s’intitulait : « Fin de la maternité naturelle ? L’utérus artificiel et le design des bébés. » Pendant les travaux, le « design » des bébés par tri génétique, par transgenèse, ou par clonage, était envisagé dans la perspective de l’ectogenèse.
Après la séparation entre sexualité et procréation, qui est l’un des principaux legs du XXè siècle, voici la dissociation de la féminité et de la fécondité. Un rêve de libertin.
Pensez donc. Disparition de la grossesse traditionnelle, avec ses pouvoirs et ses chagrins, ses liquides mystérieux, ses montées de lait, ses émouvants caprices. La « malédiction biblique » de l’accouchement, enfin efficacement conjurée. Fin du lien privilégié — et tellement agaçant ! — entre la mère et son nouveau-né. Egalité parfaite de la mère et du père, qui ne sont plus l’un et l’autre que des fournisseurs de gamètes. Fin des césariennes et des péridurales. Victoire définitive de la mode des ventres plats. Fin de l’avortement, puisque tous les foetus, quel que soit leur « âge », peuvent être transplantés dans une mère-machine appelée aussi humidicrib, ou berceau humide. Fin de l’événement bouleversant de la naissance, réduite à l’ouverture programmée de la boîte. Fin de l’allaitement maternel – les femmes n’étant plus enceintes ne produisent plus de lait. Egalité professionnelle des hommes et des femmes, qui ne sont plus « handicapées » par les maternités. A plus long terme, disparition prévisible du nombril, puisque le cordon ombilical du foetus dans la machine peut être remplacé par une série de perfusions. Disparition tendancielle de la différence des sexes, devenant un fossile de l’Evolution au même titre que les dents de sagesse. Précisons que l’ectogenèse serait théoriquement compatible avec le clonage reproductif, ce qui ouvre de vertigineuses perspectives aux homosexuels qui souhaiteraient avoir un enfant porteur de leurs gènes, tout en faisant l’économie du passage par une mère porteuse. Le clone en boîte, premier personnage de la nouvelle comédie humaine ?
Le professeur Richard T.Hull propose une estimation des coûts impliqués par une telle révolution sanitaire aux Etats-Unis, prévoyant une « récupération » systématique des foetus issus d’interruptions de grossesse, qu’elles soient ou non volontaires. « Au moins un million de pupilles de la nation pourraient être produits annuellement et transférés dans des utérus artificiels financés sur fonds publics. Le coût de leur éducation, sur la base minimum de 7000 dollars par an et par foetus non désiré, grimperait facilement à plusieurs trillions de dollars. En projetant ces données sur 22 ans, soit le temps moyen nécessaire pour qu’un enfant puisse commencer à gagner sa vie, le coût des avortements ectogéniques avoisinerait les 150 trillions de dollars pour une seule année d’embryons et de foetus  »sauvés ». » Le professeur Hull trouve dans ces chiffres « un argument très pragmatique en faveur de la mise en oeuvre d’une politique progressiste à l’égard de la contraception. » Mais on imagine l’usage qui pourrait être fait de cette technologie par un Etat totalitaire, désireux de récupérer pour son propre usage les rejetons non désirés de ses citoyennes. Dans ce contexte, par exemple, les femmes enceintes fumeuses, alcooliques, séropositives, porteuses de maladies transmissibles etc., pourraient être contraintes par décision de justice de confier leur enfant inachevé à un  »centre d’incubation », selon la terminologie inventée par Huxley…
Nul ne sait si ces événements considérables se produiront, mais à l’heure actuelle les prévisions concernant l’ectogenèse paraissent irrésistibles et donnent l’impression d’une fatalité devant laquelle aucune réticence ni protestation ne serait plus audible. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire des sciences. Tout se passe comme si les orientations de la recherche était tracées à l’avance, comme si elles ne résultaient pas de choix individuels mais d’une sorte de consensus involontaire et mondialisé, comme si elles se situaient automatiquement dans le sens de l’Histoire. Ainsi personne n’ est tout à fait responsable des nouveautés qui déferlent périodiquement sur le marché de la santé. Depuis les années 1970, nos esprits ont été préparés à ingurgiter toutes les innovations biomédicales comme autant de progrès. Rien ne peut empêcher ou ralentir les progrès de la science en marche, telle est la doxa qui s’impose peu à peu, malgré la floraison planétaire des comités d’éthique. Contrôler les aléas inhérents à la reproduction humaine, telle est la visée sous-jacente, un objectif que personne ne proclame ouvertement, que personne ne prend la peine de questionner.
Récapitulons. Dans les années 1960 et 1970, la maîtrise de la contraception et la légalisation de l’avortement commencent par créer l’illusion d’une maîtrise absolue de la fécondité. Un enfant si je veux, quand je veux, telle est alors la devise des féministes. Mais cette maîtrise n’est effective qu’en négatif, sur le versant du refus. Un enfant si je veux, quand je veux, c’est-à-dire pas maintenant eût été un slogan plus véridique. La rançon de ces retards s’appelle la stérilité.  »La pilule permettait aux jeunes femmes de retarder les naissances, parfois trop », rappelle Yvonne Kniebiehler. Alors, si l’enfant ne répondait pas présent au premier coup de sonnette, la déception était terrible. »
Dans ce contexte, la stérilité n’apparaît plus comme une fatalité ancestrale mais comme un drame, une injustice, une pathologie justiciable d’un traitement. Comme par hasard, l’offre technobiologique répond aussitôt à cette demande nouvelle. Avec la conception in vitro, au début des années 1980,  »un espoir fou, celui de la dernière chance, enthousiasme les femmes stériles.(…) Leur désir est présenté comme une détresse comparable à celle qui justifie l’avortement et s’exprime bientôt comme un droit à l’enfant. » (Yvonne Kniebiehler) La lutte contre la stérilité, devenue prioritaire, oriente désormais une grande partie des recherches en biologie. Seules quelques mauvaises langues sont là pour rappeler que le problème le plus grave à l’échelle mondiale est la surpopulation, non la stérilité. Dans une ambiance stakhanoviste, les solutions se multiplient avant même que les problèmes ne se posent. Toutes les manipulations cellulaires ou génétiques semblent réalisables et tout ce qui est réel semble rationnel. La maîtrise de la reproduction humaine devient la grande affaire du nouveau millénaire. La stérilité d’un conjoint peut être palliée par un don de gamètes – les spermatozoïdes par insémination artificielle, les ovocytes par fécondation in vitro. Dans de nombreux pays, la pratique des mères porteuses (location d’utérus) se généralise. Même la limite d’âge n’est plus un obstacle pour les sorciers de la fécondité artificielle. La mise au point de l’ectogenèse serait-elle le couronnement de ces recherches, le traitement absolu de l’infertilité ? The ultimate treatment ?
Tout se passe comme si l’opinion publique avait été conditionnée à taire d’éventuelles réticences à l’égard de ces progrès. Toute tentative de résistance semble vaine, tant le scénario de notre acquiescement semble connu d’avance. Depuis l’apparition de la pilule, chaque fois qu’une avancée biotechnologique s’est présentée, nous avons traversé toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Maîtrise de la contraception, développement de la biologie moléculaire, fécondation in vitro, échographie, recherches sur le génome, expériences sur les cellules souches, clonage de mammifères (la brebis Dolly en 1997)… D’abord inquiets ou sceptiques, nous avons crié au loup, puis la nouvelle technique a prouvé son efficacité, parfois spectaculaire, et sa relative innocuité. Et nous voilà maintenant convaincus — ou résignés. Par exemple, nous sommes habitués à connaître le sexe de l’enfant avant la naissance, ou à choisir la date d’un accouchement. Nous ne sommes plus étonnés ou indignés par l’insémination artificielle, ni d’ailleurs par la fécondation in vitro ; nous connaissons tous des enfants conçus en éprouvettes, des milliers de jeunes adultes qui vont très bien, merci, et comment donc renier la technologie qui leur a permis d’exister ? De même nous avons frémi en apprenant qu’il était possible de congeler des embryons, et qu’il était nécessaire de les « trier » avant de les réimplanter dans l’utérus maternel, selon la technique pudiquement appelée la « réduction embryonnaire ». Mais là aussi, de nombreux enfants issus de ces manipulations vivent parmi nous. Et nous avons tout admis, tout accepté, tandis que les tentatives de moratoire faisaient long feu. Et nous avons bien fait, et nous continuerons.
Mais ce n’est pas une raison. On peut très bien approuver, dans certaines limites, les incontestables réussites de la PMA. Ce n’est pas une raison pour accepter la perspective de l’ectogenèse, pas plus d’ailleurs que pour admettre le clonage reproductif, actuellement interdit. Dans ces deux cas, des interdits majeurs sont franchis. Le clonage détruit la différence des sexes en pratiquant la conception d’un être par photocopie d’une cellule se reproduisant par scissiparité. L’ectogenèse enlève à la femme l’un de ses privilèges essentiels, la capacité d’être mère, et remplace ses organes hospitaliers par les gestes d’un automate.
L’utérus artificiel sera-t-il le berceau de l’humanité future ?

Article paru le 7 Avril 2005 dans le Nouvel Observateur n°2109

Une fiction scientifique
Pour ou contre les bébés sous plastique

« Seriez-vous prête à louer un utérus artificiel pour faire se développer votre enfant ? » demande le biologiste Henri Atlan. Il ne s’agit que d’une hypothèse futuriste, à l’horizon 2050 ou 2100, mais déjà le débat fait rage autour de l’ «ectogenèse ». Et vous, le feriez-vous ?

Il paraît que c’est pour demain. Enfin, pour après-demain. Dans cinquante ans, dans un siècle au plus tard, annonce le biologiste-philosophe Henri Atlan (1) dans un livre à la fois passionnant et provocant, les futures mamans auront le choix. Elles pourront, comme cela s’est toujours fait, porter leur enfant dans leur ventre, selon les méthodes ancestrales, bien au chaud dans leur utérus, démodé mais si confortable. Ou bien, à leur convenance, elles pourront s’adresser à un centre spécialisé dans l’ « ectogenèse » qui se chargera d’assurer à leur foetus le vivre et le couvert, dans un utérus artificiel personnalisé. S’agit-il d’une bonne nouvelle, d’une perspective nouvelle offerte à l’espèce humaine? Ou d’une prédiction apocalyptique, délire de savant fou, cauchemar à relents eugénistes? On en discute déjà.
Rester svelte et dynamique, poursuivre un projet professionnel ou une activité sportive sans être entravée par un gros ventre, tout en attendant un heureux événement ? Mettre au monde un enfant, sans complications ni fatigue, sans vergetures ni seins gonflés, sans contractions, sans douleurs, sans expulsion et sans risques ? L’idée titille, séduit ou scandalise, c’est selon.

Imaginez ! Baignant dans leurs boîtes en plastiques remplies d’un pseudo-liquide amniotique à température étudiée, perfusés par le nombril à un placenta artificiel fournissant les éléments nutritifs adaptés aux stades de leur développement, savamment bercés par impulsions programmées sur ordinateur et imitant les mouvements ralentis d’une femme enceinte, sonorisés, perfusés, nos chers petits n’auront presque plus besoin de nous. Avant même que de naître, les voici émancipés de l’encombrante sollicitude parentale, efficacement remplacée par le savoir-faire médical ; délivrés du « traumatisme de la naissance », avec passage du col utérin et risques de souffrance foetale. Une gestation sans histoires, dans un environnement optimal, sous un contrôle permanent, avec dépistage précoce des maladies génétiques et possibilité d’interventions chirurgicales. Et une « sortie », alias une « naissance », programmée à heure fixe avec coupure du cordon hors de la boîte.

Il y a ceux qui frémissent d’horreur et de compassion à la pensée de ces petits d’homme fabriqués en laboratoire et cultivés à la chaîne, issus de fécondations in vitro, voire du clonage de cellules somatiques. Ne risquent-ils pas de se sentir bien seuls, dans leurs ballons de faux liquide amniotique régulé par thermostat ? Après tout, même les poussins à l’abri dans leurs oeufs sentent la chaleur de la mère poule à travers la coquille. « Je n’aurais pas voulu imposer une chose pareille à mes enfants. Moi, je n’aurais pas aimé naître de cette façon, toute seule, comme un diable qui sort de sa boîte », lance Stéphanie, laborantine, mère de deux enfants. Et Roger, son mari, renchérit : « Autrefois on mourait seul, d’accord, mais pour la naissance, on était accompagné ». Quant à la psychanalyste Monette Vacquin, auteur de « Main basse sur les vivants »(2), elle ne décolère pas : « Cela me fait penser à une éventration, à une destruction du répertoire fantasmatique de l’humanité ».

Et puis, il y a ceux qui choisissent de voir dans la gestation extracorporelle une technologie progressiste, menant jusqu’à son terme le processus de libération de la femme commencé avec la pilule. « L’utérus artificiel les rendra égales aux hommes devant les contraintes physiologiques inhérentes à la procréation. La révolution commencée avec la pilule et la machine à laver sera achevée par l’ectogenèse » prédit Henri Atlan sans états d’âme. Il spécule sans passion sur le pire et le meilleur, sans dissimuler son naturel optimiste, trempé dans le spinozisme le plus pur.
Mais que serait alors une gestation sans la nidation dans un corps, sans la fusion primordiale, sans l’intimité charnelle? Que serait une naissance sans épiphanie sensible? Ce lien unique et privilégié qui unit encore la mère à l’enfant qu’elle a porté, peut-il être détruit sans dommages pour l’espèce, sans risques pour la société ? Les recherches actuelles en psychanalyse, en éthologie ou en haptonomie semblent bien démontrer l’importance essentielle de la relation mère-enfant pour le développement psychique… Selon Atlan, rien de tout cela n’est avéré. « Ce sont des notions métaphoriques. La perception par le foetus de l’altérité, les interprétations de son ressenti pendant la vie utérine, ce ne sont que des extrapolations. En réalité, nous ne savons pas du tout ce qui se passe pour le foetus.

Selon cette vision dédramatisée, nos angoisses de mères poules seraient sans fondement, car nous serions peut-être en route, non pas vers un terrifiant « Meilleur des Mondes » à la manière de Huxley (voir ci dessous l’histoire d’un néologisme), mais vers un retour au jardin d’Eden, en amont de la fameuse malédiction biblique : « Tu enfanteras dans la douleur ». Au nom du droit des femmes à disposer de leur corps, « la devise du MLF, « un enfant si je veux, quand je veux », sera complétée par « un enfant comme je veux » », écrit encore Atlan. Le prix Nobel François Jacob, en 1997, jouait dans la même tonalité : « Il s’agira d’enfanter sans sexe, sans partenaire, sans plaisir et sans spermatozoïdes, et peut-être aura-t-on la paix dans le monde. »

« Jamais l’idée de « nature » n’a été plus éloignée, ce qui devrait nous rendre plus libres de nos choix», commente l’historienne Michelle Perrot (3), spécialiste de l’histoire des femmes. « J’ai adoré être enceinte.Mais je suis pour l’hypothèse d’un utérus artificiel, simplement parce que ce serait un choix de plus offert aux femmes… et même aux hommes » dit la psychanalyste-romancière Lydia Flem (4). Atlan cite les thèses d’Elisabeth Badinter (5) sur la variabilité du lien mère-enfant au cours de l’Histoire. L’utérus artificiel serait en somme l’aboutissement logique d’une évolution vers l’égalité physiologique entre hommes et femmes, commencée dès l’époque des Précieuses, dites « ridicules », qui confiaient leurs enfants à des nourrices pour se libérer de la maternité. Quant à la turbulente Marcela Iacub, auteur de « l’Empire du ventre » (6), elle déclare son adhésion sans réserves à cette technologie libératrice : « Personnellement, je n’y vois que des avantages. La grossesse sera un choix pour les femmes qui aiment se trouver dans cet état et non pas une contrainte lorsqu’elles veulent devenir mères. Elle est susceptible d’égaliser les hommes et les femmes face à la naissance d’un enfant. »

Et vous ? Le feriez-vous ? L’ectogenèse n’est rien d’autre qu’une hypothèse à l’horizon 2050 ou 2100, mais déjà, les avis sont largement partagés. Henri Atlan a interrogé les femmes de son entourage pendant qu’il écrivait sur le sujet : « Seriez-vous prête à louer les services d’un utérus artificiel pour faire naître votre enfant ? » Les réponses varient du tout au tout. Julie serait tentée de recourir à l’ectogenèse, mais seulement « pour le deuxième enfant, après avoir fait l’expérience de la maternité ». Sophie ouvre de grands yeux, puis remarque : « Cela mettrait fin au trafic des mères porteuses ». Mère d’une petite fille, Gabrielle avoue qu’elle se serait sans doute laissée convaincre par une méthode aussi pratique, mais ajoute qu’elle l’aurait certainement regretté. Louisette, soixante ans, fragile du coeur, s’enthousiasme à l’idée de l’utérus artificiel. « Si on avait pu, on aurait eu quatre petits, pas moins, n’est-ce pas Marcel ? » Mais Christelle est blessée par la question, car pour rien au monde elle ne renoncerait à la grossesse et à l’accouchement, qui furent les plus belles expériences de sa vie. « Au secours, Matrix revient ! » lance-t-elle avec dérision. »

En somme, l’hypothèse de l’ectogenèse divise tout le monde, à commencer par les féministes. Libérées des contraintes de la physiologie, les femmes ne risquent-elles pas de devoir renoncer à leur « pouvoir maternel » ? L’opposition est radicale entre celles qui verraient dans l’ectogenèse le moyen d’une ultime et décisive libération de l’ordre ancien, et celles qui, comme Gena Corea aux Etats-Unis, dans son livre sur « la Mère Machine », dénoncent les technologies de la reproduction en tant que nouveau moyen d’appropriation du corps des femmes par le pouvoir masculin des « pharmacrates ».

Mais que les Cassandre se rassurent: malgré ces vertiges, nos ventres maternels ont encore de beaux jours devant eux, même si leur emploi du temps, ou plutôt leur temps d’emploi, se réduit comme une peau de chagrin. En début de parcours, il est encore nécessaire d’implanter un embryon issu d’une fécondation in vitro ou d’un clonage de cellule somatique dans l’utérus d’une femme à partir du cinquième jour pour qu’il puisse se développer et devenir une « personne humaine potentielle », même si des recherches en cours semblent pouvoir prolonger ce délai de quelques jours. A l’université de Cornell, aux Etats-Unis, Helen Hung Ching Liu et son équipe auraient tenté de reproduire l’implantation d’embryons humains dans une ébauche d’utérus artificiel avec apport d’éléments nutritifs et d’hormones. Une expérience concluante qui aurait duré six jours.
De même, en fin de parcours, les progrès ambigus de la médecine périnatale permettent de déclarer un foetus viable hors du ventre maternel à partir de la 24° semaine, soit environ 6 mois de grossesse. Un délai qui sera peut-être raccourci par les recherches de Thomas Schaffer aux Etats-Unis sur la mise au point d’appareils contenant un liquide amniotique artificiel transportant de l’oxygène, permettant aux grands prématurés d’être oxygénés par « ventilation liquide », à un stade où les poumons ne sont pas encore fonctionnels.
Ainsi le temps nécessaire d’implantation dans l’utérus tend à se réduire, il est vrai, mais pourra-t-on un jour en faire totalement l’économie, comme le prévoit Atlan, extrapolant à partir des expérimentations actuelles ? Rien n’est moins sûr, si l’on en croit le biologiste Jean-Paul Renard, directeur de l’Unité de Biologie du Développement de l’INRA: « Je ne pense pas que l’ectogénèse devienne une réalité « d’ici quelques années ». Plusieurs équipes dont la nôtre montrent que les interactions foeto-maternelles, par elles même fort complexes, ont un rôle beaucoup plus important que ce que l’on croyait jusqu’alors sur le devenir du jeune. Ces interactions contribuent à l’aptitude qu’aura l’organisme à réagir après la naissance à son environnement (régulation de la leptine, dont dépendra le comportement alimentaire); elles conditionnent également largement l’ontogénèse des grandes fonctions de l’organisme (fonction circulatoire, respiratoire, etc.) ainsi que des dérégulations qui ne manifesteront leurs effets qu’à l’âge adulte (diabète, atheroschlérose, cardiopathies). Cette « programmation foetale » de la santé de l’adulte est encore peu connue. Dire que l’ectogénèse sera un jour une pratique sociale, c’est croire que l’on sera en mesure « d’expliquer le vivant ». Nous sommes encore très loin du compte !»
De même pour Catherine Vidal, neuro-physiologiste à l’Institut Pasteur (7), « l’ectogenèse est une perspective totalement fantasmatique. Les biologistes ne savent même pas reproduire le cocktail hormonal empêchant la survenue d’une ménopause précoce. Reproduire un utérus complet ? Impensable ! Recréer les conditions physiologiques incroyablement complexes d’une gestation normale? Non, cela dépasse l’entendement. Seul un cerveau humain serait capable de gérer ces régulations. » En somme, quand nous saurons construire un cerveau humain artificiel avec ses milliards de synapses, nous saurons fabriquer un utérus artificiel ? « Oui, mais ce n’est pas demain la veille ! »
Catherine David

(1) « L’Utérus artificiel », Seuil, 210 pages, 19€. Auteur de nombreux essais, dont les « Etincelles de hasard » (Seuil, 2 vol.), Henri Atlan est un ancien membre du comité national d’éthique.
(2) Fayard, 1999
(3) Cf. « les Femmes et les Silences de l’Histoire », Flammarion 1998
(4) Vient de publier « Panique », éd. ??
(5) Cf. « XY, l’identité masculine », Odile Jacob, 1986
(6) Odile Jacob, 2004.
(7) Auteur de « Cerveau, sexe et pouvoir », Belin 2005

L’ectogénèse ou l’histoire d’un néologisme
Le vilain mot d’« ectogenèse » a été forgé en 1923 par le généticien John B.S. Haldane, au cours d’une conférence à Cambridge devant un club d’ étudiants, « les Hérétiques », pour désigner une technique permettant de faire se développer des embryons humains hors du corps des femmes de la fécondation à la naissance. La vision futuriste de Haldane semble avoir été à l’origine de la célèbre fable technoscientifique d’Aldous Huxley, « le meilleur des Mondes », paru en 1931. Dans le cauchemar de Huxley, la gestation extracorporelle est pratiquée dans des « Centres d’incubation et de conditionnement ». Selon les différentes étapes de la gestation, les foetus sont transférés de la « salle de mise en flacons » à la « salle de fécondation », puis à la « salle de prédestination sociale », et enfin à la « salle de décantation », c’est-à-dire de naissance. Huxley a beaucoup réfléchi aux conséquences sociétales de sa fiction scientifique. Selon Henri Atlan, « tout cela est réalisé dans une société où les notions de famille, de père et de mère, ont disparu. Elles sont considérées comme des obscénités qui furent le propre des sociétés humaines archaïques. Dans cette société, chaque individu trouve naturellement sa place suivant les conditionnements qui l’ont raçonné en « alpha plus » ou en « epsilon » ». Un univers de bande dessinée où les parents ne sont plus que des fournisseurs de gamètes.
C.D.

Une réflexion au sujet de « Naître hors du ventre de sa mère ? »

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