Ils ont coulé du béton partout. Dans les murs, dans les têtes. Partout. Peu ont tenté de résister. Beaucoup moins résistent encore. Marcel Folain lui dormait avec le capital de Karl Marx sous son oreiller, version en un tome de Julien Borchardt. Avant de mourir, son père, militant communiste exemplaire, lui avait fait promettre de ne jamais se séparer de Karl Marx. Tous les matins avant de partir à l’usine, Marcel lisait au moins dix pages de la grande œuvre. Pendant ses trajets aller/retour soit deux fois quarante minutes, il réfléchissait à ce qu’il venait de lire. Au moins une fois par semaine, il en parlait avec ses camarades du parti. Il trouvait à travers ses lectures et échanges des outils cohérents pour appréhender le monde et ses transformations. Karl était inépuisable, toujours sur la brèche, toujours capable du recul  nécessaire à une saine confrontation de sa pensée avec le réel. Pourtant malgré l’apport décisif de cet immense penseur, les temps étaient de plus en plus durs. Les ennemis du peuple pourrissaient les désirs les plus essentiels des humains. Un jour Marcel s’aperçut que la couverture rouge de son livre de chevet devenait grisâtre, pire des auréoles jaunasses remontaient à la surface.

C’était clair, devant la foule de ses ennemis étrangleurs du peuple cyniques et corrompus, Karl étouffait. Il fallait résister, se battre avec la dernière énergie, surtout ne pas baisser les bras. C’est à ce moment précis qu’il décida d’accueillir Karl sous son oreiller, mais si l’intention était louable, le résultat lui fut des plus médiocres. Il décida donc de frapper un grand coup. A la prochaine réunion de cellule il adresserait la parole à Janine, la seule femme du groupe. Bien entendu il fit ce qu’il avait dit qu’il ferait. Il arriva une demie heure avant la réunion. Par bonheur Janine était déjà là. Elle accepta bien volontiers de l’écouter, seulement étonnée qu’il ait mis plus de quatre ans à lui adresser la parole. Elle trouvait Marcel beau, sans doute intelligent et sûrement terriblement coincé. A plusieurs reprises elle lui avait souri, mais en vain.

Aujourd’hui, elle était flattée qu’il ait pensé à elle pour l’aider à résoudre une question aussi fondamentale. Mais il ne fallait surtout pas le brusquer. Sinon elle lui aurait bien volontiers proposé d’aller tout de suite après la réunion, étudier Karl sur son canapé-lit. Il lui fallait être patiente. Elle déclara donc avec une grande sincérité qu’il lui fallait longuement réfléchir avant de débattre d’une façon constructive. La semaine suivante elle veilla à ne pas s’asseoir à côté de lui et lui fit seulement à distance un amical signe de la main. La semaine d’après la main gauche de Janine effleura l’épaule de Karl qui en retour lui fit un grand sourire. Elle avançait et serait prête à dialoguer d’ici deux petites semaines. Marcel remercia. La semaine suivante Marcel fatigué était absent. Elle aurait bien pris de ses nouvelles mais en même temps, elle devait éviter toute initiative  amenant le jeune homme à se recroqueviller dans sa coquille.

Le Mercredi suivant Janine et Marcel assistèrent tous les deux à la réunion. Quand elle fut terminée. Marcel vint rejoindre Janine. Il lui demanda si elle voulait bien venir chez lui pour voir Karl. Elle fut tentée de dire avec plaisir mais se contenta d’acquiescer. Ils s’assirent sur le lit et Marcel sortit le livre de dessous l’oreiller.

En effet dit Janine, il semble carrément anémié. Il faudrait sans doute qu’il soit plus mêlé à la vraie vie,

que tu l’emmènes avec toi quand tu vas au marché, au café ou quand tu rencontres ton amoureuse. Karl est très intelligent je suis sûre qu’il est capable de s’adapter, de reprendre des couleurs, si tu veux bien qu’il respire un peu. Marcel entendit ce que lui avait dit Janine. Il rougit, blêmit, se mit à bafouiller et finit tout de même par articuler quelques mots :

-je n’ai pas d’amoureuse mais je suis prêt à en trouver une le plus vite possible si cela doit redonner vie à Karl.

-Moi c’est pareil répondit Janine je suis prête à faire l’impossible pour Karl. Toi par exemple, je ne peux pas dire que tu m’attires spécialement, mais tu ne me dégoutes pas non plus, si tu veux bien être un bon militant tu dois me prendre dans tes bras moi et me déshabiller.

Marcel le fit. Il trouva Janine plus jolie nue qu’habillée mais s’abstint de lui dire. Comment se retrouva-t-il tout nu lui aussi , il n’en avait aucune idée. Janine rapprocha ses lèvres des siennes : c’est pour Karl mon chéri.

A l’évidence le membre de Marcel était plus que sensible à  la dialectique marxiste, il pénétra Janine avec une force incroyable. Elle était comblée : pour la lutte des classes mon chéri, ralentis un peu. La lutte finale leur arracha à tous deux un grand cri. Militants exemplaires, ils se contentèrent d’avaler un morceau de pain et du fromage avant de se remettre à l’ouvrage. Karl sera content, très content, nous lui devons tout ; donnons lui tout. Ils le firent avec fièvre, enthousiasme et simplicité. Avant de plonger dans le sommeil, Janine se tourna vers son nouvel amoureux :

– chéri, je crois que nous avons été exemplaires, le parti peut être fier de nous.

– Je le crois aussi répondit Marcel, mais penses tu que nous devrions faire une communication à ce sujet ?

A l’évidence, il était beaucoup trop tôt, Marcel et Janine devaient rester lucides, il faudrait sûrement plus d’une séance de travail  pour redonner des couleurs décentes à Karl.

Marcel était d’accord, alors pourquoi ne pas se remettre à l’ouvrage dès demain ? Le lendemain ils recommencèrent avec encore plus de fougue qu’au premier jour. L’un comme l’autre étaient surpris de ce qui leur arrivait mais aucun des deux ne tenait à s’exprimer sur un plan personnel. Janine avait des obligations familiales le Vendredi, le Samedi et le Dimanche. Pendant ce temps là Marcel pourrait peut être aller se promener avec Karl.

C’était une très bonne idée, Mais tout de même Janine allait manquer à Karl. Alors elle eut une idée éblouissante. Ce jour là, presque par hasard, elle avait mis une petite culotte rouge. Elle par ailleurs si prude et un brin conventionnelle, elle était prête à en envelopper Karl. Le projet était aussi audacieux que politiquement juste. Marcel fut bien forcé de l’admettre. Le Lundi suivant les deux militants éclairés se retrouvèrent une nouvelle fois sur le lit du garçon. Ils étaient tout deux sûrs de réussir mais savaient aussi qu’ils n’étaient pas au bout de leurs efforts. Ils travaillèrent avec acharnement pendant deux jours. Janine voyait Marcel se transformer à vue d’œil, elle en était profondément heureuse. Le Mercredi  il se demanda s’ils ne devaient pas faire le point. Elle sentit qu’il était contrarié. Elle suggéra cependant qu’ils aient d’abord une bonne séance de travail avant de converser. Ils travaillèrent pendant au moins trois heures avec un enthousiasme inégalé. Avant de passer à la deuxième phase de leur programme ils se rhabillèrent. Marcel sortit alors Karl de dessous l’oreiller.

– Regardes Janine. Janine regarda. La couverture du Capital de Karl Marx en un volume synthétisé par Julien Borchardt était devenue rose.

– Mais c’est formidable mon chéri, c’est une grande victoire.

Marcel n’en était pas si sûr. Janine crut bon élever quelque peu le ton. Le rose est tout de même plus près du rouge que du gris. Ils avaient remis Karl en mouvement. Il n’y avait qu’une seule issue, se battre et triompher.

Ils se battirent avec toute leur générosité, tout leur amour. Mais au fond de lui même Marcel   qui avait, grâce à Karl, rencontré la femme de sa vie, était en même temps en proie à un horrible doute.

Et si  cette fameuse couverture rose signifiait que la social démocratie capitularde avait triomphé, en renonçant  définitivement à transformer le monde ?

Le béton continue de couler. Le monde s’enfonce dans une détresse de plus en plus noire. Janine et Marcel  avec ou sans Karl ne capituleront jamais. Et vous ? et nous ?

 

François Bernheim

 

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