David le Breton est anthropologue, sociologue. Il est professeur à l’université de Strasbourg, chercheur au laboratoire «Cultures et Sociétés en Europe »Le corps humain, ses représentations, ses souffrances, son langage sont au cœur des travaux d’un observateur aussi pertinent que passionné, qui a toujours su dialoguer avec son enfance.  « L’adieu au corps » édité en 2013 chez Anne Marie Métailié est sa dernière  parution (1)

 

Interview de David Le Breton

 FB : Dans  « L’adieu au corps », vous écrivez «  le corps est aujourd’hui un enjeu politique majeur, il est l’analyseur fondamental de nos sociétés contemporaines » ce qui signifie ?

 

 DLB :Le corps est un lieu de débats permanent, déjà sur la question du genre, sur le fait d’être un homme ou une femme. Le constructivisme a montré qu’il avait une manière de façonner aussi bien le sexe que le genre. La sexualité qui traverse le corps est également un enjeu politique dont on a vu l’ampleur lors des manifestations, débats sur le mariage pour tous, les violences, les homophobies qu’il a pu déclencher. Parfois la psychanalyse s’est révélée très rétrograde, conservatrice en posant qu’il existe une loi naturelle, une loi symbolique qui ferait que les sociétés sont forcément fondées sur une opposition homme/ femme liée au sexe. Le corps comme analyseur politique, on le retrouve à travers la médecine qui remodèle le corps de multiples manières, par les prothèses, avec les puces informatiques que l’on peut placer au niveau du cerveau, de la moelle épinière et qui permettent à des hommes et à des femmes de marcher ou à des tétraplégiques de se mouvoir, c’est aussi la médecine des greffes, des prélèvements, des transplantations avec les problèmes sociaux et culturels qui se posent. J’en oublie, mais le corps correspond à l’enracinement de l’homme dans le monde. La condition humaine est une condition corporelle, tout ce que nous faisons dans la vie passe par la médiation du corps, du visage, de nos gestes. C’est presque un pléonasme de dire que le corps est un enjeu politique, il l’est par nécessité, parce que l’homme est un animal politique, en même temps le corps en tant qu’organisme est lui aussi pris dans d’autres débats, l’humain se retrouve dédoublé dans son corps posé comme un autre lui même,  mais qui permet de se présenter en société, de donner une mise en scène de soi. Le dualisme qui caractérise le monde contemporain n’oppose plus l’âme ou l’esprit et le corps mais l’individu à son propre corps. Un individu qui se penche sur son corps et qui va se demander comment il va le bricoler pour le mettre en lien avec ses désirs et les attentes sociales.

 N’y a-t-il pas un formidable paradoxe à regarder le corps verrouillé qu’a connu le monde occidental et la chrétienté et le corps actuel jouissant  et s’inventant sans entrave mais pas forcément plus libre ?

 – Il faudrait nuancer le propos. Le christianisme introduit l’incarnation et la chair n’est pas forcément méprisée dans les évangiles.

 Ce rejet est plus le fait de l’église comme institution

 – Certains courants de l’église, certains pères de l’église ont témoigné de leur mépris pour le corps, en particulier celui des femmes et des enfants. Mais il y a d’autres courants dans l’église qui ont été beaucoup plus ouverts. J’en veux pour preuve le très beau livre de Nikos Kazantzaki « la dernière tentation du christ »,  adapté au cinéma par Martin Scorsese. Le Christ est sur la croix et soudain on le voit  vivant une vie normale. Il épouse une femme, il a des enfants, il travaille, il est dans la sensualité et dans toutes les pesanteurs du monde. C’est la résurrection de la chair  posée dans les évangiles. Au niveau des représentations sociales, c’est important de rappeler que le christianisme n’a pas forcément amené cette haine du corps.

 – Aujourd’hui on ne veut plus subir le corps que l’on a, mais le fabriquer ?

 – Il y a aujourd’hui une sorte de tyrannie des apparences qui amène à se construire, s’inventer un corps à soi, un corps, pour soi une manière d’entrer dans des normes qui dépassent l’individu et qu’il essaie désespérément de rattraper, en particulier avec cette tyrannie de la minceur, dont on voit les effets chez les adolescentes. Souvent c’est à l’occasion d’un régime alimentaire qu’elles découvrent leur fascination pour l’anorexie  qui a bien d’autres causes. On pourrait dire aussi que le corps de l’anorexique est un corps post-moderne qui refuse le genre et le sexe, l’adolescente veut qu’on la laisse tranquille, elle ne veut être personne et refuse les exigences du contemporain tout en étant complétement dedans. Il y a partout autour de nous cet impératif que nous lance le marketing : on est responsable de son corps, on est responsable de l’image que l’on donne aux autres, il faut travailler son corps, il ne faut pas se contenter d’être ce que l’on est, c’est l’impératif puritain du travail sur soi. A travers tatouage, piercing, régime alimentaire, musculation dans un club, il y a bien cet impératif de se changer soi  pour atteindre un certain nombre d’idéaux permettant d’être accepté, reconnu.

 – Une liberté sans boussole, sans limite n’est plus une liberté ?

 – ça se discute. Pour l’anthropologie, la philosophie, la liberté est toujours cadrée. Il n’y a pas de liberté dans l’absolu. Attention aux jugements de valeur, la liberté s’incarne à l’intérieur du lien social, d’un système de représentations. Quand on veut affirmer sa liberté dans une forme de dissidence, on est en désaccord avec des normes ambiantes, mais dans une autre société humaine, on serait intégré. On est toujours modelé par le social. Mais en revanche ce que l’on est c’est ce que l’on fait du social. C’est l’apport de l’interactionnisme  symbolique, un grand courant de la sociologie américaine représenté par David Hoffman, Howard Baker et d’autres.  C’est le courant que j’incarne dans mon propre travail. Le refus de la douleur, de la mort  sont des données anthropologiques liées à la condition humaine. Les personnes qui transforment leur corps en profondeur ne sont pas forcément dans une dénégation de la mort ou de la douleur, d’ailleurs beaucoup de « body artists » se déchirent en permanence. On voit aussi des jeunes qui pratiquent  des suspensions corporelles. Ils affrontent la douleur les yeux dans les yeux et jouent avec la mort. C’est le sens de mon travail  sur les conduites à risque chez les jeunes ou chez les sportifs de l’extrême. Un homme et une femme peuvent  parfaitement intégrer ce rapport à la mort  ou à la douleur avec la volonté de transformer profondément leur corps. Il y a aussi d’autres courants qui sont dans la dénégation de la mort et de la douleur. l’immortalité  les attendrait. Grâce aux progrès de la technique et de l’informatique, on arriverait à télécharger son esprit sur le net ou sur un autre support. Il y a des savants très sérieux qui croient que l’éternité est pour demain. Là on est vraiment dans le fantasme de suppression de la mort, de la douleur, de la maladie. Ils croient à la toute puissance de la pensée.Il n’y a plus de dieu, mais les scientifiques sont les équivalents de dieu.

 -N’y a-t-il pas une certaine ambiguïté à parler d’une société des individus. Il  pourrait y avoir là un parti pris idéologique prenant acte et  renforçant  l’impuissance de chacun face à la société ?

 – La notion d’une société d’individus, de Norbert Elias, de Bauchet ou d’autres philosophes, renvoie à l’idée d’un décentrement de l’individu au regard du lien social. La notion d’individualisme en sociologie traduit le fait qu’au lieu que ce soit le lien social qui détermine absolument tout dans les valeurs et les représentations de la personne, il y a une réflexivité de l’acteur. On n’est pas chez des agents à la Bourdieu, on est chez des acteurs, c’est à dire des hommes et des femmes qui sont capables de réfléchir le monde. Même s’ils sont modelés par les idéologies, ils ont un rapport de réflexion sur le monde. Jamais, la sociologie n’a  été dit que l’individu est déconnecté du social, on n’est jamais en apesanteur d’abord on est né d’un homme et d’une femme.

 – Ce que vous décrivez comme tentative de maitrise de son corps a aussi pour corollaire l’abandon du social et du politique ?

 – Cela se discute. Le fantasme de ces hommes et de ces femmes est celui de l’auto engendrement. On ne doit rien à ses géniteurs, on est le fabricant de soi même dans une espèce d’autonomie absolue. Cela n’a aucun sens car l’individu n’en demeure pas moins à l’intérieur du lien social, mais par contre il peut être dans une posture de retrait. Il y aujourd’hui des milliers de gens qui sont dans l’indifférence du lien social, dans le refus. Ce sont des gens qui choisissent, comme l’écrivain Robert Walser, d’être enfermés dans un hôpital  psychiatrique, alors qu’ils ne sont pas vraiment fous. Ils vivent là dans un monde à part, un monde clos. On connaît d’innombrables personnes qui restent enfermées dans leur chambre. Elles ne sont pas folles, elles n’ont pas forcément peur du dehors, mais elles veulent rester solitaires. Il y a aussi des gens qui partent sans laisser d’adresse. Ces formes du refus du lien social sont innombrables. Mais en même temps ce sont des gens qui ont accès à la langue, qui ont été socialisés, ils ne fabriquent pas eux même leur nourriture. Qu’ils le veulent ou non, ils sont dans le lien social, même dans ce retrait que j’appelle aussi la blancheur, manière d’être blanc sur blanc, de faire un blanc dans sa vie, de ne plus porter le poids de son identité. Parmi ceux qui veulent changer leur corps, certains sont engagés dans un mouvement politique. Les transfinalistes qui transposent leurs fantasmes d’éternité sur le net font des recherches sans la moindre contrainte d’argent, c’est ça qui est choquant. Ils ont beaucoup plus d’argent que des chercheurs qui travaillent sur des pathologies qui pourraient être éradiquées avec plus de moyens. Les mouvements politiques dans lesquels ils sont insérés nous paraissent fantaisistes ou surprenants.  Il y a une différence entre les Etats Unis  qui sont puritains et la France, Nous autres français on aime bien manger, faire l’amour, on aime le corps. L’Amérique  s’est construite sur le puritanisme de ses pionniers qui ont développé la haine du corps.

 -Pour revenir à la société des individus, Monique et Michel Pinçon Charlot dans leurs travaux démontrent bien que la bourgeoisie dominante refuse que le peuple pratique la lutte des classes alors qu’elle même a une politique de classe et une solidarité idoine.

 – Je suis d’accord  avec quelques nuances, je ne pense pas qu’il y ait un complot des bourgeois pour fragmenter la condition ouvrière. Il y a plutôt une sorte de mouvement social qui a aboutit à une individuation croissante des individus. Il est sans doute plus facile de se réunir pour protéger ses richesses que pour se défendre de la pauvreté et puis le mouvement ouvrier a été énormément fragmenté, par l’arrivée des milliers de migrants qui ne parlent pas forcément bien le français, qui sont dans d’autres valeurs sociales, religieuses…

On a connu au XX siècle des aventures collectives tragiques…

– Il y a eu une paupérisation,des impasses politiques et puis il y a eu en même temps la fin de la condition ouvrière, je pense aux travaux d’Alain Touraine. Aujourd’hui les ouvriers  sont plus dans des revendications catégorielles, ils ne sont plus dans une solidarité globale, comme à travers le marxisme ou le communisme. Je veux préserver mon usine, mon emploi, parce que j’ai le crédit de ma maison à rembourser, mes enfants à l’école, etc, etc. J’ai profondément vécu cette situation, j’ai grandi dans un milieu ouvrier .Je vois bien ce que sont devenus bon nombre de personnes de ma cité qui avaient mon âge. Leurs enfants vivent dans une situation encore pire. Je vois bien cette dislocation du lien social, cette montée de la souffrance que j’ai analysé dans mon livre sur les conduites à risque chez les jeunes. Un jeune sur 5 en France, mais ça vaut pour l’ensemble du monde occidental, est en pleine détresse. Ils se mutilent, sont dans des troubles alimentaires,  jouent avec leur vie en permanence. Ainsi ceux qui sont dans la recherche du coma éthylique, ou dans la drogue. Un jeune sur 5 en France dans une société riche, n’arrive pas à donner du sens à sa vie. Le constat est  très inquiétant,  il touche toutes les classes sociales mais davantage les gamins des milieux populaires. Il a aussi énormément d’enfants issus de la bourgeoisie qui sont très mal dans leur peau et qui se détruisent.                                           

Existe-t-il une amorce de discours de résistance ?                 

Toute ma vie, j’ai travaillé sur les vulnérabilités, j’ai été un jeune très mal dans sa peau, j’ai grandi  dans un milieu social qui ne me destinait absolument pas à l’université et je me suis toujours senti extrêmement paumé dans ces milieux et cela continue aujourd’hui. J’ai toujours essayé de comprendre comment on pouvait transformer son individu en une chance, en un point d’appui pour modifier les choses. J’ai travaillé sans le vouloir sur la souffrance et la résistance. La plus développée de ces résistances aujourd’hui est la marche. Vous allez me dire, voilà bien la société des individus, ils ne vont pas changer la société mais leur propre vie. Mais c’est intéressant d’observer ce refus de collaborer. C’est vrai que parmi eux, il y a beaucoup de retraités, forcément plus disponibles. Ce sont souvent de jeunes retraités dont les enfants ne sont plus à charge. Ce sont des gens qui sont dans une échappée belle, par rapport à cet univers de la performance, de l’efficacité de la vitesse, de la communication, ils sont plutôt dans le monde de la lenteur, de l’amitié, de la conversation, de la contemplation, du silence. Aujourd’hui dans le monde occidental, il y a des centaines de millions de marcheurs. En France, en Italie, il y a une douzaine de millions de randonneurs. Ce sont des gens qui sont dans un recul. Que ce soit sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle ou sur un sentier des Vosges, ils vous diront  qu’ils en ont  ras le bol de courir  toute sa vie et que maintenant il ont envie de prendre le temps de vivre, et ne plus laisser le temps les prendre. La marche n’est pas une résistance politique, elle ne cherche pas forcément à bouleverser le monde, elle n’est pas dans une quête de solidarité généralisée. Les marcheurs sont profondément solidaires les uns des  autres, on est plus dans l’univers de la rencontre que du changement. Le discours des randonneurs peut être un discours de dissidence, la mouvance « slow » qui se développe aujourd’hui dans le monde nous rappellent que l’on pourrait mener nos vies avec d’autres valeurs, d’autres représentations. Il ne s’agit pas de s’attaquer au pouvoir, à l’argent mais de rappeler la pluralité du monde. En tant que sociologue on peut penser que ce rappel est d’une force colossale. Très souvent on découvre que l’on pourrait être très différent de la personne que l’on est. Il n’y a pas de fatalité. Je crois à ces formes d’illimilitantisme. Un militant politique pour moi c’est quelqu’un qui limite les choses. Moi j’ai toujours voulu m’inscrire dans l’illimité, l’anthropologie  est quelque chose de cet ordre là, elle ne cesse de montrer qu’il y a des millions de manières  d’être un homme ou une femme et que l’on peut choisir. C’est un formidable apprentissage de la liberté. Quand j’étais plus jeune, quand je me sentais enfermé en moi même, je découvrais que si j’étais né ailleurs, femme plutôt qu’homme, 1o ans avant ou 10 ans après, cela aurait été ou serait différent. Cette découverte de sa contingence peut aboutir à une sorte d’ivresse de liberté.

 

( 1)  Bibliographie sélective – source Radio france

  • Passion du risque (Editions Métailié 1991)
  • L’Adolescence à risque (Edition Autrement 2002)
  • Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles (Editions Métailié 2002)
  • L’Interactionnisme symbolique (Edition Presses universitaires de France 2004)
  • La Saveur du monde. Une anthropologie des sens (Editions Métailié 2006)
  • Ethique de la mode féminine, coauteur avec Michel Messu, Mariette Julien, et al (Edition Puf 2010)
  • Eclats de voix. Une anthropologie des voix (Editions Métailié 2011)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

              

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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