Interview de Laurent Mauduit cofondateur de Médiapart

A propos de son livre « Les Imposteurs de l’économie »

Editions Jean Claude Gawsewitch

 

A l’heure même où un gouvernement de gauche s’installe en France, il ne se passe pas un jour sans que les experts de la raison économique ne mettent en garde nos nouveaux responsables contre toute dérive qui irait dans le sens d’honorer  les promesses faites au peuple. En clair notre pays irait à la catastrophe si le gouvernement ne faisait pas le contraire de ce pourquoi il a été élu. La seule solution après avoir éliminé Sarkozy c’est de faire du Hollandosarkosisme. Que ce point de vue cynique témoigne du plus grand mépris pour la démocratie est clair. Qu’il préserve sous l’alibi d’un bon sens basique  les intérêts des maîtres du CAC 40 n’est pas forcément évident pour tous, d’autant que les médias n’hésitent pas sous couvert de réalisme, à agiter la sonnette d’alarme. Dans ce contexte la parution du livre « les imposteurs de l’économie » de Laurent Mauduit ,cofondateur de Médiapart est triplement salutaire .

1/ Il démontre que la vingtaine d’économistes à la une des médias , sont moins des oracles de Delphes que des hommes pris en flagrant délit de conflits d’intérêt entre leur expertise officielle et leurs engagements privés ( membres de conseil d’administration ou et activités de conseil ) non avoués pour la plupart .

2/ La parution des Imposteurs de l’économie a obligé ses contradicteurs à sortir du bois et donc à initier un débat productif.

3/ Les mots sont rarement dénués de sens. Laurent Mauduit nous rappelle opportunément que l’économie n’est pas une science exacte. Si on parle d’économie politique cela signifie que l’économie  est une discipline pluraliste et que les économistes ne sont pas là  pour servir de caution à la seule politique possible, celle qui arrange les oligarchies en place, mais plutôt pour éclairer, élargir le spectre des possibles en donnant aux citoyens les clefs de compréhension d’autres politiques.

Interview

FB – Qu’entendez vous par capitalisme de connivence ?

LM : C’est une singularité française, une forme de capitalisme au sein duquel les milieux financiers ou industriels vivent en endogamie ou consanguinité avec l’état, souvent en violation de l’état de droit, avec des systèmes d’ententes, des réseaux d’amitié très efficients.

Cela existe dans d’autres formes de capitalisme, notamment aux USA où les milieux pétroliers  par exemple ont été très proches de la Maison Blanche sous la présidence de Bush. La singularité française est que cette forme de capitalisme  s’inscrit dans une démocratie anémiée où les contre- pouvoirs  fonctionnent mal. Du coup les systèmes de consanguinité ne sont jamais sanctionnés contrairement au capitalisme anglo-saxon qui a mis en place des règles de transparence. Au tournant des années 90/ 2000 le vieux capitalisme français a adopté certaines modes de fonctionnement du capitalisme anglo-saxon : nouvelle gouvernance de l’entreprise, prééminence de l’actionnaire sur les autres acteurs de l’entreprise, stock option,etc… Mais on n’a pas pris les règles de transparence qui allaient avec. La conversion n’a été que partielle. Aux USA les contrepouvoirs fonctionnent : le congrès, L’Asec, autorité de régulation des marchés sanctionne les abus. Après les scandales d’Enron et de Worldcom dans les années 2000, les patrons ont été en prison parce qu’ils ont truqué les comptes des entreprises. En France L’AMF ne sanctionne pas. Ainsi Vivendi. Universal. Les comptes ne sont pas exacts et il n’y a aucune sanction. Cela se passe en bonne entente entre gens qui font partie des mêmes réseaux d’oligarchie. L’ex générale des eaux, fleuron du vieux capitalisme français part à la conquête des Etats Unis et rachète l’activité musique et cinéma d’Universal . Il faut que  la presse mette son nez dans les irrégularités pour que la brigade financière, huit mois après, se saisisse de l’affaire. On est là dans  un capitalisme hybride, une variante du capitalisme du Fouquet’s.

Paradoxalement cette ouverture à la critique aux USA , pourrait être de nature à régénérer le système ?

LM : c’est lié à l’histoire des USA où le système n’est pas seulement libéral économiquement mais aussi  sur le plan politique. Rien à voir avec la France qui a connu le bonapartisme, l’empire et le gaullisme. Dans notre pays tout le pouvoir fonctionne à la façon d’une monarchie républicaine privilégiant le face à face entre le monarque républicain et le peuple. Tout ce qui s’interpose  dans ce face à face n’est pas légitime. Ainsi Sarkozy  s’est réapproprié le droit de nommer les patrons des chaînes de télévision publiques. Pour moi, il n’est pas évident que la gauche, les socialistes notamment, aient clairement conscience de la gravité des dérives  qui entachent le fonctionnement des pôles d’excellence universitaires. On verra assez vite comment ils agissent. Est-ce qu’ils mettront un frein à la loi Pécresse , Comment traiteront-ils l’école d’Economie de Paris qui contrairement à celle de Toulouse n’oriente pas uniquement ses recherches dans un sens libéral. C’est le problème du financement privé qui est posé. Thomas Piketti qui dirige l’école de Paris m’a fait remarqué que ses problèmes de financement étaient très proches de ceux qui se posent dans la presse. Quand je travaillais au Monde, il ne me semblait pas gênant qu’un grand patron possède 0,2 0,3 ou 0,4 % du capital, d’autant qu’avec un l’actionnariat  très dispersé , l’actionnaire principal reste le garant de l’indépendance journalistique. On garde une muraille de Chine entre les journalistes  et les financements privés Ainsi à Médiapart, les fondateurs détiennent 60% du capital et on a une société des amis de Médiapart où 86 personnes détiennent entre 0,1 et o,2% du capital. Quand de grands organismes publics comme le CNRS, l’Ecole normale, l’Ehess décident  de garder la maîtrise de l’instrument prestigieux qu’ils créent, ils  ont 60% à 62% du capital de la fondation et  2/3 des postes. Ils gardent la direction et la capacité de piloter leur outil. Cela n’a rien à voir avec un organisme de même type qui met en place un fonctionnement paritaire accompagné d’un financement privé  et qui autorise un banquier à prendre la présidence du conseil. Le système est là beaucoup moins vertueux. La vraie question est de savoir si même avec un système de financement privé encadré, on ne rentre pas tout de même dans un engrenage irréversible ? Sans vouloir être blessant ou trop tranché j’ai envie  de poser la question  et ce d’autant que l’on est dans une logique d’un état pauvre. Même si ce sont des partis pris idéologiques  qui expliquent le recours au financement privé et aux fondations, il est aussi vrai qu’ aujourd’hui cela arrange l’état de se désengager d’où la tentation d’ un recours à plus de financements privés. Cela renvoie à ce qui s’est passé au Monde. Les actionnaires privés au départ étaient minoritaires. A la faveur de la crise de la presse et de l’intervention d’Alain Minc les grands patrons sont rentrés en force. Je pose la question, cela mérite un débat public, quelle position va prendre la gauche au pouvoir sur l’université et en particulier par rapport aux pôles  d’excellence. Quels sont les garde fous ?

Comment s’articule la relation des médias et des économistes en vue ?

LM Qui se ressemble s’assemble. Ce que je décris à travers ces économistes médiatisés c’est un microcosme social. Il y a là des oligarques puissants comme Minc ou Attali  qui agissent dans l’ombre. D’autres agissent avec une puissance moindre. Ainsi une partie de la presse est mise sous la botte dans des systèmes qui sont ceux du capitalisme de connivence.  C’est ce qui est arrivé aux Echos où les journalistes ont mené en vain un combat éthique courageux. Ce journal en partenariat avec le cercle des économistes a attribué le prix de l’économiste de l’année au banquier Michel Pébereau .C’est hélas logique et pitoyable.

Comment l’économie politique pourrait être au service des citoyens Médiapart pourrait-il constituer un exemple ?

LM C’est le rôle du journalisme de qualité de vouloir tirer le débat vers le haut en partageant les savoirs. C’est notre ambition  d’informer et de faire en sorte que les citoyens puissent mobiliser leur propre expertise au sein d’une immense agora ou université populaire. On a cette ambition là, même si on est parfois en deçà . On a vécu 20 à 25 ans de domination intellectuelle libérale ou néo-libérale. Mais l’économie politique n’est pas une science exacte répondant à des règles intangibles. La richesse de l’économie politique vient  de sa diversité, du pluralisme des recherches effectuées, parce que cela renvoie à la part de choix qu’ont les hommes dans l’organisation de la société. Si l’on enlève cette petite camarilla d’économistes les plus médiatisés, les autres,les plus nombreux ne fonctionnent pas  selon la même logique . Par exemple l’intervention très riche d’Erwan le Nader responsable de L’Apses, au palais de Chaillot  lors du débat organisé par Médiapart. L’économie politique a trop souvent été considérée comme trop compliquée pour être comprise par le grand public et donc reléguée en fin de journal. Alors qu’à mon sens elle est au cœur de la politique et susceptible de la réhabiliter. Il y a là des enjeux importants en terme de réforme. Il est possible que l’éventualité du pire génère le meilleur. La crise invite à revisiter à repenser ce qui était considéré comme un dogme. La tyrannie de la pensée unique à laquelle nous avons  été soumis y compris quand la gauche était au pouvoir dans les années 80, est insupportable.

Y a- il aujourd’hui une prise de conscience plus large ?

LM Il y a dans la communauté des économistes un sentiment de révolte. Sur 3500 économistes il y a aussi des savants qui considèrent  que leur travail n’est pas de communiquer  mais de faire de la recherche, il y a aussi beaucoup de modestie. Beaucoup d’économistes de talent, compétents  sont invisibles à cause de cette appropriation du débat public par quelques uns. Ils sont ceux qui travaillent le moins, non parce qu’ils sont paresseux mais parce qu’ils sont dans le registre de la mondanité parisienne. On ne peut pas participer à 3 émissions de télévision par semaine, courir les colloques et en même temps travailler. Piketti donne une fois de temps en temps une interview à la presse, il occupe un petit bureau avec une petite fenêtre, il travaille, c’est un chercheur, son métier n’est pas de bavarder. Quand il publie un grand bouquin qui lui a pris 4 à 5 ans, il a envie d’expliquer son travail. Ceux qui ont arrêté de travailler sont dans une sorte de dévoiement . Ces gens ne sont pas des chercheurs. Ils pratiquent un autre métier, ils sont dans le lobbying, ce sont des marchands d’influence ou alors comme Attali ils sont secrètement banquier d’affaires. Leur visibilité leur apporte des clients, mais ce ne sont pas des économistes. C’est une oligarchie qui vide la parole publique que les médias leur donnent. Ce sont des individus  qui se situent à la frontière de mondes multiples. La force d’un Minc, d’un Attali c’est de se servir d’une influence qu’ils ont dans un domaine pour la revendre dans un autre. C’est un virus qui s’est installé, celui du financement privé qui fait que progressivement tout s’organise sous sa coupe. L’arbitre du débat intellectuel est la finance. Ainsi l’école d’Economie de Paris reçoit 3 millions d’euros  et l’école de Toulouse 30. Ce qui signifie que dans les années à venir il y aura beaucoup plus de recherches inspirées par la pensée libérale que de travaux sur la régulation, la macroéconomie ou sur les inégalités. Je trouve très choquant que la finance s’insinue partout. Elle dicte sa loi au débat intellectuel, c’est terrible.

Imaginons ce qui pourrait aller dans le bon sens, dans les années à venir ?

LM A tout le moins que le lieu du savoir, de l’intelligence qui devrait être l’université soit sauf-gardé , qu’un lieu de recherche indépendant soit préservé. Il y a beaucoup de sujets peu rémunérateurs où la recherche s’est rétractée. Regardez le nombre d’économistes qui travaillent sur les inégalités. L’INSEE ne couvre plus le champ que couvrait le Centre des revenus et des coûts. Imaginons que les politiques manifestent une sorte de sursaut.  Si les conseillers du nouveau gouvernement sont les mêmes que ceux du camp d’en face, cela restreint le choix des possibles. L’économie c’est l’économie politique, il y a toujours une part de choix. Il y toujours des variantes, l’économie c’est la science des multiples possibles.

Il faudrait faire une cure de désintoxication ?

La grande masse des économistes est en faveur d’une recherche pluraliste. Avant c’était seulement la gauche radicale qui s’insurgeait, Attac par exemple. Les Economistes Atterrés, c’est un spectre beaucoup plus large, il y a des gens et des courants de pensée différents. L’Apses regroupe les professeurs d’économie du secondaire, tous sont derrière leur association pour défendre le pluralisme. Je sens un bouillonnement, une effervescence. Il y beaucoup de gens qui m’ont aidé pour faire ce livre afin d’agir par procuration à travers moi. Il faut que débat soit lancé, il y a une sorte de révolte contre le système de la pensée unique. L’économie nécessite la confrontation, l’échange.

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