Je suis venu au slam au cours d’un projet d’écriture théâtrale. Avec François Grosjean, directeur du théâtre Le Grand Parquet, nous avions convenu que j’écrirai une pièce sur la fermeture de ce théâtre : à ce moment elle semblait imminente –c’était il y a un an et demi. J’ai commencé donc à écrire, le titre provisoire était Mémoire d’un théâtre sur le point de disparaître. On pensait que ma pièce serait lue à la vieille de la fermeture.

Pendant que j’écrivais j’ai eu l’idée –sans doute parce l’action de la pièce se passait dans le dix-huitième arrondissement-, de faire entrer sur scène un slameur. Comme je ne connaissais le slam que par oui dire je suis allé un soir à Canopy, un lieu d’action culturelle qui se trouve à deux pas du Grand Parquet, où il y a des scènes slams. J’ai beaucoup aimé ; je suis allé ensuite dans le dix-neuvième au bar Culture Rapide et dans d’autres bars. Petit à petit je suis devenu slameur. Et pendant ce temps la fermeture annoncée du Grand Parquet a été annulée. Dommage ! j’avais déjà terminé ma pièce !
La pièce est resté sans objet et n’a pas été représentée ni lue en public. Elle est dans un tiroir de chez moi… Je préfère qu’elle y dorme, bien sûr –même si son sommeil me fait très mal- et pas qu’on ferme un théâtre !
Le slam qui suit fait partie de la pièce, de ce projet théâtral qui m’a conduit au slam ; le personnage qui devait le dire s’appelle, dans la pièce, « L’immigré d’après minuit ».
Tout s’efface
Tout s’efface de ma tête
C’est l’âge qui veut ma peau
Après ça sera ma gueule
Et le printemps de tes yeux
Mes yeux, déjà, la déveine
Que j’ai ! à peine te voient
Mes yeux aussi et ma gueule
Sont en train de s’effacer
Hier soir, tu vois, à La Chapelle
J’ai cru te voir au métro
C’était toi ou ta jumelle
Ton double… C’était pas toi ?
Tout s’efface de ma tête
Et le printemps de tes yeux
Si je les vois je te jure
Je crois que je bois du miel
Hier soir je disais ton double
Ou bien toi je ne sais pas
Je l’ai suivie par la rue
Qu’on dit du Département
C’était toi ou bien ton double ?
Tu sais, on faisait l’amour
Comme des ombres au chantier
Où il y avait Le Grand Parquet
C’était ton double tu crois ?
Tu n’aurais pas une jumelle ?
En tout cas c’était hier soir
Du côté de La Chapelle.
Je raconte ça –cette histoire de la pièce qui n’a pas eu lieu-, comme on dit « pour l’anecdote », en sachant qu’il n’y a pas d’anecdote en soi.

Toujours est-il que je voulais, dans et à travers une pièce de théâtre, étudier la mémoire –imaginer ce que peut laisser dans la mémoire des gens un lieu culturel disparu, ou, comme disait le titre, « sur le point de disparaître ». Et toujours est-il que ce déplacement, à partir de la mort supposée d’un lieu de culture m’a fait connaître un autre univers et m’a permis d’y entrer.

Comme si pour vivre il fallait toujours passer par la mort ? Pas forcément, je dirais plutôt comme si la culture était faite de mémoire et de déplacements.

Ce mot, déplacement, si je l’écris, tout en connaissant par ailleurs la valeur qu’il a en psychanalyse, produit dans mon corps un mouvement de l’épaule gauche. Mon épaule se soulève pendant que j’écris ce mot ; c’est je pense parce que, quand j’étais jeune –pendant des années-, j’étais basketteur.

Je veux dire que déplacement signifie pour moi, dans mon corps, parce que j’ai été basketteur, de manière immédiate, irréfléchi peut-être, que je suis en train de changer de direction, d’attaque par exemple, ou de défense. Mon corps en tout cas commence à bouger, se porte ailleurs presque avant déjà que je le sache.

Mon idée – je dis mon idée, mais elle doit être vieille comme le monde- c’est qu’on pense avec le corps ; ou, si on veut, aussi avec le corps et aussi que le corps pense.

Un jour on répétait avec Nathalie Sevilla et Willam Mesguich ma pièce Alice Droz. C’était à Montreuil. La Parole Errante d’Armand Gatti nous prêtait les murs d’une veille usine qu’ils devaient rénover pour leur association. Nous mettions nos affaires derrière une grande et lourde porte d’usine d’environ trois mètres de hauteur. La répétition était terminée, les acteurs discutaient et je suis allé chercher ma veste derrière la grande et lourde porte. Je revenais de ces vestiaires improvisés et allais retraverser le seuil de cette porte et j’ai fait un bond de deux mètres. Derrière moi la porte a fait un bruit d’enfer, elle venait de s’écraser sur le sol.

Sans mon « intuition » -ce bond subit-, je ne serais pas en train d’écrire ce blog. Et je pense aujourd’hui –pas avec le corps cette fois-ci, avec la tête- que cette « intuition » qui m’a sauvé la vie me vient du basket, d’avoir développé grâce à la pratique du basket une certaine capacité à réagir vite, à déplacer mon corps, à quitter brusquement le train-train ou n’importe quoi d’autre, à déplacer mon corps et à engendrer par ce déplacement physique un autre mouvement vital, qui à travers mon corps, ou via mon corps même, se fraye un chemin.

Le basket m’a toujours aidé et il m’aide toujours pour monter et descendre du métro bondé ! J’ai fait quatre mises en scène et le basket –le peu que je sais du basket- m’a aidé pour diriger les acteurs. Sans doute parce que ce sport, comme le théâtre, se joue en équipe et avec des individualités, et parce que dans les deux terrains il faut tantôt foncer et tantôt ralentir, parfois déplacer les forces, parfois changer l’angle d’attaque –« le diable c’est l’ennui » disait Peter Brook ; il voulait dire que la monotonie tue les spectacles. « Il faut créer la surprise » dans le théâtre et sur un terrain de sport il faut savoir surprendre. Il faut aussi savoir regarder l’ensemble du terrain, et il faut que le corps aille plus vite que la pensée. Dans les deux terrains il faut toujours être en mesure d’attaquer, tout en étant constamment détendu, car la détente est indispensable à la contre-attaque. Et il faut marquer des buts, autrement ce n’est pas du jeu. Et il faut savoir aussi, sur les deux terrains, qu’on peut gagner à la dernière minute, que tout dépend d’une personne ou de l’autre et non seulement de l’ensemble de l’équipe ; que ce n’est gagné ni perdu d’avance, qu’à la dernière seconde on peut faire la différence, et que celui qui crâne avant le match a toutes les chances d’être battu.

Il faut savoir tout cela dans le corps, grâce et à travers la pratique. Celle-ci est indispensable afin que le corps emmagasine ce type de connaissance, qu’on appelle expérience et qui est je crois quelque chose de plus : la connaissance muette du corps à corps avec les choses et de son corps propre via les choses et le monde.

Cette connaissance ne s’oppose pas à la connaissance intellectuelle ; elle la complète et l’enrichit, l’élargit et la rend modeste ou prudente, lui permettant de sous-peser les choses et de refréner ainsi, par exemple, les élans déductifs. Il faut avoir le pied marin aussi dans la pensée. Cela me rappelle que pour Hegel le marin était quelqu’un d’important, puisqu’il n’avance qu’en tenant compte de la mer et du vent.

Le football m’est aussi très utile, même si, étant hélas moins doué que pour le basket, je l’ai peu pratiqué. Mais j’ai vu beaucoup, énormément de matchs. Ils me servent parfois de modèle, je ne les cherche pas, à certains moments si je puis dire la mémoire « m’envoie » le souvenir de tel ou tel match, et je comprends ce que je dois faire, ou au contraire, ce que je ne dois surtout pas faire à ce moment. Tout dépend du moment aussi. Ne pas me découvrir par exemple, ou au contraire me découvrir, foncer et risquer le tout pour le tout si le moment est opportun. On sait cela, la maxime dit que la meilleure défense est l’attaque. Mais, bien sûr, pour que cela ait un sens il faut connaître ses forces, celles de son corps et celle de son équipe, sans oublier celles de l’équipe adverse et les particularités du terrain sur lequel on se trouve, ce jour-là, à telle heure, à tel moment.

Le basket et le foot m’aident beaucoup quand j’écris du théâtre, quand je mets en scène, quand je vais dans la rue et quand je pense.

Si tout cela me vient du basket, cela me vient aussi de ma vie de travailleur. J’ai travaillé dans des chantiers –comme manœuvre maçon et comme peintre en bâtiment-, et aussi en usine, et c’est vrai que les ouvriers ont ce type de connaissance ; celle pas bavarde, silencieuse et efficace, précise, de celui qui connaît la matière et s’y affronte, ou pour mieux dire, s’y coltine, s’y mesure, « fait avec ». J’ai aussi vendu des journaux, quand j’étais enfant : les jambes y sont très importantes, comme au basket, comme au tango.

« c’est comme faire un mur

L’autre jour – on répétait notre spectacle Tangos, slams et coplas- il y a eu une petite bagarre entre les membres de l’équipe artistique. Une demi-heure plus tard on avait trouvé la solution et les esprits s’étaient calmés. J’ai eu l’impression que la guitariste, Lucie Delahaye, qui est très jeune, était un peu affectée par cette discussion passionnée. Alors il y a eu une phrase qui m’a sorti de la bouche (je dis « qui m’a sorti de la bouche» parce que je ne l’ai pas « pensé » avant de la dire). La phrase disait : « c’est comme faire un mur ». Lucie m’a demandé « qu’est-ce que tu veux dire ». Je lui ai dit à peu près ceci : quand on fait un mur on transpire, on fait des efforts, on se coltine les matériaux, la lourdeur des briques et les crampes aux pattes, la poussière de la chaux et du ciment, on n’est pas jolis à voir, on est décoiffées et on sent mauvais, mais à la fin il y a un mur, et déjà un bout de la maison !

Je ne sais pas si le basket me sert pour la poésie, pour les slams, pour les tangos, mais c’est sûr que je les écris et avec ma tête et avec mon corps.

Hugo

Si je dis Panam
Je sens que mon âme
Respire, un slam
Dilate mon cœur
Mais parfois j’ai peur
De perdre mon âme
Je veux dire Panam
J’ai pas de papiers
Je vends des journaux
C’est pas le problème
Et je suis Roumain
Plutôt européen
Pourtant j’ai très peur
J’aime trop quand la Seine
Fonce et s’affranchit
Et va à la mer
Je suis nostalgique
Mon âme est gitane
Mais j’aime, c’est bête
Panam, pourquoi ?
Je vends des journaux
Gare de l’Garenne
J’traîne à Panam
Près de Notre Dame
J’aimais le bossu
De la Cathédrale
Et aussi une gitane
Je crois Esmeralda
Mon père l’adorait
Ce foutu roman
D’un mec, Hugo
Il disait mon fils
Va pas à Paris
Pour crever la dalle
Embrasse les dalles
Qu’Hugo a foulé
Je disais Papa
Pourquoi tu voudrais
Qu’un jour je m’en aille ?
Il disait mon fils
Faut que tu travailles
Déjà je suis vieux
Et ta mère est morte
Referme la porte
J’ai à te parler
Un jour il est mort
Et je l’ai quitté
J’ai porté son corps
Jusqu’au cimetière
On s’est dit au revoir
J’ai embrassé la vitre
Ensuite aussitôt
J’ai pris l’autobus
Après j’ai marché
Et la frontière
Je l’ai traversé
Mêlé à la nuit
Maintenant aussi
Je marche la nuit
Faut jamais dormir
Au même endroit
J’aime bien La Garenne
C’est un lieu discret
On nous chasse pas
Comme des lapins
Tu vois le langage
Parfois est menteur
Et dis le contraire
De cela qui est
On nous chasse pas
Pourtant la garenne
Est une foutue race
De foutus lapins
Je pense à mon père
Près du père Lachaise
Où parfois je crèche
Tout près de l’entrée
Il y un Hongrois
Qui m’ouvre la porte
Je dors dans une tombe
Qui est déshabitée
Le Hongrois me porte
Parfois un café
Quand il fait sa ronde
Au petit matin
Il me crie Roumain
T’ouvres pas les yeux ?
On te croirait mort
Putain, nom de Dieu !
Je lui dis ça va
Je suis fatigué
Il me dit dépêche
T’as pas de papiers
Moi je prends des risques
Prends vite un café
Tu dois t’effacer
Revenir la nuit
Comme les zombies
Jamais en plein jour
Comme les bourgeois
Après, à Saint Lazare
Je chope mon train
Je vais à la Garenne
Vendre mes journaux
On me paye au black
Un mec qui est blond
Parfois le langage
Est un peu trompeur
Mais j’apprends les vers
De Victor Hugo
Sublimes vraiment
Sur la liberté

Miguel Angel Sevilla

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