Laurent Mauduit

cofondateur de Médiapart

Tout d’abord,je trouve la démarche de XXI très positive, très chaleureuse, très salubre. Oui un autre journalisme  est possible. Ils invitent leurs collègues à débattre, de ce qui va, ne va pas dans le métier. Du même coup j’ai des nuances avec eux.Principalement sur l’appréciation qu’ils portent sur le numérique.Ils expriment un défiance, justifiée par la perte de sens, ce modèle économique fait l’impasse sur le journalisme, abolit les frontières entre journalistes et citoyens. Ce qu’ils décrivent ce n’est pas l’impact du web sur le journalisme, c’est un modèle de merchandisation de l’information qui est celui de Google. beaucoup de journaux se sont aligné dessus, avec sa logique d’audience  et de flux. Ce journalisme  est gratuit, mais financé par la publicité.Cela a gravement nui à la presse  et à sa valeur.

FB

Qu’il soit numérique ou papier !

LM

Exactement. De ce point de vue là leur critique est mal calibrée, ils pourraient tout autant l’adapter à une certaine forme de presse papier, la presse gratuite papier  est soumise à la même perte d e valeur. Ils ne disent pas assez n e tt e m e nt qu’il y a une sort e de neutralité du w e b. On peut tout aussi bien  y copier les  moeurs perverses d’audience à tout prix, d e la même façon on p e ut tout aussi bien transposer sur l e web les règles de la presse d e qualité. Et c’est d’autant plus important de le faire qu’il n’y a pas de neutralité de ce point de vue là, le web est une invention technologique formidable qui permet d’enrichir la presse de qualité. Et c’est ça qu’ils ne maîtrisent pas à mon avis, pour plein de raisons qui sont au cœur de l’expérience de Médiapart, l’écriture multi – média est une écriture terriblement enrichie pour le lecteur qui aime la presse de qualité, la contextualisation de l’information, la mise en perspective permettent beaucoup plus que la presse papier. On passe de la diligence au chemin de fer, il fait bien reconnaître, le cœur du réacteur c’est internet. Il y aura peut être une cohabitation des supports, mais il y a là une modernisation de notre métier, pour peu que l’on y transpose les règles de la presse de qualité, que l’on défende une conception du journalisme à forte valeur ajoutée.

 

FB

Le modèle numérique abolirait selon XXI les frontières entre journalistes et citoyens. JM Charon y voit lui plus  une source possible de coproduction, ce qui pourrait être positif ?

 

LM

Je ne formulerais pas les choses comme cela. Cela n’abolit pas les frontières cela amène les journalistes à repenser leurs relations avec leurs lecteurs. Il y a des médias numériques qui ont fait l’erreur de penser que cela abolissait les frontières, c’est la thèse défendue par Bruno Patino, si on voit le site internet qu’il fait à France Télévision, les lecteurs, les commentateurs sont mis sur un pied d’égalité avec les journalistes. Les commentaires ont le même statut que l’information elle même. Pourquoi je dis que cela amène à repenser : dans Médiapart les journalistes et les citoyens ne sont pas mélangés. Cela ne dissout pas le journalisme comme le pense Patino ,cela donne aux journalistes une place plus modeste. Les journalistes sont d’abord producteurs d’information, ils ne sont pas des experts, ce que peuvent être les citoyens, chacun dans leur domaine, ainsi dans Médiapart les citoyens qui sont abonnés peuvent contribuer, donner une expertise sur tel ou tel sujet. Le statut de l’information et du public ne sont pas les mêmes. La révolution internet quand on en saisit les opportunités permet de remettre les journalistes à leur juste place, une place plus modeste. Ils sont producteurs d’information, le journalisme est un métier, avec des procédures de rigueur de vérification, ce n’est pas vrai que « every body is a reporter » En revanche, c‘est bien si un journal de qualité, contribue sur internet à l’organisation du débat public.

FB

Est-ce qu’il n’y a pas un risque avec des médias de niche faits pour les riches et des médias plus larges faits pour les pauvres d’accentuer les fractures de la société ?

LM

Il n’y a pas de risque nouveau, la presse de qualité a toujours, c’est Plenel qui le dit, et je pense qu’il a raison, eu ,non une logique d’audience mais de public. L’ambition d’un journal de qualité, c’est de fédérer un public. Quand on travaillait au Monde, la logique c’était de s’adresser aux élites françaises, patrons, syndicalistes, universitaires, etc C’était un journal fait pour 500 000 personnes, ce n’est pas la logique des tabloïds, avec des femmes nues comme cela se fait en Brande Bretagne ou dans certains magazines allemands pour attirer 10 millions de personnes. Je pense qu’un journal de qualité a toujours cette ambition de fédérer un public autour de valeurs et non pas de faire de l’audience à tout prix. Médiapart notamment dans son aspect visuel est un peu austère, parce que les débats que  l’on aborde sont sérieux.

Je dis tout cela avec précaution parce que j’ai des désaccords avec XXI, mais en même temps, il y a plein de choses chez eux qui sont très fortes comme le refus de la pub,  la défense d’un journalisme de qualité, mais je pense que parfois ils se trompent de combat.

FB

Vous avez un pronostic par rapport à l’avenir de la presse écrite ?

 

LM

Après des années et des années d’opacité, on commence à connaître les vrais chiffres. Que ce soit la presse quotidienne nationale ou régionale, presque tous les titres de la presse quotidienne sont en situation de coma financier ; Ils ne survivent que grâce à un système à la fois de rachat par des oligarques dont la logique n’est pas professionnelle mais d’influence. Cela va de ce que l’on connaît de la presse parisienne jusqu’à l’affairisme qui met la main sur la Provence et là dessus se rajoute une chose qui est tout à fait scandaleuse qui a été un système d’aides publiques, d’aides directes non démocratiques , car c’est l’Elysée qui de manière discrétionnaire et secrète donnait telle ou telle somme sur des critères obscurs et secrets, selon l’envie qu’ils en avaient. Le Monde sur les 3 derniers exercices a touché 55 millions d’Euros d’aide. Cela viole l’article 14 de la déclaration des droits de l’homme qui introduit  une  obligation de transparence dans l’utilisation des fonds publics.

 

FB

Cela continue ?

LM

Bien sûr que cela continue leSpiil  (Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne) auquel adhère Médiapart considère qu’une révolution démocratique ou une refondation démocratique de la presse est nécessaire. La gauche et les socialistes s’honoreraient, ce qu’ils n’ont pas fait pour l’instant, à promouvoir une grande loi de refondation démocratique de la presse. Cette réforme serait urgente, mais elle n’est pas annoncée.

 

Jean Marie Charon

Sociologue spécialisé dans l’étude des médias et du journalisme est ingénieur d’études au CNRS rattaché à l’EHESS. Il est président de la Conférence Nationale des métiers du journalisme.

 

Interview

 

François Bernheim

 

Qu’avez vous pensé du manifeste lancé par la revue XXI ?

Jean Marie Charon

Je suis un peu partagé, il y a des éléments d’analyse et de constat qui sont tout à fait intéressants et qui correspondent aux troubles et interrogations que l’on rencontre aujourd’hui quand on s’interroge sur l’évolution des médias et sur la mutation en cours. Au niveau des réponses que l’on peut en tirer, je suis plus critique. Il y a deux aspects. Pour le premier on peut avoir l’impression que dans le domaine des médias, on essaie beaucoup de choses; que l’on prend des risques et  que les échecs sont nombreux, dans une course sans fin ( conceptualisée par Paul Virilio) où on ne peut que s’épuiser. Ainsi l’investissement dans le numérique avec la recherche d’un contenu intéressant n’aurait pas abouti à trouver le modèle économique adéquat.

Hors toute période de mutation importante oblige à tâtonner à tenter des expériences en permanence, même si les risques d’échec sont nombreux.  Si la presse écrite n’avait pas investi dans le numérique d’autres l’auraient fait à sa place et c’est aussi se qui est en train de se passer. De même quand sont apparus la radio et la télévision, la presse  écrite n’a pas voulu investir d’autres l’ont fait à sa place.

2ème grande question qui me préoccupe : le rôle de publicité. Un rôle excessif a été accordé à la publicité. Il y a dans le manifeste une critique de la dérive publicitaire et des marques média avec laquelle, je suis assez d’accord. Mais il est difficile d’imaginer un modèle économique viable avec des contenus accessibles au plus grand nombre, sans publicité. Ou alors on retrouve ce qui caractérise le paysage actuel avec la multiplication des médias de niche.

Le problème le plus préoccupant, c’est que l’on risque d’amplifier la dualité entre public éduqué, cultivé et les autres. Ce seront les mêmes qui vont profiter de la profusion des médias pour garder un œil sur les grands médias généralistes et profiter d’une information de niche en phase avec leurs centres  d’intérêt. En plus pour ce public là, le prix n’est pas un élément déterminant. A l’inverse, il y a toute une partie de la société qui reste sur des contenus moins nombreux, qui a des pratiques culturelles moins denses et qui va privilégier la gratuité, notamment celle des grands médias, radio, télévision et également celle des sites en accès libre sur internet . Voila la grande question. Cette dualité existait déjà avant internet, elle ne fait que se renforcer. Dans le contexte tel que je le perçois, du point de vue des éditeurs et journalistes on voit assez bien ce que l’on peut offrir à ces publics qui sont en appétit. Sur les autres publics je ne vois pas encore un autre modèle économique se dessiner.

 

FB

La situation est grave ?

JMC

Cette situation interroge fortement les médias, le fonctionnement de la démocratie, le lien social. Soit on développe un point de vue catastrophiste : on va vers une crise majeure, soit on est dans une vision où l’on confronte les points de vue, idées, expériences pour trouver des réponses. J’aime depuis le début ce que fait le duo Saint Exupéry / Béccaria, leur démarche est cohérente, mais la généralisation de leur modèle pose problème. Je ne suis pas pessimiste. On est au cœur d’une mutation et d’une crise, on ne voit pas très clair. Il peut y avoir des perturbations et il y a a aussi beaucoup de souffrance de trouble pour les professionnels qui ne font plus ce qui les intéresse ou pour ceux dont les tâches sont pauvres en contenu parce que l’on met en pratique une conception du traitement de l’information qui est erronée et que l’on croit pouvoir la généraliser, je pense par exemple au journalisme Shiva qui est une impasse et pourtant on continue… mais en même temps se dégagent et s’imaginent des tentatives pour trouver des solutions plus adaptées. Je ne pense pas que l’on soit dans un processus linéaire.

FB

Est-ce que la coproduction avec le grand public pourrait être l’une des solutions possibles ?

JMC

Tout à fait. Nous sommes à un moment où les revenus des médias baissent. La première réaction des éditeurs, c’est de réduire les effectifs. Aux USA  la réduction est de 30% Cela ne pourra pas continuer indéfiniment mais c’est une donnée qu’il faut prendre en compte à court et moyen terme. Soit on se dit,  il y a fatalement là un appauvrissement de la profession à la clef, soit on pense qu’à partir de là, on est obligé de repenser la rédaction. Une partie du public n’est pas prête à payer pour avoir une information de moindre qualité.  Une des réponses possibles pourrait être la coproduction. Mais elle ne concerne pas le grand public dans son ensemble. Il s’agit d’abord de journalistes, d’experts dans un domaine. Par ailleurs le niveau de compétence dans la société a fortement augmenté. Il y a une diffusion de la compétence, des spécialistes dans de nombreux  secteurs de gens ont dans leur domaine un niveau supérieur à celui du journaliste qui reste un généraliste, même quand il est spécialisé. Il y a là tout un travail d’ajustement, de recherche qui tourne autour de cette notion de coproduction, on ne va pas trouver du jour au lendemain spontanément la bonne combinaison. Si on regarde à la toute petite échelle des médias  nationaux et notamment des pure-players ( non adossés à un média traditionnel ) on voit bien qu’un certain nombre ,comme Slate, Atlantico, Rue 89 ,pratiquent une forme de coproduction, mais dans des conditions qui sont différentes. Quelques uns ouvrent leurs colonnes, appellent un certain nombre de personnes qui sont des spécialistes dans un domaine à s’exprimer sur les questions d’actualité, pour les autres, la coproduction est davantage un travail de mise en perspective des controverses avec plusieurs  personnes qui s’expriment. Le travail du journaliste étant à la fois d’expliquer la controverse de la mettre en scène et d’amener les uns et les autres à produire dans ce cadre de confrontations de points de vue. Je ne pense pas que l’on ait trouvé la solution mais c’est une dimension à prendre en considération. On peut aussi aller au delà et on voit apparaître la prise en compte non pas de spécialistes, mais de gens compétents.Par exemple le Guardian qui a créé un blog dans lequel il annonce chaque matin, les sujets qui sont sortis de la conférence de rédaction, les journalistes qui en sont responsables. Le journal propose au public, à travers des adresses mail, de faire un certain nombre de suggestions en terme de sources, de documents qui peuvent intéresser le journaliste dans le cadre de la préparation de son papier. Je ne sais pas si cette expérience sera poursuivie, mais c’est intéressant et c’est aussi une forme de coproduction sans que ceux qui suggèrent une source soient eux- même considérés comme producteurs de l’article en tant que tels. De la même manière on peut avoir des notions d’enquête collective, je cite encore le Guardian, proposant au public d’apporter un certain nombre de témoignages, comme le fait aussi Rue 89 ou Ovni, (qui a disparu) qui avait interrogé à l’échelon local les gens sur la gestion de l’eau là où ils se trouvaient.

Voilà, ce ne sont que des exemples mais la piste est à surveiller et elle est éloignée de points de vue négatifs comme celui de Xavier Ternisien dans le Monde qui parlait des forçats du web, gens qui ne pouvaient être que des journaliste assis seulement capables de produire un contenu répétitif. Ce sont des choses qui existent, mais ce serait dramatique si cela devait être la seule perspective en matière de journalisme.

FB

La temporalité, est elle aussi une grande question. A quel rythme peut-on faire un journalisme intéressant. Est-ce qu’il peut y avoir une complémentarité entre un média quotidien et d’autres qui prennent du recul ?

 

JMC

La question de l’accélération de l’information est un sujet qui mérite d’être analysé.  Il me semble que plus on donne de place à une information de flux en temps réel, qui a comme autre caractéristique d’être très redondante plus il y a besoin de complémentarité. Le Monde . fr, le Figaro.fr, Libération.fr, ce sont presque toujours les mêmes sujets les mêmes thèmes. Certes le flux est devenu une manière de se faire référencer sur les moteurs de recherche. Il y a dans le public et notamment chez les utilisateurs de réseaux sociaux une instantanéité dans la pratique de l’information et en même temps il y a une recherche de distance. Cela ne me paraît pas contradictoire ou surprenant que l’on réussisse « XXI « ou « 6 mois » au même moment où cette information de flux est omni présente. Parce que l’information de flux appelle à penser sur le quotidien et le numérique des espaces complètement en décalage. Cela va dans le sens d’une recherche que nous avons mené pour l’observatoire des métiers de la presse. Ces espaces sont tantôt de décryptage, tantôt de réflexion, mise en perspective, retour sur…, c’est pour cela que je m’intéresse beaucoup à la notion de vérification de l’information, maintenant on dit « fact checking », c’est aussi des rubriques comme décodeur pour le Monde, Désintox pour Libé, ce sont des rubriques intéressantes parce face au flux, on a besoin d’un retour, et là le travail du journaliste est précisément d’identifier dans ce flux, des éléments discordants  ou qui méritent d’être approfondis. L e journaliste se donne le temps de les traiter et de proposer au lecteur une réponse enrichie en donnant éventuellement accès aux éléments source qui ont permis de remettre en perspective une affirmation, un chiffre, une thèse qui est présentée comme ne pouvant être discutée dans le  cadre du débat public. Face aux faits, affirmations , thèses, etc, si on ne veut pas en rester à ce que certains appellent « une surinformation »  ou saturation ,il y a un travail nécessaire pour remettre tout cela en perspective, trier , proposer des décodages. A un moment j’ai cru que cette solution était plus adaptée sur les supports imprimés et dans les propositions prospectives il nous semblait juste d’arrêter de considérer le quotidien comme un média chaud, car l’essentiel de l’information chaude est déjà connue au moment où le lecteur prend son journal. Si on veut que le journal imprimé continue à exister, il faut  qu’il y ait une prise de recul. Les choses se décantent, par exemple,  le Guardian explique à ses lecteurs le mode de fonctionnement de la rédaction. Une partie de l’effectif travaille à un traitement sommaire et exhaustif de l’actualité d’abord pour les supports numériques, une autre partie de la rédaction étant chargée de prélever là dedans, les sujets qui vont devenir ceux du journal avec approfondissement, mise en perspective. Alors il devient moins grave qu’un sujet qui a été choisi hier ne soit traité que demain. Mais ce n’est pas aussi simple que cela car, on reste face à un public qui n’est pas  toujours prêt à abandonner le traitement du très chaud. Ainsi les lecteurs du Monde, au cours d’un débat, reprochaient au journal de ne plus traiter des informations  que ce dernier considérait comme sans valeur ajoutée parce que facilement accessibles sur le numérique. Par exemple dans la dernière mouture du Monde, il n’y a plus les programmes de télé, le problème s’est posé aussi pour les cours de bourse. Les lecteurs aimaient la sélection des cours faite par le journal. Le Monde l’a supprimé. Il y a effectivement cette tension entre deux façons d’informer avec une interrogation : à partir du moment où l’on va dans ce sens est-ce qu’il faut publier tous les jours ou non. Le problème se pose aussi pour le numérique, il ne faut pas réfléchir à cette question de plusieurs temporalités uniquement dans la dichotomie numérique/ imprimé . Sur le numérique aussi, on le voit bien avec le développement de sites comme Médiapart, Rue 89, Slate, qui sont sur des temporalités complètement différentes.

FB

Est-ce que des journalistes qui peuvent se trouver à l’étroit là où ils officient régulièrement , s’expriment plus librement ailleurs.

JMC

Oui, Laurent de Boissieu par exemple journaliste à La Croix a créé le blog Ipolitique. Là il ne duplique pas ce qu’il fait dans le journal. Il développe des analyses, crée des outils de visualisation.

On remarque une tendance des journalistes d’investigation comme Denis Robert qui se trouvent pas l’espace journaliste assez ouvert, à écrire des livres. Eric Dupin a également un blog et s’exprime de plus en plus sur le support du livre.

Il a fallu que certains dissipent aussi leurs illusions. Le blog peut leur permettre de s’exprimer mais pas de vivre.

 

 

Bernard Poulet

a été rédacteur en chef à L’expansion. Il est l’auteur de «  la fin des journaux et l’avenir de l’information » – 2009. Une nouvelle édition augmentée est parue en 2011 chez Folio actuel

« On va avoir une information riche pour les riches et une information  pauvre pour les pauvres »

 

Interview

 

François Bernheim

Oublions un instant la vision très noire qui se dégage de votre livre, dites moi plutôt de quel type d’information  souhaiteriez vous disposer dans un avenir proche ?

Bernard Poulet

Je  réponds par rapport avec mes seuls désirs de lecteur. J’aimerais avoir des informations à plusieurs niveaux. D’abord, j’aimerais disposer de brèves sur l’actualité. Elles existent déjà, mais elles pourraient être mieux organisées. Sinon, j’aimerais avoir plusieurs niveaux d’information :

Un média qui m’apprenne des choses, me suggère des idées auxquelles je n’ai pas pensé.

Un média qui me donne les clefs pour comprendre l’actualité sur des sujets que je connais mal ou que je n’ai pas bien compris, par exemple la politique fiscale, les problèmes du mariage, de la parentalité, des questions de philosophie. Je souhaiterais être tenu au courant sur ce qui se fait d’intelligent, qui éclaire le débat en donnant la parole à des gens intelligibles.

J’aimerais aussi que ce média soit bien écrit. J’appartiens à une génération qui s’informe d’abord par l’écrit. Ça me fait … de regarder des vidéos quand elles dépassent quelques minutes.

 

FB

Vous avez une périodicité en tête ?

 

BP

Non, je n’ai pas de revendication de périodicité. Ce ne serait vraisemblablement pas un quotidien. J’aimerais par ce média, avoir accès plein d’autres médias qui me branchent sur autre chose. Cela pourrait être un hebdo, éventuellement accompagné d’un mensuel papier. Dans le genre Books n’est pas mal. Mais il ne faudrait pas que cela me coûte trop cher. Là ça risque que d’être la quadrature du cercle. Nous sommes de fait, une petite minorité à avoir des exigences en matière d’information.

 

FB

Si je saisis bien la thèse que vous soutenez dans votre livre : les personnes d’un milieu culturel et social privilégié pourraient encore avoir accès à des médias intéressants, alors que la masse n’aurait droit qu’à une information édulcorée ?

BP

Je le crains. Sans préjuger de ce que les évolutions technologiques à moyen terme peuvent apporter. On n’avait par exemple pas prévu ce qu’un téléphone portable comme l’Iphone pourrait offrir en plus. En terme plus précis on va avoir une information riche pour les riches et une information  pauvre pour les pauvres. A court terme, je ne vois pas grand chose d’autre émerger. Certes il existe des services publics d’information comme France Culture, France info qui donnent des éléments d’information de qualité. Il en va de même pour la BBC

 

FB

Il y a là un véritable déni de démocratie

 

 

BP

Oui. Quand je dis que je ne souhaite pas payer trop cher mon information, je sais en même temps que c’est illusoire, parce que cela va me coûter cher. Le fait que tout le monde n’ait pas un niveau équivalent d’information est un problème démocratique considérable. C’est très grave.

 

FB

Il n’y aurait que le marché qui aurait la capacité de régler le problème ?

 

BP

Je ne connais pas autre chose. Le service public prélève l’argent du contribuable. On est dans une période où il se fait tirer l’oreille. Si les gens ne veulent plus payer pour la BBC, il n’y aura plus de BBC.  Genre : «  Moi je préfère que l’on me rembourse ma pilule plutôt que de payer des journalistes qui font peut être très bien leur travail, mais dont je n’ai rien à foutre » On est dans une période où l’impôt est de plus en plus mal accepté. Il y a tout un courant idéologique, aux USA et ailleurs qui dénie cette forme de participation à la vie collective de la cité. Il n’est donc pas sûr que demain, on trouve de l’argent pour financer une agence France Presse, Radio France, Arte, la BBC.

FB

Vous avez tout de même affirmé que vous étiez d’accord avec la revue XXI, quand ils disent que le champ des possibles est ouvert ?

BP

Ils ont tout à fait raison, mais ce que je reproche à leur manifeste, c’est de faire croire qu’ils ont trouvé la solution. C’est une solution pour quelques milliers de personnes qui achètent un magazine cher et trimestriel.

FB

Ils disent plutôt que ce 1er succès les encourage à trouver des solutions média ayant une autre périodicité.

 

BP

Deux choses. D’abord aucune société ne peut se passer d’information. Sinon on avance à l’aveugle. Ensuite on est en train d’assister objectivement à une explosion des anciens modèles, qui laisse un champ de ruines. On aura toujours besoin d’information et à terme, on trouvera d’autres modèles de production de l’information. Dans la phase actuelle, il ne faut pas se raconter d’histoire, on n’aura pas une information de masse de qualité. On peut faire XXI, Books, je participe également à la création d’une revue. Ce seront des médias de niche. Un terminal Blomberg à 1800 $ par mois répondant à des besoins professionnels, ce n’est pas à la portée de tout le monde.

On a eu au XX siècle avec la presse quotidienne, comme le New York Times une information de qualité produite par des rédactions comprenant un très grand nombre de journalistes compétents. Les conditions pour produire cette information là ne sont plus réunies. Certes toute description un peu rapide est caricaturale. Un quotidien comme le Monde, s’il a eu des millions de lecteurs n’est pas exactement un média de masse. La revue XXI, même si 3 personnes lisent le même exemplaire cela ne représente que 150.000 personnes, ça ne couvre pas tout le champ de l’info et cela privilégie l’enquête, le reportage. Par qui les gens vont ils être informés TF1, LCI ? c’est sans doute comme cela que cela va se passer. Il y a un vrai manque.

FB

Pourquoi ne pas payer plus pour avoir une information de qualité ?

BP

Une revue comme XXI, quoi qu’ils s’en défendent fait des pirouettes sur le sujet. Leurs journalistes pour vivre sont obligés de travailler pour d’autres médias

FB

Est-ce scandaleux qu’un journaliste ne puisse pas vivre en produisant un article tous les trois mois ?

BP

Certes ils ont raison de dire que le champ des possibles est ouvert. Qu’il faut inventer quelque chose déconnecté des anciens médias, mais, il faut comprendre le rôle stratégique qu’a joué la presse quotidienne généraliste. Il n’y a pas pour le moment d’alternative, il faut attendre que les anciens médias aient disparu en totalité ou presque, attendre aussi que la production d’information sur Internet cesse d’être gratuite. Combien de temps cela va durer ? je n’en sais rien. On va sans doute voir surgir d’autres Médiapart.

 

FB

Dans votre livre vous citez Maurice Levy qui annonce aux patrons de presse que la manne publicitaire même après la crise, ne reviendra plus. Je trouve cela assez curieux, car depuis 20 ans au moins la publicité généraliste  dans les achats de sociétés faits par son groupe tient de moins en moins de place. Le numérique, le marketing direct, l’événementiel, les relations publiques par contre sont devenues prépondérantes. Il y a donc là un aspect structurel qui s’inscrit sans surprise dans la durée.

BP

Certes mais le discours de Maurice Levy doit aussi être compris comme s’adressant à un auditoire qui refuse de voir les choses en face. Pour eux, il convient surtout de ne pas être alarmiste. Mais on doit tirer l’échelle. Le financement de la presse par la publicité, c’est fini.

 

 

Philippe Merlant

est journaliste. En 2009 avec Luc Chatel il a publié chez Fayard «  Médias, la faillite d’un contre-pouvoir. Il est le fondateur de l’Université populaire pour une information citoyenne.

 

Vive le journalisme et vivent les brèches ouvertes par Internet

Une excellente nouvelle. C’est ainsi qu’il faut qualifier la réussite d’XXL, cinq ans après sa création par Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, et le manifeste « Un autre journalisme est possible » lancé par les initiateurs de ce trimestriel hors norme à l’occasion de son cinquième anniversaire. Une excellente nouvelle car, en privilégiant le retour d’un journalisme exigeant, fait de désir et de qualité, au détriment d’un marketing de pacotille, XXI est venu rouvrir l’espace des possibles dans les médias. Une excellente nouvelle car le succès rencontré par cette revue, qui donne toute sa place aux rythmes longs, est venu démentir la tendance généralisée à « faire plus court, toujours plus court »… Cette injonction étant elle-même justifiée par l’imbécillité serinée depuis des années dans les salles de rédaction : « Le lecteur n’aime pas lire » ! Imaginez un peu un boucher qui aurait intégré l’idée que ses clients n’aiment pas la viande et qu’il faudrait absolument la faire passer pour des fruits et légumes pour continuer à refourguer sa camelote ! C’est pourtant exactement ce que font les grands médias d’information depuis des décennies…

Et oui : les lecteurs aiment lire ! Lire de belles histoires pour mieux comprendre le monde. C’est cette (re)découverte inouïe que nous rappellent le succès rencontré par XXL et les auteurs du manifeste. Beaucoup de leurs analyses sur l’impasse actuelle (et sur les moyens d’en sortir) recoupent celles que nous avions développées, le journaliste Luc Chatel et moi-même, dans notre livre « Médias, la faillite d’un contre-pouvoir », publié chez Fayard à l’automne 2009. Prédominance du marketing, dépendance croissante à l’égard de la publicité, abandon du journalisme de terrain, imbrication croissante avec la sphère des décideurs, mimétisme généralisé : voilà quelques-uns des facteurs qui expliquent l’engluement d’une large majorité des médias dans un journalisme au rabais, conformiste et sans prise sur le monde réel. En prime, ce prétendu « modèle » ne marche pas : toutes les recettes et injonctions adressées aux journalistes par ceux qui prétendent les aider à « reconquérir des lecteurs » se heurtent au même constat, celui d’une désaffection et d’une méfiance croissantes de la part du public et des citoyens. A l’inverse, ceux qui, tel XXL, osent faire un pas de côté et tourner le dos aux nouveaux canons médiatiques rencontrent le succès. Il y a là de quoi méditer, non ? Jusqu’à réaliser que les sacro-saints commandements de la profession ne sont plus qu’un système de croyances qui tourne à vide.

Sur tout cela, mon accord avec Patrick de Saint-Exupéry est total, d’autant que lui et son équipe de XXL en font la démonstration concrète depuis cinq ans ! J’émets cependant quelques réserves sur le diagnostic qu’ils dressent de la « révolution numérique ». « En basculant sur le Web, le journalisme ne change pas simplement de support, il change aussi de nature », peut-on lire dans les premières pages du manifeste. Sans doute. Mais les auteurs me semblent parfois tomber dans une diabolisation de l’Internet, rendu responsable de tous les maux actuels (même si d’autres passages du manifeste expliquent bien l’inverse, à savoir que les dérives existaient déjà avant le passage au Net). Je ne suis pas de cet avis et voudrais rappeler ici quelques intérêts de la mutation en cours, même si celle-ci connaît évidemment ses limites et dysfonctionnements.

D’abord, l’un des mérites de l’émergence d’un nouveau paysage médiatique, certes chaotique et souvent erratique, façonné par l’explosion d’Internet et des réseaux sociaux, est de mettre en pleine lumière la faillite de l’ancien. En ouvrant le champ de l’information à des acteurs, des pratiques et des thématiques inédits, on mesure à quel point l’univers des médias traditionnels est devenu autoréférencé, mimétique et sclérosé. La Toile révèle combien ces grands médias reproduisent à l’infini les mêmes sujets et les mêmes modes de traitement, comparé à la multiplicité et à l’extrême variété des informations diffusées sur le Net. Et s’ils peinent à faire entendre leur différence, à affirmer leur supériorité sur les acteurs non professionnels de l’information, n’est-ce pas parce qu’ils ont abandonné ce qui faisait la spécificité de la démarche journalistique : le travail de terrain, à base de reportages et d’enquêtes ? N’est-ce pas parce qu’ils se contentent de relayer des sources d’information qui sont devenues, de fait, grâce à Internet, directement accessibles au public ?

Ensuite, et surtout, Internet a bouleversé la donne en permettant au citoyen lambda, hier cantonné dans le rôle de récepteur, de devenir également producteur d’informations. L’essor continu des blogs reflète bien cette évolution spectaculaire qu’a connue la Toile en quelques années. Au départ simples outils de libre expression, certains sont devenus de vrais outils d’informations. On sait le rôle qu’ils ont joué dans les révolutions arabes, en Tunisie et Égypte notamment. Et ils sont désormais reconnus comme tels, notamment lorsqu’ils sont hébergés sur le site de grands médias. Laurent Muchielli n’est pas journaliste, mais personne ne peut nier que son blog (http://insecurite.blog.lemonde.fr) est l’un des plus riches en informations inédites et en analyses pertinentes sur les questions de sécurité. Les frontières ne sont plus si étanches entre professionnels, chercheurs, acteurs sociaux, simples citoyens, et c’est tant mieux ! Patrick de Saint-Exupéry a bien raison de souligner à quel point « les lecteurs ont au bout des doigts un ressenti formidable » et de trouver « leurs réactions bluffantes, d’une grande richesse ». Mais cette maturité, justement, est un formidable argument pour les inviter à participer à une co-production de l’information.

Enfin, je rejoins tout à fait le manifeste de XXL quand il plaide pour une information « utile ». L’enjeu est de trouver une réponse aux dérives de l’information « marchandisée » en renouant avec les fondamentaux historiques du métier. L’information a longtemps été indissociable de la volonté de contribuer à former des citoyens éclairés et actifs. Mais depuis une trentaine d’années, la prépondérance des logiques marketing a conduit à évacuer cette dimension éducative et civique : l’information n’est plus perçue comme un bien commun, un ingrédient indispensable à la démocratie, elle devient un produit marchand, soumis à l’impératif de produire au moindre coût et de vendre au plus grand nombre (ou plutôt, recettes publicitaires obligent, de chercher le pouvoir d’achat maximal). En créant le site Place Publique, à la fin des années 1990, nous avions tenté de définir ce que pourrait être une information « citoyenne » :  une information qui « favorise la capacité des personnes à participer à l’élaboration des décisions qui les concernent, à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie en société ». Pour participer et s’engager, il faut actionner trois leviers : penser, agir, débattre… Sur ces trois dimensions, les médias pourraient, et devraient, avoir un rôle à jouer. À condition de cultiver et de chercher à renforcer ces trois dimensions : encourager l’esprit critique chez les lecteurs, les inciter à passer l’action et contribuer au débat public démocratique. Une mine inépuisable pour renouveler le métier, le sortir des sentiers battus, le mettre en phase avec le nécessaire renouveau de la démocratie.

D’abord, l’un des mérites de l’émergence d’un nouveau paysage médiatique, certes chaotique et souvent erratique, façonné par l’explosion d’Internet et des réseaux sociaux, est de mettre en pleine lumière la faillite de l’ancien. En ouvrant le champ de l’information à des acteurs, des pratiques et des thématiques inédits, on mesure à quel point l’univers des médias traditionnels est devenu autoréférencé, mimétique et sclérosé. La Toile révèle combien ces grands médias reproduisent à l’infini les mêmes sujets et les mêmes modes de traitement, comparé à la multiplicité et à l’extrême variété des informations diffusées sur le Net. Et s’ils peinent à faire entendre leur différence, à affirmer leur supériorité sur les acteurs non professionnels de l’information, n’est-ce pas parce qu’ils ont abandonné ce qui faisait la spécificité de la démarche journalistique : le travail de terrain, à base de reportages et d’enquêtes ? N’est-ce pas parce qu’ils se contentent de relayer des sources d’information qui sont devenues, de fait, grâce à Internet, directement accessibles au public ?

Ensuite, et surtout, Internet a bouleversé la donne en permettant au citoyen lambda, hier cantonné dans le rôle de récepteur, de devenir également producteur d’informations. L’essor continu des blogs reflète bien cette évolution spectaculaire qu’a connue la Toile en quelques années. Au départ simples outils de libre expression, certains sont devenus de vrais outils d’informations. On sait le rôle qu’ils ont joué dans les révolutions arabes, en Tunisie et Égypte notamment. Et ils sont désormais reconnus comme tels, notamment lorsqu’ils sont hébergés sur le site de grands médias. Laurent Muchielli n’est pas journaliste, mais personne ne peut nier que son blog (http://insecurite.blog.lemonde.fr) est l’un des plus riches en informations inédites et en analyses pertinentes sur les questions de sécurité. Les frontières ne sont plus si étanches entre professionnels, chercheurs, acteurs sociaux, simples citoyens, et c’est tant mieux ! Patrick de Saint-Exupéry a bien raison de souligner à quel point « les lecteurs ont au bout des doigts un ressenti formidable » et de trouver « leurs réactions bluffantes, d’une grande richesse ». Mais cette maturité, justement, est un formidable argument pour les inviter à participer à une co-production de l’information.

Enfin, je rejoins tout à fait le manifeste de XXL quand il plaide pour une information « utile ». L’enjeu est de trouver une réponse aux dérives de l’information « marchandisée » en renouant avec les fondamentaux historiques du métier. L’information a longtemps été indissociable de la volonté de contribuer à former des citoyens éclairés et actifs. Mais depuis une trentaine d’années, la prépondérance des logiques marketing a conduit à évacuer cette dimension éducative et civique : l’information n’est plus perçue comme un bien commun, un ingrédient indispensable à la démocratie, elle devient un produit marchand, soumis à l’impératif de produire au moindre coût et de vendre au plus grand nombre (ou plutôt, recettes publicitaires obligent, de chercher le pouvoir d’achat maximal). En créant le site Place Publique, à la fin des années 1990, nous avions tenté de définir ce que pourrait être une information « citoyenne » :  une information qui « favorise la capacité des personnes à participer à l’élaboration des décisions qui les concernent, à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie en société ». Pour participer et s’engager, il faut actionner trois leviers : penser, agir, débattre… Sur ces trois dimensions, les médias pourraient, et devraient, avoir un rôle à jouer. À condition de cultiver et de chercher à renforcer ces trois dimensions : encourager l’esprit critique chez les lecteurs, les inciter à passer l’action et contribuer au débat public démocratique. Une mine inépuisable pour renouveler le métier, le sortir des sentiers battus, le mettre en phase avec le nécessaire renouveau de la démocratie.

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