Interview d’Isabelle Sorente sur son livre l’état sauvage paru dans la nouvelle collection créée par les éditions Indigène – Femmes , où en êtes vous ?

 

François Bernheim

Isabelle Sorente, si j’avais de façon sommaire à résumer votre livre , je dirai que nous nous situons à  moment  historique où la puissance féminine va bénéficier d’une double opportunité.

1-    L’incertitude : la soumission de la femme était conditionnée par la protection reçue sur le terrain domestique. L’insécurité n’épargnant aucune sphère, ce contrat de domestication n’a plus de raison d’être.

2-    Pendant des siècles où elle a subi l’exclusion la femme a appris à aller vers l’autre , elle a cet entraînement psychique, une souplesse qui permet d’ouvrir l’espace de l’humanité à d’autres horizons.

 

Isabelle Sorente

Il est vrai que les femmes subissent, ou bénéficient, de plusieurs siècles d’une aliénation qui se double d’un décalage : une femme se situe toujours à côté, elle n’est pas la référence, l’Homme avec une majuscule, dont le genre se confond si facilement avec le genre humain entier. Ce qui est intéressant, c’est que ce décalage, cette habitude de se mettre à la place de l’Homme, quand on lit par exemple, que l’Homme a découvert le feu, que l’Homme s’est sédentarisé, que l’Homme a marché sur la Lune, cette habitude en apparence anodine de changer de genre pour affirmer son humanité donne une sorte de souplesse, une facilité pour glisser dans la peau de l’autre, qui n’a rien de sentimental ni de vertueux, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, mais qui relève d’un entraînement de l’esprit. Or il est bien possible que notre siècle soit précisément celui où cet entraînement s’avère nécessaire, parce qu’il est par construction adapté à penser les transformations. Il est possible que nous retrouvions au vingt-et-unième siècle l’ancienne vision grecque de la « Métis » (1), une forme d’intelligence liée à la souplesse et à la rapidité des perceptions, associée à la déesse du même nom, qui fut avalée par Zeus lorsqu’il entreprit de régner sur l’Olympe. Nous vivons un siècle de complexité et de mutations, l’une des façons de le penser est renverser l’aliénation du féminin, pour le reconnaître comme un entraînement de l’intelligence.

 

FB

Faites vous l’hypothèse que la différenciation homme/ Femme est une construction sociale?

IS

Bien sûr, à ce titre je m’inscris tout à fait dans la lignée des féministes contemporaines et de la pensée queer. Cependant, ce qui me semble aussi intéressant est que cette construction sociale va au-delà de la performance : elle entraîne à prendre ses distances. Elle est radicalement opposée au sentimentalisme, par exemple. Car se mettre à la place de l’Homme, changer de sexe chaque fois qu’on lit un texte universel, ne signifie pas seulement faire un effort d’imagination ni développer un sentiment d’empathie, mais se souvenir de la distance qui nous sépare du modèle universel : une femme est par entraînement, à la fois centrée et à côté. Ce sens géométrique, qui se rapproche peut-être de l’équanimité orientale, va au-delà des relations d’affection ou d’antipathie qu’on peut nourrir à l’égard des uns ou des autres. Cette mise à distance permanente, caractéristique de l’état d’esprit féminin (état d’une conscience ainsi formée ou déformée, selon les goûts, mais non état de nature), ce sens des distances, donc, pourrait bien être une piste permettant de répondre à l’une des questions de notre siècle, relative au grand nombre de personnes à qui nous sommes relié-es alors même que nous ne les connaissons pas, amis d’amis sur Facebook, actionnaires des fonds de pensions ou lecteurs d’un blog, ceux que nous ne voyons pas nous regardent sans nous voir, le paradoxe de l’indifférence et de la distance remplace désormais l’opposition classique, je dirais, masculine, de l’ami et de l’ennemi. Là encore, l’état d’esprit féminin semble singulièrement adapté à ce changement de paradigme.

FB

Est-ce que de voir des femmes remplacer les hommes dans les conseils d’administration  peut être considéré comme une victoire du féminisme ?

 

 

IS

Je me considère moi-même comme féministe, j’honore tous les combats et participe à certains. Les luttes qui touchent à l’aspect matériel de la condition féminine ont joué un rôle essentiel en matière de progrès social. Mais il faut aller plus loin, se contenter d’une vision matérialiste, c’est s’empêcher de penser un changement d’état d’esprit qui ne concerne pas seulement les femmes, mais tout individu confronté à la prédominance d’un référentiel fondé sur la performance économique et sur une logique programmatique. La domestication de l’être humain consiste aujourd’hui à décrire les individus comme des variables. Comment penser l’accélération des technologies, tant les rapprochements et la communication qu’elle permet, que le rétrécissement de l’espace ? Le féminisme doit être radical, il faut qu’il ose poser la question de la distance, parce que nous le disions, le féminin est une forme d’intelligence intimement liée à cette question là, on pourrait même dire qu’elle est conditionnée par cette question.

FB

Qu’est- ce que vous appelez « monde sauvage » quelle est sa relation à l’esprit ?

IS

C’est le moment de l’émergence de la première pensée. Quand elle surgit, elle est d’une grande puissance. Cet instant de surgissement est ce que j’appelle le monde sauvage, parce que c’est quelque chose que l’on peut observer, mais certainement pas domestiquer ou contrôler. Qu’est-ce qui fait surgir une pensée ? Tout ce qu’on peut faire, c’est créer les conditions du surgissement, qui s’apparentent à une forme d’attention ou de vigilance. Un peu comme un chasseur aux aguets, pour poursuivre la métaphore avec le monde sauvage. Cultiver la radicalité, c’est revenir à la racine de notre esprit, accepter de se trouver en terrain inconnu. Qui ou que va-t-on rencontrer sur ce terrain ? Difficile à dire. Comme nous sommes très marqués par la psychanalyse, l’inconscient est le premier mot qui vient à l’esprit. Carl Jung a supposé que l’âme de l’homme était une femme, une « anima » et celle de la femme un homme, un « animus ». Mais le miroir est-il symétrique ? Souvent les récits d’initiations religieuses, écrits par des hommes et pour des hommes, décrivent l’âme de l’initié comme une fiancée attendant son Seigneur, c’est-à-dire Dieu en personne. Pour adapter l’histoire à la femme, suffit-il de changer les sexes de tous les personnages ? On voit bien que ce n’est pas si simple, à moins d’admettre que Dieu change de sexe, le moins qu’on puisse dire étant que cela ne va pas de soi dans la tradition monothéiste. Pour l’homme, l’âme féminine signifie le lien au tout autre, ou au grand autre. Mais pour la femme, l’homme n’est pas tout autre, elle le connaît trop bien, elle se met à sa place cent fois par jour, elle qui est censée être un homme comme les autres ! Alors quel serait le tout autre de la femme ? Le tout autre du féminin ? Le couple homme-animal, l’homme animal pourrait en être une représentation.

FB

Vous semblez regrettez que l’on ne voie pas beaucoup de louves dans les rues !

 

IS

Je faisais référence au best-seller de Clarissa Pinkola Estès «  Femmes qui courent avec les loups » que j’avais lu avec beaucoup de plaisir, malgré son côté essentialiste. Quitte à parler de fauves, Jean Genet, dans le Journal d’un voleur se montre bien plus sauvage que les femmes qui courent après les loups. Encore plus féminin donc, dans la mesure où il pousse le retournement plus loin. Si le best-seller de Pinkola Estès a tant touché le public, c’est bien qu’il existe autre chose en matière de modèle féminin que l’habituel archétype de la jeune fille masochiste, enlevée par un prince des ténèbres. C’est la représentation favorite des médias, Perséphone enlevée par Hadès, la jeune fille initiée de force puis consentante, comme dans les sagas de vampires ou dans le best-seller Fifty  Shades of grey, un mélange d’eau de rose et de SM. Je ne pense pas cependant que ces représentations signent un échec du féminisme, je crois qu’il y a plusieurs modèles érotiques possibles pour les femmes, seulement notre société valorise le masochisme, peut-être parce que le matérialisme a dévoyé la promesse de bonheur des Lumières pour en faire un pacte faustien, le bonheur s’est transformé en promesse de confort et d’éternelle jeunesse, or le masochisme va avec l’éternelle jeunesse, être dominé, ne jamais passer maître, c’est aussi l’assurance de ne jamais grandir. Heureusement ou malheureusement, les défis de notre siècle nous forcent à renoncer à l’infantilisation obligatoire. L’état d’esprit féminin est radicalement opposé à l’infantilisation.

FB

Vous semblez regretter que les hommes ne se maquillent plus ?

IS

Pas vous ?

FB

J’ai eu une mèche verte puis une rose mais plus généralement…

IS

Paradoxalement le maquillage est une preuve de liberté. La transparence n’est due à personne, il est donc permis de changer de masque. Imaginez que dans les bureaux, tout le monde soit maquillé-e et porte perruque, la maltraitance et le harcèlement deviendraient beaucoup plus difficiles. Les vêtements gris, l’uniformisation rendent vulnérable, certaines femmes de pouvoir le savent bien, elles ne portent pas des tenues sexy pour plaire mais pour affirmer leur autorité. Si j’étais un homme, je me battrais pour pouvoir porter des tenues splendides et arriver maquillé sur mon lieu de travail. Et vous savez comme moi que ce ne serait pas un combat facile.

FB

Boris Vian  écrit dans un poème qu’il ne voudrait pas crever sans avoir porté une robe sur les grands boulevards (2)

IS

La standardisation rend vulnérable. Que propose-t-on en échange de l’effacement de l’individualité, du manque forcé d’authenticité ? De personnaliser votre carte bleue. De choisir une option. Service personnalisé. Vous pouvez être sûr que cela signifie que l’on vous traite comme un numéro, et que si vous n’êtes pas content-e, vous allez devoir taper #, puis 2, puis 4 avant de parler à un être humain ! Il n’y a pas si longtemps les hommes portaient encore des bijoux. Il faut voir les parures d’Agamemnon au musée d’Athènes. Ce que j’appelle la sauvagerie n’est pas la barbarie, mais cette quête de splendeur commune à tous les êtres humains.

FB

Dans la résistance à ce que nous subissons vous associez Jean Genet, Baudelaire et Gilles Deleuze.

 

IS

Pour être féministe, il faut proposer un renversement authentique. Il faut donc qu’il soit permanent. Les auteurs que vous citez proposent un renversement permanent, ils ne s’arrêtent pas à mi-chemin. Pour le dire autrement, il ne suffit pas qu’une femme prenne la tête du Medef, la partie se joue ailleurs.

 

FB

Pourrait-on parler de spiritualité ?

IS

Je me méfie un peu du côté gentil du mot, spiritualité. Disons que nous cherchons quelque chose de vaste.

 

FB

Comment vous situez vous dans la relation homme/ animal , c’est quelque chose d’important pour vous ?

 

IS

C’est la vraie question, celle qui concentre toutes les autres. Dans la plupart des traditions religieuses, comme du reste dans les contes, l’initié ou le héros doit quitter sa famille pour découvrir le sens de la vie. Je me demande si le chemin de l’initié-e ne consiste pas aujourd’hui à quitter sa famille d’espèce, c’est à dire à se poser la question du tout autre à travers les relations que l’espèce humaine entretient avec l’ensemble du vivant.

 

 

 

 

(1)D’après Jean Pierre Vernant (« Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs », Marcel Detienne & Jean-Pierre Vernant, Ed. Flammarion, collection Champs,

…le mot métis est d’abord un nom commun, qui signifie non pas l’intelligence mais une forme particulière d’intelligence qui est faite de ruses, d’astuces, de stratagèmes, et même de dissimulation, voire purement et simplement de mensonges. On peut dire que le héros humain de la métis, pour les Grecs, c’est Ulysse. C’est Ulysse polymétis, l’homme de toute les ruses, de tous les tours, de toutes le feintes, le débrouillard, qui sait se tirer d’affaire, et pas toujours de façon très franche, ni loyale, comme nous dirions, en quelques circonstances, si difficiles qu’elles soient où il puisse se trouver. Mais métis c’est en même temps le nom d’une Déesse, d’une Divinité qui joue dans le Panthéon et dans la mythologie grecque une place qui nous a parue très importante.

… Et la royauté de Zeus, sera elle-même, comme toutes les royautés humaines, instable, fugace et temporaire. Alors, Zeus trouve un moyen radical, avant qu’elle n’accouche de sa fille Athéna, il la trompe, c’est-à-dire qu’il retourne contre la ruse faite déesse, l’astuce et la tromperie faite divinité, il retourne contre elle les armes de la ruse. Il lui raconte des mots caressants, il la séduit et il lui propose : « Puisque tu peux prendre toutes les formes, peut-être peux-tu te faire toue petite ». Elle se fait toute petite et Zeus l’avale. Il l’avale, après l’avoir tromper, et ainsi Métis est dans son ventre. Ce qui signifie que désormais toutes les ruses, toutes les possibilités de surprise, d’imprévu que le monde recèle résident à l’intérieur de Zeus. Et il n’y a pas un événement, qu’aucune intelligence ne pourra tramer contre lui, qui d’abord ne devra passer par sa propre tête. C’est-à-dire que Zeus n’est plus seulement un Dieu puissant et souverain qui s’est emparé à un moment donné du pouvoir mais ayant ingurgité la Métis, -comme au fond la philosophie grecque ingurgitera la métis pour remplacer le monde instable des apparences un monde stables des essences éternelles- Zeus ayant avalé la métis n’est pas seulement le roi, il est le destin qui fait que l’ordre cosmique ne peut jamais être remis en question.

 

2 /Boris Vian extrait du poème je voudrais pas crever ( Pauvert )

Je voudrais pas crever
Avant d’avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d’argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards

Sans avoir regardé
Dans un regard d’égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu’on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j’en aurai l’étrenne

 

 

 

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