A l’occasion de la sortie de son numéro 21, la revue XXI dirigée par Laurent Beccaria et Patrick de Saint Exupéry  a lancé un manifeste «  Un autre journalisme est possible ». Un journalisme de qualité respectueux des faits, du lecteur, de son intelligence, de son rapport au temps, un journalisme qui se  tienne à l’extérieur des jeux de pouvoirs. Cette prise de position est à un double titre passionnante.

1/ En lançant il y a 5 ans un trimestriel de qualité et rentable, l’équipe de la revue a beaucoup appris et nous permet de partager son expérience.

2/ L’ouverture de la discussion sur une expérience vécue est libératoire, « elle déverrouille l’esprit » tant pour l’équipe qui a initié le projet que pour ses lecteurs et les autres médias. XXI a le talent de mettre en avant une pédagogie de la réussite très importante sur le plan symbolique. Cette mise en mouvement autorise qui le veut bien à recréer à son tour du possible. Le poids du marché et des intérêts financiers va dans le sens de l’auto- censure. Si la situation des médias est catastrophique, c’est que le pire est inévitable. Et bien non. L’indigence de la pensée, l’arrogance cynique des puissants créateurs de vide, peut être battue en brèche. Après Patrick de Saint Exupéry, rédacteur en chef de la revue, nous donnerons la parole à d’autres intervenants pour prolonger un débat au cœur de nos vies et de la démocratie.

 

 François Bernheim

Au delà d’une éventuelle option marketing, quelle a été votre intention en lançant le manifeste « Un autre journalisme est possible ?

 

Patrick de saint Exupéry

S’inscrire dans une option marketing était possible, mais cela n’a pas été le cas. On s’est simplement posé la question. Suivante : la revue XXI  après 5 ans en arrive à son numéro 21. Il fallait faire quelque chose. Dans la symbolique c’est quelque chose d’important. Au départ beaucoup pensaient l’aventure impossible. Tous ceux qui travaillent sur la revue se sont mis à réfléchir. On a échangé entre nous, plusieurs possibilités ont été évoquées. Comme ici on n’est jamais pressé , on a, au fur et à mesure éliminé tout ce qui nous semblait un peu gadget. Une seule idée est restée, celle du manifeste. Cela fait partie des choses de la vie, nous avons pris le temps de discuter, d’échanger, de parler entre nous, ce faisant nous nous sommes rendu compte que nous avions appris plein de choses. Sans le faire exprès, nous avons verbalisé notre expérience et c’est devenu le manifeste. Nous nous sommes rendu compte que la richesse de notre expérience nous avait amené à nous poser des questions qui sont rarement évoquées dans l’univers journalistique. Cela nous a également amené à une prise de conscience : en l’espace de 5 ans nous avons créé 2 revues qui fonctionnent très bien. C’est incroyable ce qui reste à faire, le nombre de choses qu’il est possible d’envisager sérieusement.

FB

Vous pensez éventuellement à inventer d’autres formules journalistiques, un hebdo ?

PSE

Pourquoi pas. Nous avons réalisé que dans cet univers supposément dévasté, et il n’est pas loin de l’être, beaucoup de choses restaient possibles. A condition d’oser se poser les questions qui ne sont pas posées, on se déverrouille l’esprit et on rentre dans un univers où beaucoup de choses sont jouables. Nous ne sommes pas pour ou contre la publicité. Mais lorsque l’on on examine son mode de fonctionnement et que l’on voit la porosité de la presse cela pose des questions. Nous avons fait un choix empirique. Nous avons construit XXI  et quand nous avons regardé ce que nous avions construit, rien n’appelait la publicité. Si nous avions choisi de mettre de la publicité dans la revue nous aurions été obligés de courir après, en perdant beaucoup d’énergie et de temps.

Ce qui est prioritaire pour nous, c’est de retrouver le lecteur, de s’adresser à lui en retrouvant la pratique de l’exercice journalistique. Ce n’est que du bon sens. La situation de la presse se résume très bien dans la figure du triangle. Il y a 20 ans le triangle reposait sur un socle de lecteurs, dont l’élite faisait aussi partie. Pendant cette période la presse a perdu beaucoup de lecteurs et elle s’adresse de plus en plus à une frange de l’élite. Le triangle repose sur sa pointe ! C’est ça l’entre –soi. La bascule de la presse sur le numérique s’inscrit aussi dans la pratique de l’entre- soi .Les éditeurs ont voulu récupérer la publicité qui avec les petites annonces immobilières et les offres d’emploi avait déjà donné la prime à Internet. Cela s’est donc traduit par une course effrénée vers la publicité. Chaque fois que vous évoquez ces questions vous appuyez sur une plaie à vif. Si vous acceptez d’aller discuter, vous vous obligez à casser un certain nombre de tabous, donc à raisonner dans un autre espace riche d’énormes potentialités. Le manifeste ne contient pas de solutions miracle, il y  a de vraies difficultés qui expliquent la crise. Tant que l’on ne se pose pas les bonnes questions on ne trouvera pas de solution. Mais se les poser ne signifie pas que les solutions soient évidentes.

 

FB

Comment avez vous appréhendé les réactions des lecteurs et des professionnels ?

PSE

Il y a eu 3 types de réactions

1/ Celle des soutiers de l’information, c’est à dire des gens qui pratiquent le métier de journaliste. Là il y a eu une très forte adhésion au contenu du manifeste, on a reçu de nombreux messages. La photocopieuse marche à plein dans les différentes rédactions.

 

2/ du côté des lecteurs l’adhésion a encore été plus forte. Ce qui est fascinant, c’est que les lecteurs  ont au bout des doigts un ressenti formidable, mais ils ont beaucoup de mal à le verbaliser. En revanche quand vous leur donnez des mots, ils les comprennent et vont plus loin.

Je trouve leurs réactions bluffantes, d’une grande richesse , je n’en reviens pas.

 

FB

Des réactions plus riches que celles des pro ?

 

PSE

Oui plus riches, plus profondes plus fortes

 

3/ les réactions des entrepreneurs ou des structures  de presse, des directions générales

Cela a commencé d’une façon un peu hautaine : Ils sont sympa ces petits gars et cela a viré très vite à l’autisme. On ferme les écoutilles. Ça passera. Dans 15 jours ou 3 semaines on n’en parlera plus. Il n’y a pas de commune mesure entre la responsabilité de grosses entreprises comme les nôtres et une petite entreprise. Ces réactions ont leur logique , mais l’autisme dans la situation actuelle on sait, hélas où cela mène.

 

FB

Vous ne niez pas les réalités économiques, mais les schémas qui sont rentables en théorie ne tiennent pas compte de la lassitude ,voire du désintérêt croissant du lecteur. Bien sûr, il y a débat et des gens comme Bernard Poulet qui ont une vision très noire de la situation.

 

PSE

La vision de Bernard  me gène. Si la presse meurt, c’est de la faute d’internet. Pour moi ce n‘est pas la bonne grille d’analyse. Internet a accéléré mais n’est pas la cause de la crise du journalisme. Pour nous le débat n’est pas papier contre écran. C’est totalement éculé. C’est une discussion sans intérêt. La seule question qui vaille est : qu’est-ce qui nous permet de faire du journalisme ? Quelle est la rationalité économique qui nous donne les moyens d’exercer notre métier ?

 

FB

Vous parlez beaucoup des journalistes. Vous évoquez le fait de des groupes de presse fassent partie des groupes industriels les plus puissants mais vous ne parlez pas de la façon dont ils travaillent ensemble ?

 

PSE

Il y a une spécificité de la culture qui s’est développée ici. Moi même je suis à 100% journaliste. J’ai 50 ans et une expérience de 20 ans dans la presse quotidienne, France Soir, le Figaro, la presse régionale et l’Express. Je suis passé à un autre rythme, il y a 5 ans. Laurent Beccaria qui est directeur de la publication a une expérience de l’édition, de l’univers du livre. Notre spécificité c’est d’avoir mêlé totalement nos deux histoires. En 5 ans, j’ai beaucoup appris sur l’édition et Laurent a intégré les aspects pratiques du journalisme.

La notion d’édition a toujours été très présente dans le journalisme. Ce n’est pas nouveau. Par contre il y a eu un tournant décisif, il y a sensiblement 10ans quel que soit le média on parlait de tel ou tel titre. C’est terminé. Ils sont tous ou presque devenus des marques. C’est un bouleversement considérable. Le problème n’est pas seulement sémantique. Un titre c’est une histoire humaine, une communauté d’hommes qui s’adressent à d’autres avec des échecs et des pages de gloire. Une marque dans l’univers journalistique, c’est « le story telling » c’est de la communication et la communication n’est pas compatible avec le journalisme. Chaque fois que l’on aborde ce point, les discussions sont tendues, farouches, c’est là où l’on sent le plus de résistance , on touche à l’os. Ce divorce du journalisme avec l’édition est récent. Le manifeste ne fait que renouer avec le bon sens.

 

FB

Vous dites dans le manifeste que le journaliste doit se tenir éloigné des lieux de pouvoir ?

 

 

PSE

Bien sûr. L’idée que le journalisme est un pouvoir, le 4ème, date du Watergate. C’est non seulement une illusion, mais aussi un contresens. A partir du moment où la presse devient un pouvoir, elle ne fait plus de journalisme. Au mieux la presse ne peut être qu’un contrepouvoir. A partir du moment où elle se prend au jeu, c’est qu’elle a cédé au vertige et à l’ivresse.

 

FB

L’électronique comme vous l’évoquez dans un précédent numéro de la revue pourrait –elle être assimilée à une drogue où le sens des choses serait oublié au profit de l’excitation. Est-ce préoccupant, comment combattre cette chose qui toucherait journalistes et lecteurs ?

 

PSE

Il n’y a pas besoin de la combattre. Le lecteur est totalement indifférent à cette pression de l’instantanéité, à son rythme effréné, à cette création permanente de suspense qui veut que l’on vous tienne au courant de tout et à tout moment, dans les moindres détails. C’est insupportable sur la durée, personne n’a cette capacité d’attention. En revanche il est vrai que les journalistes peuvent être fascinés par cette puissance qui leur donne l’impression de dominer le temps et l’espace. Il y a là une confusion sur ce qu’est le journalisme . Il y a moins de 2 mois je vais sur le blog d’Alice Antheaume qui est directrice adjoint de l’école de journalisme de Sciences po. Je lis le titre d’un article  « l’avenir du journalisme passe par la maîtrise du code » La formulation sous forme d’injonction est incroyable. Aucun journaliste n’oserait écrire un pareil titre. En lisant l’article on comprend qu’il s’agit en fait de maîtriser l’algorithme . Au mieux on pourrait dire que la maîtrise de l’informatique passe par la maîtrise du code. La confusion entre le journalisme et les moyens mis à sa disposition est totale. On y perd tant l’est et l’ouest que le sud et le nord.

 

FB

En étant très optimiste comment pourrait voir l’avenir à 10ans ?

 

 

PSE

Il y a  au moins deux points sur lesquels nous sommes très méfiants

1/ faire des promesses

Quand on voit tout ce qu’Internet a promis , on se dit, c’est incroyable

d’avoir osé promettre autant pour en arriver là. Nous refusons de suivre ce chemin là.

 

2 /écrire l’avenir

personne ne peut écrire l’avenir. Notre mouvement vers l’avenir correspond à un certain nombre d’énoncés liés à notre pratique. Chaque mot du manifeste est pesé tout ce à quoi nous faisons référence correspond à des expériences. Nous avons la conviction qu’aujourd’hui  il y a des possibles. Nous réfléchissons à cela , pas sur un coin de table, car quand vous réfléchissez vous êtes à l’écoute. A l’écoute du public ,des pro, des entrepreneurs de la presse. Ces moments d’écoute sont très riches, vous entendez ce que dit chacun, vous entendez, vous entendez et vous vous abreuvez. Vous ouvrez le champ des possibles, le projet s’écrit et vous continuez à avancer. C’est comme cela que les choses se font.

 

FB

A la fin du manifeste vous écrivez : « des pans entiers du monde, de la société, de notre vie ne sont plus arpentés »

 

PSE

Je suis frappé, les journaux ne racontent plus le monde, si les lecteurs les désertent c’est qu’ils ne s’y retrouvent pas. Renouer le lien est un travail considérable.

 

FB

Est-ce que ce hiatus est limité à certains domaines ?

 

PSE

Non. Cette absence est partout. C’est terrible. Je vais prendre deux exemples concrets.

Avant l’été dernier tous les journaux mettent à la une,  la compagnie maritime Sea Link à Calais. qui cesse ses activités. C’est une tragédie nationale. Et puis cette histoire tombe dans une sorte de trou noir. On n’en parle plus. Que sont devenus ces gens ? l’histoire s’arrête comme ça brutalement ?

En fait non, une autre compagnie a été créée My Ferry Link. 400 salariés de la précédente entreprise ont été recrutés. On leur a fait miroiter l’impossible. Quand on voit aujourd’hui l’état des lieux, c’est une catastrophe. Ces gens ont été emportés dans un univers de promesses qui ne pouvaient être tenues. On est en train de les saccager et personne n’en parle ? comment est-ce possible ?

2ème exemple. Le Mali. Tous les journaux nous disent dans un premier temps que la guerre va être très dure. Cela n’est pas vrai ,cela ne peut être vrai. Je ne suis pas la seule personne en France à connaître le Mali, nous sommes au moins 50 000 à connaître le désert du Mali.

Est-ce que ces gens savent de quoi ils parlent ? Imaginez un magazine sérieux qui publie un publi-reportage sur Calais. La dernière fois que l’on a parlé de la ville c’était à propos de Sea Link.Les gens de Calais lisent le papier. C’est tout ce que l’on a à raconter sur eux ? Il y a là des contradictions très violentes. Ce ne sont pas des faits mais une accumulation de désintérêts.

Personne ne s’y retrouve , ça ne parle plus de la réalité éprouvée par les gens, on est là dans une disjonction terrible.

 

 

FB

Y –a-il dans les circonstances actuelles un tempo  qui soit en phase avec un journalisme plus accompli ?

 

PSE

La vraie question est là, c’est celle de la temporalité. Qu’il s’agisse d’un quotidien, d’un hebdo, d’un mensuel, d’un trimestriel, vous devez avoir un rapport singulier au temps. La relation au temps de la presse quotidienne est d’une pauvreté affligeante. A quelques exceptions près , il n’y pas de réflexion là dessus, pas d’écriture qui intègre différentes temporalités Dans un quotidien, on ne peut se contenter de répercuter les nouvelles. Dans chaque rythme, il doit y avoir une réflexion.

Au début de l’année 3 hebdos, l’Express, Le Point , Le Nouvel Obs  ont fait en même temps une couverture sur les francs maçons. Comment se situent-ils par rapport au temps qui est une préoccupation majeure de chacun dans son quotidien ? C’est aussi une question de bon sens. Les lecteurs de XX1 semblent avoir compris qu’à travers les questions que nous nous posons sur les médias, l’autisme de beaucoup de dirigeants, se jouait quelque chose de plus important au niveau de la société et de la démocratie qui doivent accepter de se remettre en question.

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