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Kenza Séfrioui est une jeune critique littéraire franco-marocaine qui vit à Casablanca. Aussi généreuse que talentueuse elle a accepté de partager avec les lecteurs de Mardi ça fait désordre, ses coups de cœur pour la littérature arabe contemporaine. Aujourd’hui rencontre avec Mohamed Leftah. Son article est paru dans Journal hebdomadaire n°264 (15-21 juillet 2006). Symbole de la presse indépendante le Journal hebdomadaire a subi les harcèlements du régime marocain et à été contraint par décision de justice de fermer en 2010. Les lecteurs de ce blog ne tarderont pas à réentendre parler de Kenza Séfrioui.

Mohamed Leftah déploie son chant splendide et corrosif dans deux nouveaux textes, « Ambre ou les métamorphoses de l’amour » et « Une Fleur dans la nuit, suivi de Sous le soleil et le clair de lune », à paraître en septembre.

Derrière une silhouette raide de solitude et de timidité, un rire éraillé par les cigarettes et d’épaisses lunettes carrées, se cache la puissance fiévreuse d’une plume hors pair. Une plume restée longtemps méconnue, faute d’être publiée. Car si l’écriture taraude et anime depuis très longtemps Mohamed Leftah, la genèse de sa visibilité a duré plus de 30 ans.

Rendez-vous manqués, destructions, secrets

Une série de rendez-vous manqués, de destructions ou de secrets. « L’année du bac, en 1963, j’avais commis un roman que j’avais montré à un prof de français. Il l’avait gardé, et c’était sa dernière année au Maroc », se souvient-il, remontant dans ses souvenirs, depuis sa naissance à Settat en 1946 et ses études à Casablanca dès le brevet. « C’est l’autobiographie, bien sûr, le 1er truc. Enfin non… C’était une histoire à l’eau de rose, un orphelin sur fond d’injustice sociale ». Puis il y a eu le choix d’une carrière scientifique. Il abandonne une bourse pour étudier l’agronomie ou la sociologie au Canada pour s’orienter vers une école d’agronomie à Paris. Malgré les conseils d’un vieil ami français qui le destinait à la fac de lettres et avait eu cette phrase prémonitoire : « Les gens comme vous regrettent ensuite de ne pas avoir fait des lettres ». Ca lui vaut un passage au lycée Moulay Youssef, où il était la tête de turc d’un prof, « un connard qui venait de faire son service militaire et avait la tête carrée ». Il atterrit à Paris dans une école d’ingénieur en travaux publics. En 1968, « la fameuse année ». « J’ai rien foutu ou presque. Un paysan à Paris, comme le roman d’Aragon… ». C’était la Maison du Maroc de la Cité universitaire, les sorties arrosées à Mouffetard, à Saint Germain… Là, il est connu pour ses poèmes, notamment sur la femme de ménage antillaise, Agnès. « La poésie est liée pour moi à Paris, à l’alcool », confie-t-il. Mais, là encore, son œuvre, du moins ce qui réchappait à la destruction volontaire, reste confinée à un cercle d’amis, dont l’un n’a pas hésité à lui confisquer ses textes, pour sa plus grande fureur. L’argument ? « Tu vas les déchirer, dans tes délires éthyliques ! » Par « pur hasard » familial, il passe à l’informatique et se forme sur le tas. « Au départ c’est très intéressant, après ça sort par le nez ». Quoi qu’il en soit, il en fait sa profession, 20 ans durant, à son retour au Maroc en 1972, et passe par tous les échelons du métier, qui était alors à ses tout débuts et lui permettait d’être très mobile. Durant cette période, il écrit peu. Proche du PLS et éprouvant « un sentiment de culpabilité » vis-à-vis de ceux qui ont connu la répression des années de plomb, il se projette moins dans la construction de la cité au grand jour que dans les univers souterrains et nocturnes des bars casablancais. Le Don Quichotte, le Sphinx, rendez-vous des journalistes, cinéastes, stewards et hôtesses de l’air, le St James, les cabarets de shikhates sur la côte… « Je cherchais à vivre dans un autre monde, pas le monde réel, qui m’ennuyait. A un moment, je ne comprenais pas les gens qui s’asseyent dans des cafés pour boire un café et manger une glace. Ca me semblait étrange… » Il est journaliste littéraire au « Matin du Sahara » puis au « Temps du Maroc ». La « crise d’écriture » survient au début des années 1990, dans des circonstances personnelles perturbées. Il écrit beaucoup, fiévreusement, ne reprend pas ses textes, comme le demandent des éditeurs frileux qui à présent rêvent de le coéditer…
En 1992 enfin sort « Demoiselles de Numidie ». Le roman, d’une fulgurante et terrible beauté, n’échappe pas à l’œil vigilant de Salim Jay qui crie au chef-d’œuvre et fait des pieds et des mains pour le retrouver. Chez l’éditeur, il se voit dire que « Leftah est mort » ! Car Leftah a, depuis 2000, élu domicile au Caire, « pour s’éloigner de l’alcool » entre autres raisons familiales. C’est au hasard d’un zapping que Leftah tombe sur l’émission de Omar Salim, et voit Salim Jay évoquer son œuvre. La rencontre lui ouvre la voie de la publication aux éditions de la Différence. « Salim Jay a lu les autres textes que j’avais, les a fait taper au propre ». Trois œuvres voient le jour : « Au Bonheur des Limbes », « Ambre ou les métamorphoses de l’amour », deux romans, et un recueil de nouvelles, « Une Fleur dans la nuit, suivi de Sous le soleil et le clair de lune ». Deux romans sont en cours d’édition pour l’an prochain, et une traduction vers l’espagnol se prépare au Mexique.

Convulsions et résistance

Qu’il s’agisse des romans ou des nouvelles, ces œuvres ont détonné dans le paysage littéraire. Qu’une voix d’une si profonde maturité, d’une ampleur passionnelle qui vous traîne vers le sublime à travers une promenade cauchemardesque dans les bas-fonds, émerge après des années de silence, et de surcroît en français venant du Caire via un éditeur parisien, n’a pu que sidérer les lecteurs, en état de choc. Si l’univers de Leftah est celui de la prostitution, de la « fosse » d’un Don Quichotte transfiguré, peuplé d’âmes cassées, cruelles et interlopes, celui des sulfureuses ambiguïtés et des cicatrices, sévices infligés aux filles par leurs maquereaux et revendiquées comme des étendards, celui de toutes les ivresses et des transgressions accomplies sans peur, avec le panache du désespoir, il n’y a pas l’ombre d’une complaisance facile dans ces textes. Leftah construit un monde sur le mode de la transe et du dépassement des oppositions. Dans de fiévreuses pulsions, dans la fulgurance des passions et des sacrifices, dans la volupté crue qui évoque Jean Genêt, « modèle suprême » de l’auteur, se construit une vision de chaos, celui, indéfini, de l’origine des temps, où se mêlent inextricablement Eros et Thanatos, le triple flux de l’encre, du vin et du lait jaillissant des poitrines de femmes aux noms d’épices, de fleurs ou de pierres précieuses, où les figures de toutes les mythologies et toutes les religions côtoient des personnages arrachés à la masse de l’histoire et de la littérature, pour composer, avec les héros de ses romans-poèmes, une fresque somptueuse, cosmique et visionnaire, d’une lucidité fantasmée et à la limite du mysticisme. La langue regorge d’un suc incantatoire, né de la familiarité intime avec le sacré, qu’il soit de l’ordre du tabou ou de la transcendance. Un univers de lyrisme dionysiaque comme fer de lance de la résistance aux obscurantismes, à « la cité solaire que nos promettent les nouveaux inquisiteurs ». Pour réhabiliter la mémoire de la culture arabe classique occultée par les mouvements islamistes, résister aux tentatives de replonger les femmes dans l’invisibilité, « en parlant de femmes marginales, parce que c’est mon expérience », pour libérer l’imaginaire. Pour conquérir et garder la liberté. On en sort transfigurés.

Kenza Sefrioui

« Les gens comme vous regrettent ensuite de ne pas avoir fait des lettres »

Un univers de lyrisme dionysiaque comme fer de lance de la résistance aux obscurantismes, à « la cité solaire que nos promettent les nouveaux inquisiteurs ».

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