khadi-hane-1Khadi Hane est romancière. D’origine sénégalaise elle vit aujourd’hui en région Parisienne.  Son dernier roman édité en 2011 chez Denoël  » des fourmis dans la bouche  » se déroule dans le quartier de Château rouge à Paris. Khadi a enquêté pendant huit mois dans ce quartier avant de prendre la plume. Au delà de la fiction et du drame vécu par l’héroïne. Le livre raconte la vie d’un quartier et de ses habitants. Nous avons interrogé Khadi sur ses motivations et publions avec son autorisation des extraits de son livre qui constituent un véritable reportage sur le quartier. En collection Pocket on peut trouver  « La maison sur la colline »   » Le collier de paille » nouvelle parue dans « Enfances » est édité chez Magellan. Son prochain livre paraitra en Septembre.

La démarche de Khadi Hane

Quand j’étais étudiante à Nanterre, je travaillais comme interprète en langues africaines auprès de familles issues de l’immigration. J’accompagnais surtout les femmes dans leurs démarches administratives, de santé etc. Quelquefois, je visitais ces familles avec un travailleur social, ce qui m’a permis de connaître Château Rouge et surtout de pénétrer dans les immeubles du quartier. C’est ainsi que j’ai découvert qu’à Paris, existaient des appartements insalubres, exigus, que des familles entières vivaient dans des conditions déplorables que je n’imaginais pas dans la plus belle ville du monde. Au fur et à mesure que je côtoyais ces femmes, il se créait une relation d’amitié qui me faisait revenir chez elles seule, afin de comprendre leur parcours depuis les pays d’origine, puis en France où la plupart avaient rejoint un mari. Elles m’ont dévoilé leurs histoires et quand j’ai commencé à écrire, je me suis dit qu’il serait intéressant de raconter ces vies que l’on ignore à Paris. J’ai alors fait porter toutes ces histoires de femmes à une seule, Khadidja, l’héroïne du roman, le but étant de pousser le lecteur à lever un œil sur des immigrées qui arrivent en France avec un vécu, qui retrouvent une vie opposée à celle qu’elles ont laissée derrière elles, et qui essaient de se construire tant bien que mal une troisième vie qui découle forcément du mélange des deux premières.

Khadi Hane

 

Des extraits de son livre  » Des fourmis dans la bouche »

 

….J’habitais au 13 rue de l’Inconnu, dans le quartier de Château Rouge, XVIIIe arrondissement de Paris. Notre vieil immeuble, même pas haussmannien, abritait une quinzaine de locataires, dont André, seul Français connu à cette adresse, habitant au rez-de-chaussée avec son caniche Kiki. Tous les autres étaient des Maliens, vivant pour la plupart dans des foyers polygames et pourvus d’enfants à profusion, qui n’hésitaient pas, malgré l’exiguïté, à héberger l’oncle malade, la tante mourante, le cousin ou le parent quelconque, fraîchement débarqué avec pour seul bagage une valise remplie d’air. La tradition interdisait de laisser un compatriote dehors, aussi le gardait-on le temps qu’il fallait pour qu’il trouve des papiers, du boulot, qu’il gagne ensuite la bataille du regroupement familial, pour à son tour perpétuer le rituel. Ces hébergés restaient des années sans obtenir le carton rose délivré au compte-gouttes à la Préfecture de Paris. Cela ne les empêchait pas de gagner un semblant de vie. Gratteurs d’écailles dans une poissonnerie, vendeurs ambulants de montres de pacotille ou de statuettes en bois, journaliers payés au noir pour décharger des sacs d’un camion, hommes à tout faire d’un commerçant pakistanais qui revendait des pots de crème à l’hydroquinone censés procurer aux nègres l’éclat d’une peau blanche, la leur ne faisant plus l’affaire. Sur le marché Dejean, on trouvait de tout.

Avant la visite de madame Renaud, j’assistais depuis ma fenêtre au ballet de ces sans-papiers mêlés à d’autres nègres étrangers au quartier. Ceux-là débarquaient de tous les coins de la France ou d’Europe, de Bruxelles, d’Amsterdam ou de Berlin, chevelure gominée pour les hommes, tignasse blonde pour les femmes dont une paire de lentilles colorait les yeux en bleu ou vert, chacune engoncée dans un pantalon taille basse sous un tee- shirt «nombril à l’air». Leur anatomie était ainsi exposée à l’oeil du mâle, dont la tenue de cuir attestait la virilité. Attroupés devant le magasin du Pakistanais largueur de toxines, ils exhibaient dans une polychromie tirée d’un film d’épouvante un visage piqueté de plaies, des mains cramoisies, tandis que le reste du corps demeurait obstinément noir. Une unité de CRS faisait le guet juste à côté. Les flics étaient tassés dans le même car que la veille, immobiles malgré la cohue qui s’agglutinait autour des revendeuses d’articles de luxe étalés sur des capots de voiture. A ces envoyées du ciel, nous achetions sur le marché Dejean ce que personne n’aurait pu s’offrir chez Marionnaud, Place Vendôme ou sur les Champs-Élysées. À l’autre bout de Paris, une grande marque versait sans doute des larmes sur sa marchandise tombée du camion, mais ce manque à gagner nous laissait de marbre. De toute façon, il n’y avait aucune raison que ce soient toujours les mêmes qui sentent bon le dimanche. Nous ne cessions de remercier Dieu…..

 

 

…..Des parents, à l’étroit dans leur appartement, avaient envoyé dans la rue leurs gosses qui n’allaient pas encore à l’école. Ils couraient, tombaient, se relevaient, indifférents à la fraîcheur matinale. Derrière un ballon, ces enfants hurlaient à tue-tête sous mes fenêtres. Qui étaient-ils ? Un panachage raté de deux cultures qui les ferait cavaler derrière ce truc indéfinissable qui manque à ceux qui n’arrivent plus à se situer sur une échelle familiale désormais régie par un code inconnu. Peut-être simplement, ces enfants grandiraient-ils dans le moule français, sans qu’on les bassine avec leur origine et ces adultes de demain seraient voués à faire disparaître cette fichue coutume qui empêchait les femmes de s’épanouir. Un air chagrin sur leur visage avivait mon inquiétude. Karim était parti sans un mot. Sali et Moussa à l’école. J’allais bientôt réveiller Ahmed. Le bon Dieu avait-Il perçu le cri que je m’étais efforcée d’étouffer ?

Des matineux, dont le vieux Jules, rentraient du foyer Sonacotra, résidence pour travailleurs immigrés, devenue lieu de culte et de remémoration entre Maliens. Son apparition me détourna un instant de la question de l’avenir de mes gosses. Je leur disais qu’ils étaient français, même si je les pensais maliens, alors que j’en doutais à chaque fois que Sali ou Moussa m’interrogeaient sur mon enfance. Dans mon pays les enfants constituent la richesse de leur père, leur nombre manifeste l’étendue de ses biens. On procrée pour se maintenir dans l’histoire clanique, par le biais de la continuité de son nom, dans un avenir indéfini. Ce qui hisse le garçon sur un piédestal car c’est lui qui perpétue le nom, tandis que la fille reste un instrument de reproduction, une machine indispensable à la multiplication des biens. Je ne pouvais raconter à mes gosses ce qu’avait été mon enfance.

Confiée dès le plus jeune âge à ma grand-mère paternelle, je fus élevée selon la logique traditionnelle qui prépare chaque fille à son rôle futur dans une communauté régie par la séparation des sexes et la répartition des tâches selon l’âge. Grand-mère Mah m’apprit à me tenir, quand et où parler, comment marcher la tête haute, le dos droit, qui étaient mes arrières grands-parents, mes grands-parents, elle me conta leur bravoure, m’enseigna le bien et le mal, me montra comment lire dans le ciel, deviner à la position de la lune ou à la vitesse d’un nuage, s’il allait pleuvoir ou au contraire, si nous aurions une sécheresse, auquel cas il fallait anticiper ses effets, en faisant une réserve des produits extraits du lopin de terre que je cultivais avec ma mère. Grand-mère Mah avait vécu tant de saisons, vu tant de fois changer le monde. On lui reconnaissait la sagesse attribuée à toute personne de son âge, cette part d’héritage et d’histoire transmise. Très vite, je récitais par cœur la généalogie des miens, je sus que j’épouserais Tidiane Cissé, le fils du frère de mon père, parce qu’il en était ainsi, c’était décidé bien avant ma naissance. Lorsque j’eus onze ans, les leçons de grand-mère s’espacèrent pour laisser place à celles de ma mère, qui avait la charge de m’inculquer les choses de la vie courante, plus prosaïques : c’est elle qui m’apprit à cuisiner, à entretenir un lopin, à organiser une journée. Elle m’enseigna le partage et la compassion, m’envoyant un jour sur deux, chez notre voisine stérile, pour laver son linge, faire la cuisine et puiser de l’eau. Seconde mère, Bintou aussi avait participé à parfaire mon éducation, dans un village où tout le monde était plus ou moins de la même famille…

 

 

…Le quartier ressuscitait, il embaumait la misère des pauvres. Encombrées des senteurs de Château Rouge, mes narines frémissaient, mais je restais pendue à ma fenêtre. Ma vue se brouillait à l’éveil de notre Paris à nous. Ici, nous étions encore en Afrique. Les prémices du jour, aussi prometteurs que la veille, narguaient les oisifs, tassés sous un lampadaire, qui espéraient une embauche journalière, redoutaient en même temps un contrôle d’identité des CRS en incursion au marché Dejean. Leur car restait figé au même endroit, en contrebas de la chaussée, à l’entrée de la rue Labat. Là, partout sur les trottoirs, se dressaient les étals de fortune des Congolais, bradeurs de faux vêtements Versace, de fausses lunettes de soleil Yves Saint Laurent, de montres Rolex contrefaites, de parfums Dior qui n’avaient de Dior que l’emballage, soutenus par une cohue de gens qui ricanaient, obstruaient l’entrée des négoces.

Déjà, depuis les fenêtres ouvertes, la radio ou la télévision diffusaient la palabre d’un pimpant animateur, auprès des clandestins massés sur le trottoir, qui la recevaient emmaillotés dans leur rêve de fortune, une kyrielle de sourates murmurées en sourdine et le chapelet enroulé autour du pouce, le regard vide parce que rien ne s’offrait à eux, à part le décor navrant de cette partie du dix-huitième arrondissement de la capitale, bâtie sur le

flanc de la butte Montmartre. Dans la rue, des Maliennes en boubou aux couleurs criardes, bébé au dos, des Congolaises au visage estampillé de cicatrices et à la chevelure fardée, des Zaïrois aussi dépigmentés que leurs sœurs, de vieux Sénégalais à la recherche d’une fille pour une heure, des résidents de foyer Sonacotra qui proposaient à une autre fille d’aller avec eux « croquer café » dans une chambre d’hôtel, des mendiants arabes, quelques rares blancs.

Sur chaque trottoir, on vendait à la criée, sans autorisation préalable, des tiges de maïs chaud, grillé. « Maïs chaud ! Maïs chaud !», proposaient les Maliennes, en brandissant les tiges, remballées après cuisson dans leur enveloppe d’origine. Quelques clients s’arrêtaient. Deux. Trois. Quatre. Puis cinq. A pleines dents, chacun croquait dans la tige de maïs servie contre un euro et tous jetaient les feuilles évidées sur la chaussée. Tout au long, des poubelles chômaient la bouche grande ouverte. «Venez goûter le fruit du pays, un euro, la pièce », invitait une Camerounaise, postée devant un panier en osier rempli de fruits exotiques, à même le sol. A sa voix, s’ajoutait celle de M. Dejean, le poissonnier blanc qui employait des gratteurs d’écailles maliens, de M. Mouloud, le boucher arabe à la viande halal, de M. Wong, le Chinois spécialisé dans la vente d’aliments typiquement africains qu’il nommait tous dans la langue du pays d’origine, de M. Aafaat, le Pakistanais disséminateur de crèmes infectées d’hydroquinone, de M. Akli Tadjer, le Sri lankais marchand de cheveux synthétiques, qu’on disait être en réalité des poils de chiens hindous, maquillés en blond, auburn, noir, après être passés sous traitement industriel chez Darling ou Linda, les plus gros fabricants mondiaux de postiches. Suivait la voix de M. Sy Baba Alassane, le Mauritanien détaillant de wax hollandais, de bazin autrichien, de java, de tissus imprimés d’images rappelant la vie précaire de ceux qui les brodèrent à Lagos ou en Côte d’Ivoire, que la clientèle, africaine, achetait, après moult marchandages sur le prix au mètre. D’autres voix s’élevaient si fort que l’on ne savait si leurs porteurs, noirs et arabes, s’engueulaient ou criaient pour se faire entendre. Parmi eux, l’homme à tout faire, malien ou sénégalais du nord, tenu loin de la caisse de son patron qui, contre un salaire des plus bas, le sommait de remonter du sous-sol des cartons de piments antillais, un sac de gombos, de manioc, de riz brisé deux fois, d’y descendre la marchandise fraîchement déchargée d’un camion en stationnement temporaire devant son lieu de travail, puis de balayer devant le magasin, avant d’aller déblayer les cartons entreposés dans l’arrière-boutique. Chargé des plus piètres tâches, il ne pouvait faire valoir ses droits. Sans papiers, il n’en avait pas.

Dans ce tohu-bohu, j’écoutais battre le cœur de Château Rouge. Ce village africain, où quelques noirs illuminés au regard profond et au verbe abondant rendaient louange à Jéhovah, haranguaient les passants au mépris amusé, plus sensibles aux questions terrestres tel le renouvellement de leur stock de crème à l’hydroquinone, qu’à la divagation de ces témoins d’un autre Seigneur, qui, un fascicule estampé d’effigies édéniques à la main,

ne renonçaient pas à ramener sous le brasillement de leur lumière quelque brebis égarée. Alléluia ! Par la grâce de Jéhovah ! chantaient-ils. « Rien à foutre de Jéhovah !», entendait-on dans la foule. «Alléluia ! Jéhovah est en toi ! Alléluia ! Ne repousse pas sa main tendue !», persistaient-ils, jusqu’à ce qu’un individu, âme égarée parmi tant d’autres, osât leur confier qu’il ne croyait qu’en Dieu, un point c’était tout. Quel Dieu ? Jéhovah, Allah, Jésus. Bouddha. Dieux égyptiens. Dieux grecs. Dieux romains. Dieux de l’Afrique païenne. La vie après la mort vaut-elle la peine qu’on ouvre sa porte à tous ces emmerdeurs du dimanche qui nous les cassent avec leurs salades matinales ?

 

…..La femme d’Alioune Amara se leva. Elle faillit renverser la carafe de sirop de gingembre que Séné sauva de justesse. Debout, elle secoua ses fesses, les perles autour de ses reins tintaient. Tante Néné fit tomber le haut de son pagne, ses doigts dans la cascade de boules, autour de sa croupe, câlinaient les perles. Cinq sautoirs rehaussaient le gras dans ses fesses. La graisse s’étalait, zébrures tortueuses, elle en était fière. Ma voisine fit glisser plus bas son pagne, un autre apparut, ocellé d’images coquines. Une odeur enivrante s’en dégageait. Aussitôt, mon salon fut empli de l’effluve typique d’un havre d’amour de l’Ouest africain, où différents petits pagnes emplissent l’armoire des femmes : un tout en perles qu’on met pour une nuit furieuse, un en tissu transparent

qui sert les soirs de juste passion, un autre qui combine les deux premiers sur lequel la femme brode le petit nom de son conjoint et tant d’autres. Chaque pagne s’arrête à mi-cuisses, exprime un langage spécifique et se porte, après avoir été mijoté, pendant une semaine, dans un mélange de fragrances, conçues pour attiser le désir de l’homme. On dit de chaque petit pagne qu’il émoustillerait le désir d’un châtré. Tante Néné avait sur elle celui pour la nuit furieuse.

– Il faut bien que mon Alioune Amara égrène le chapelet, s’écria-t-elle, les doigts dans la cascade de perles. Sinon, comment il fait pour s’endormir ?

On voyait la partie supérieure de ses fesses. Sous les perles, une cordelette, dont les plis retenaient de l’encens, serrait le petit pagne parfumé. Elle se pencha en avant, le contour des fesses bien en vue, et s’écria encore, en arrondissant son postérieur.

– Un oreiller tout confort. Que du naturel. C’est pas comme ces femmes-là qui n’ont que des os sous la peau. Moi, je vous dis hein : une femme, c’est une femme, et l’homme n’est pas un chien. Il ne va pas ronger un os, s’il a de la viande à manger ailleurs !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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