J’ai croisé Dominique Autié dans les années 70. Il travaillait alors pour une agence de publicité médicale où l’exigence créative n’était pas de mise. Il écrivait des livres de poésie et semblait traverser l’existence avec autant d’humour, d’élégance que de gentillesse. Il affichait à l’époque un goût immodéré et joyeux pour les images pornographiques. Sans doute que les choses sérieuses se passaient pour lui la nuit , espace intangible réservé à l’écriture. Il a quitté Paris pour Toulouse. Je n’ai plus entendu parler de lui, jusqu’à ce jour 3 janvier, où j’apprends qu’il est mort en 2008. Je trouve le texte qui suit sur son blog : le blog de Dominique Autié. Voir également un texte d’hommage à l’auteur sur le blog Stalker. Sa bibliographie est disponible sur Wikipédia.
Réveiller les morts
Dès le jeudi, dans la journée, je me mets en rapport avec le service de réanimation de l’hôpital Ambroise-Paré de Boulogne, Hauts-de-Seine. « Je vous téléphone de l’hôpital de Rangueil, où je séjourne moi-même pour une intervention bénigne. Comment va ma mère ? »
Les voix sont paisibles. On me dresse un bref bilan : état comateux. Je peux téléphoner quand je veux. Même la nuit. Oui, si je peux venir en fin de semaine, ce sera bien.
Mon père s’est fait accompagner. Le personnel lui a demandé de lui parler. Elle n’a pas réagi. Mais il lui a trouvé les traits détendus, le teint moins jaune. Il s’inquiète de ma convalescence.
Le vendredi 21, je m’habille et descends à la cafétéria un peu avant 9 h 30, heure à laquelle je dois rencontrer mon client. Le dossier est urgent. Je n’ai ni imprimante, ni possibilité d’effectuer une liaison à Internet par la ligne téléphonique de la chambre, qui est codée ; il n’est pas certain qu’un coursier accepte de venir prendre un pli, contenant un Zip, dans le hall de Rangueil ni que les hôtesses de l’accueil comprennent l’intérêt de la procédure. Je glisse l’ordinateur portable dans sa sacoche et prends le dossier. En attendant l’ascenseur, je retrouve l’impression familière d’appartenir à l’autre camp : je travaille régulièrement pour des instances médicales et j’assure en outre, depuis le début de l’année, l’assistance rédactionnelle pour la publication du magazine interne des hôpitaux de Toulouse. Ce qui me vaut de venir rencontrer, sur leur terrain, les personnels les plus divers. Au printemps, j’ai même interviewé le directeur de Rangueil, ignorant que je serais son hôte quelques mois plus tard. Selon que je chausse ou non le grand appareil – costume, chemise blanche, nœud pap, serviette plein cuir à la main –, je suis orienté, accueilli, introduit avec des égards dont je pressens qu’ils sont dus à mon rang supposé, ce qu’un Bonjour docteur est venu plus d’une fois confirmer.
Ma métamorphose me procure la légèreté du papillon à peine dépêtré de son cocon. Je retrouve aussitôt sur le visage des infirmières que je croise, des garçons d’étage qui acheminent un malade vers le bloc sur son lit roulant, des internes qui vont souvent par deux comme les religieuses d’antan, une rassurante bonhomie. Ces gens-là aiment leur métier, c’est presque partout une évidence, et sans doute, d’une façon plus subtile encore, aiment-ils aussi leur prochain, même si cela reste moins explicitement formulable que leur motivation – et, de temps en temps, leur grogne – professionnelle.
De sorte que j’établis à l’instant cette manière de théorème : c’est bien le statut psychologique de malade qui perturbe ainsi le métabolisme social en chacun de nous, pour qu’au moment même où il nous est offert de réinvestir la vulnérabilité de l’enfant (quête inavouée d’une sujétion que nous pensons perdue, mais qui n’est pour la plupart d’entre nous que déplacée) la mère aimante nous (re)devienne aussitôt haïssable. Le tableau des Deux Infirmières aux rasoirs avec donateur n’était qu’un effet de miroirs en abyme, la duplication inattendue d’une figure que je croyais déjà circonscrite, à cet instant précis, entre les murs opaques du coma.
En pénétrant dans l’ascenseur, je rends son sourire à une aide-soignante embarquée d’un étage supérieur pour la même destination que moi. Un picotement au pli de l’aine me rappelle l’horreur enfermée dans mon pantalon, tel un spécimen tératologique dans son bocal de formol.
Mon client est en retard. Ce n’est que vers dix heures moins le quart que nous nous attablons à la cafétéria devant mon écran d’ordinateur. Séance de travail soutenue, qui consiste à dérouler devant nous le texte que j’ai profondément remanié à sa demande, dont j’ai hiérarchisé les niveaux de lecture, réglé jusqu’à la ponctuation. [Ou, plutôt, l’absence de ponctuation, persuadé que ce type de document, qui ne manquera pas d’être transféré du papier à l’écran, doit être désormais conçu dans sa forme traditionnelle comme une suite de pages électroniques : à l’écran, l’écrit retrouve sa nature originelle d’image, il fait l’objet d’une lecture globale qui suggère la plus grande économie de signes ; de sorte que, pour des raisons historiquement différentes mais comparables dans leurs effets, il est sans doute temps d’en revenir à une visualisation plus immédiate du rythme et du sens, comme il en était sur les manuscrits médiévaux – faits pour être « marmottés » par le lecteur –, où des blancs (des silences) marquaient la reprise du souffle ; l’invention de la ponctuation moderne répondra aux nouvelles contraintes introduites par la lecture silencieuse, vers le début du XIIe siècle.]
Nous en sommes là de mes commentaires sur le travail remis et je referme l’écran de l’ordinateur portable. Dans mon champ visuel, la grande baie vitrée de la cafétéria et le mur qu’occupent, sur toute la profondeur de la salle, les distributeurs automatiques de boissons et de nourritures vites. La proximité (quatre cents mètres à vol d’oiseau) de ce qu’on saura bientôt être l’épicentre de l’explosion fait que, contrairement à ce qui sera éprouvé en ville et dans les quartiers périphériques, la secousse et le bruit se confondent presque. Je garderai cependant une image muette (comme celles du cinéma avant le son, ou des premiers films vus, enfant, sur le poste de télévision en noir et blanc de mes grands-parents maternels, dans les années 1950, quand les pannes étaient fréquentes et que, pendant plusieurs minutes, l’épée d’Ivanhoé ferraillait dans une sorte de purée de pois auditive) : les vitrines des appareils automates et la baie donnant sur l’extérieur de la pièce se boursouflent et volent en éclats. Je rencontre le regard exorbité de mon client. Puis, seulement, le bruit de l’explosion confirme que nous allons, l’un devant l’autre – nous saisissons, lui sa serviette, moi l’ordinateur – nous pulvériser.
Mon interlocuteur trébuche dans sa précipitation à se lever. Ses yeux m’interrogent. Quelqu’un gueule de sortir, engueule qui se retourne – un petit chef qui a la présence d’esprit de se rêver à Gomorrhe, un qui nous transformera illico en statues de sel si le plan rouge lui en confère le pouvoir.
Dehors, je suis soudain repris par le même vertige, un peu désagréable, que la veille. Je constate que j’ai allumé un cigarillo. Mon compagnon de catastrophe compose un numéro sur son téléphone portable. Il n’y a déjà plus de tonalité. Je lui suggère de ne pas s’attarder, d’aller reprendre son véhicule sur le parking de l’hôpital, en contrebas de la colline, et de filer avant que la circulation ne devienne impossible : les rumeurs les plus contradictoires passent parmi la foule prostrée qui contemple la façade de Rangueil, sur laquelle on ne compte plus une seule vitre intacte. Des infirmières passent, des éclaboussures de sang sur la tunique blanche, les fauteuils roulants et les premiers lits apparaissent sur le perron.
Au cinquième, dans ma chambre, il y a le livre de Styron. La housse de l’ordinateur à l’épaule, l’air aussi flegmatique que possible, je rentre dans le grand hall et me dirige vers les ascenseurs. Bref coup d’œil dans la cafétéria, qui ressemble à la bibliothèque de Holland House, à Londres, le 22 octobre 1940 après l’explosion d’une bombe incendiaire. À cette différence près, qui est de taille, qu’il y manque les trois caféinomanes qui se programmeraient leur expresso court sans sucre, les machines à sous ayant, de toute évidence, la vie moins dure que les rayonnages de livres (j’ai prévu de faire commenter le cliché de Holland House [1], devenu un classique de l’histoire de la photographie, à mes élèves de la nouvelle promotion du BTS édition, que je dois accueillir la première semaine d’octobre, un mois après les Twin).
Je croise des files de malades en pyjama, soutenus par des soignants. Les ascenseurs sont hors-service. J’attaque la course par l’escalier. On s’écarte poliment. Nul doute que l’on me prend pour un médecin. Je m’expose toutefois à croiser une infirmière du service de chirurgie cardiovasculaire qui m’enjoindra de faire demi-tour. À partir du troisième, j’accuse la fatigue, mes jambes flageolent. Par bonheur, l’évacuation des étages supérieurs est quasiment achevée. Je suis seul pour la dernière volée de marches, et je peux souffler un instant. Les couloirs du service sont déserts. Qui a pensé à laisser traîner ces deux chaussons, à plusieurs mètres l’un de l’autre ? L’effet est superbe.
Presque parvenu à hauteur de ma chambre, j’entends qu’on y parle à voix forte. L’infirmière-chef est assise sur le rebord de mon lit, le téléphone à l’oreille. Le voilà, je vous le passe. Comment donner à mon père, qui m’appelle pour me dire que ma mère n’est toujours pas sortie du coma ce matin et qu’il finit par penser qu’elle n’en sortira plus, quelques éléments qui lui permettraient d’imaginer ce qui se passe ici ? Je lui suggère de brancher la radio, il est sûrement déjà question de l’explosion. Quant à Maman, je confirme que mon billet est réservé pour le TGV du lendemain matin.
Styron est toujours sur ma table de nuit.
Je vais dans la salle de bain prendre ma trousse de toilette, vide mon armoire, boucle mon pilot case. Une voix me tire de mon activité minuscule. Tenez, votre ordonnance… Et puis filez, mon vieux, ne restez pas là.
Le professeur C. me tend la feuille et s’éloigne. Je n’ai plus qu’à reprendre ma route, quand je découvre, en travers de la pièce (la chambre est vaste, faite pour accueillir trois malades, on m’y a transféré la veille au soir pour ma dernière nuit et j’étais seul à l’occuper) un lit avec un type étendu, d’une cinquantaine d’années comme moi, qui me suit du regard. Il était là, déjà, quand je suis entré, j’en ai soudain la certitude. « Vous repartez…
– Je devais sortir cet après-midi, je crois que les formalités vont être simplifiées.
– On dit que c’est une usine avec des explosifs qui a pété ?
– Oui. Mais vous ? On ne vous évacue pas ?
– Le professeur C. m’a dit qu’on allait remonter tout le monde dans moins d’une heure, et que ce n’est pas la peine de me secouer. Je sors de huit jours de coma.
– ?…
– Je suis sans doute tiré d’affaire, mais vous savez… »
Cet homme n’a guère besoin de m’en dire plus. Il est clair que tout cela lui est égal. Il n’est inquiet pour personne en ville, nul qui risquerait de s’être trouvé à proximité de l’explosion ce matin. Il ne semble surtout pas inquiet pour lui. « C’était votre père ? Il n’habite pas ici ?
– En banlieue parisienne. Ma mère ne va pas fort. Je monte demain.
– J’espère pour vous qu’elle se remettra. Moi… » Je tente de le faire parler un peu de ses ennuis de santé. Il me répond paisiblement. Je n’en saurai pas plus. Sinon que voilà un mort que l’explosion ne sera pas parvenue à réveiller. Il me sourit tristement quand je lui dis que je vais y aller.
Le couloir est vide. Je me retourne, hésite un instant à aller saluer l’infirmière responsable du service, qui doit être avec son patron. À ce moment précis, celui-ci sort de son bureau et disparaît aussitôt de ma vue à l’extrémité du service, où le couloir fait un coude à angle droit. Ai-je la berlue ? ou, vraiment, mon toubib avait-il la clope au bec ?
Dehors, on me tend un masque humide en fibres de papier. Les premiers blessés arrivent. Ballet de gyrophares, prélude et fugue de sirènes. Je m’assois devant la loge du garde-barrière et sors un cigarillo. Il vaudrait mieux vous protéger, plutôt que de fumer. Il y a un nuage toxique qui… Je regarde cette femme sans âge, en blouse blanche, qui circule de groupe en groupe, accompagnée d’une collègue, avec sa petite boîte en carton pleine de ces curieux pansements respiratoires. Elle me parle avec bienveillance.
Me monte alors au visage comme une bouffée de gêne adolescente. Je sens mon ventre rasé et il me semble que ces deux professionnelles savent parfaitement de quoi il en retourne. Je suis devant elles comme devant un homme d’âge mûr une très jeune femme que les circonstances ont contrainte à sortir sans culotte.
[Ce cliché reproduit à la une de Mardi ça fait désordre appartient à l’Imperial War Museum de Londres, est notamment reproduit dans Une Histoire de la lecture d’Alberto Manguel, Actes Sud, 1998, pp. 358-359. On y voit trois gentlemen consultant des ouvrages qu’ils tirent des rayons intacts, tandis que le centre du cabinet de lecture est dévasté, encombré de poutres et de gravats encore fumants.