Où j’apprends que nous ne connaissons pas grand chose sur la réalité de notre pays.
En supposant que les Monts du Forez permettent de tester notre aptitude à appréhender la réalité diversifiée de notre pays, nous avons largement de quoi nous inquiéter.
J’ai croisé une trentaine de personnes en région parisienne. A part une dont le mari était originaire du coin, personne ne connaissait les Monts du Forez.
…C’est un territoire de passage…
Impossible de citer le nom d’une ville, ici il n’y a que des villages, des bourgs, des toutes petites villes.. Montbrison, Boën, Feurs, alors qu’à moins de 100 km se trouvent Saint Etienne, Clermont Ferrand, Roanne, Lyon.
Le territoire des Monts du Forez (Pierre Haute : 1634 mètres ) est composite. La plaine y occupe une place importante.
Les Monts sont à cheval sur trois départements : Loire, Haute Loire et Puy de Dôme
Quelle grande entreprise a son siège sur le territoire ? Aucune.
Il y en a eu bien sûr, mais elles sont parties, comme sont partis tous ceux qui pensaient qu’ils pourraient trouver du travail ailleurs.
Nous citadins fréquentons le plus souvent des personnes habitant d’autres villes. Les territoires ruraux… nous les ignorons. Et c’est normal, la modernité, la connaissance, la politique, la culture les médias, bref tout ce qui bouge se situe en ville. Bref, nous pourrions dire que la ruralité est une valeur de décroissance et qu’en conséquence le progrès se situe ailleurs.
A y regarder de plus près, c’est à dire en se donnant seulement le mal d’aller sur le terrain à la rencontre d’un pays et des individus qui l’habitent, on en viendrait plutôt à penser que l’archaïsme est plutôt du côté de ceux qui ne prennent en compte la réalité que si elle est conforme à leurs habitudes, à leurs impasses pour ne pas dire à leurs ostracismes. Ainsi en caricaturant à peine, il faudrait dans la France d’aujourd’hui oublier… les ouvriers, il n’y en a presque plus, les paysans, ils sont rétrogrades, les classes populaires qui ont la tête si mal faite qu’ils votent de plus en plus à l’extrême droite, etc …
Plusieurs reportages effectués dans différentes régions de France, dont les Monts du Forez nous amèneraient plutôt à mettre en avant une hypothèse inverse :
Quelle que soit notre tribu d’origine, quel que soit son capital culturel, symbolique, sa vision du monde ne vaut que si elle accepte la confrontation et l’apport d’autres tribus, groupes, classes sociales en vue d’élaborer une synthèse qui devienne la vision commune d’une majorité de citoyens. A ce titre déjà la ruralité mérite d’être regardée de plus près.
Que nous apprennent les Monts du Forez sur la ruralité ?
Déjà que la notion n’est pas simple. Est rural ce qui est lié à une activité agricole. Est considéré également comme rural ce qui est éloigné de la ville, de son mouvement et de son gigantisme.
La notion recouvre également des réalités géographiques et économiques contrastées en fonction de l’altitude des communes concernées et de la nature des sols.
Dans quelle catégorie placer Sail sous Couzan qui fut un bourg à 95% ouvrier ? Selon quelle logique fonctionnent les lotissements péri-urbains qui accueillent des travailleurs des villes dans des campagnes déshumanisées ?
Globalement et c’est presque une tautologie, ce qui est du domaine rural obéit plus facilement aux lois de la nature que l’urbain.
Dans ce domaine également on assiste à un glissement des catégories, le souci écologique venant rappeler aux urbains certaines règles qu’ils ont pu oublier.
La ruralité est également synonyme d’exode. On va étudier ailleurs, on va chercher un emploi ailleurs. Le retour au pays de la jeune génération n’est pas encore assez important pour contrebalancer l’exode précédent. Mais il est significatif d’un attachement, d’une solidarité avec le sort d’un pays que l’on ne souhaite pas abandonner.
Pour beaucoup ruralité est synonyme de retard. Hors aujourd’hui la perte de repères est telle que l’on peut se demander si ceux qui semblaient avoir un train de retard face à la voie royale de l’urbanisation, ne sont pas plus en position d’attraper le train d’après que les habitants des villes ?
Concernant les relations entre individus sur un territoire rural.
Jean Luc Buffet et Agnès Bony mettent en avant une notion plutôt prometteuse : celle du face à face direct.
Combien de pages ont été écrites sur cette proximité qui étoufferait les individus pris dans un réseau de relations où, que l’on le veuille ou non, on rencontrerait toujours les mêmes personnes. On a beaucoup glosé sur cet entre- soi. Pourtant ce mode de sociabilité a des aspects positifs. En face à face direct les opinions déclarées de chacun peuvent passer au second plan.
« le faire ensemble » favorise la réunion de gens qui peuvent être amenés à s’apprécier au delà des préjugés de départ.
Ainsi à Boën sur Lignon face à la vindicte du Front National concernant les demandeurs d’asile, s’est créé un collectif de soutien réunissant toutes les personnes rejetant la haine de l’autre.
Le face à face direct a permis et de redonner une dimension humaine au problème. En échange de l’accueil, les demandeurs d’asile ont ouvert une fenêtre sur le monde à leurs hôtes.
Autre exemple : la reconstruction du château de Goutelas. Une utopie politique et sociale a pris corps grâce à l’alliance d’ouvriers, de paysans, d’intellectuels et d’artistes. Faire ensemble, au delà des divergences d’opinion, cela signifiait que tous voulaient redonner une chance à un territoire en déperdition.
Ironie du sort, en donnant la priorité au projet, le territoire des Monts du Forez s’inscrit dans une modernité transversale qui ici réussit à dépasser les clivages existants comme également à mettre en brèche une verticalité française plus apte à régir un royaume de droit divin, qu’une république des égaux.
Sur ce même territoire, Didier Chaut nous apprend que les médiathèques de la région ont été mises en réseau. Grâce à la création de points de chute dans tous les villages, chacun, où qu’il habite, peut dans un délai record disposer du document demandé.
Impossible ou possible ?
Serait impossible ce qui est irréaliste et possible ce qui est réaliste. L’aventure du château de Goutelas fait voler en éclat cette dichotomie simpliste. Là où la passion des hommes, l’envie de servir une cause ensemble existe, il est possible, contre toute attente, de renverser des montagnes. Des hommes comme Paul Bouchet, Michel Houzet ont été des véritables passeurs, des catalyseurs d’énergie. A partir de Goutelas comme de Sail sous Couzan, il y a eu essaimage dans tous les domaines. Ce ne sont pas seulement les compétences des uns et des autres qui sont mobilisées, pas seulement les énergies. Le déverrouillage du réel mobilise une force qui appartient au domaine symbolique. Sur un territoire en perdition, l’émergence de héros incarnant une cause, autorise tout un chacun à retrouver une capacité de résistance idoine. L’émergence d’un réel lisible, crée un potentiel d’action.
On peut dire : ces gens sont des endormis, des irresponsables incapables de s’opposer à l’adversité. On ferait sans doute mieux de comprendre que la plupart d’entre nous ont sur leur vie le même regard que ceux qui les dominent. Ils n’existent pas, ils ne sont pas autorisés à bouger le petit doigt. Goutelas, Sail, L’Agip, Le Forezestival, le Fouillafest,le festival des Monts de la balle, etc,etc, ont créé des sagas, une sorte de roman régional…progressiste qui parle à l’imaginaire de tous. Le rêve est aussi un puissant levier d’action.
les concepts sont certes indispensables, mais c’est une histoire haute en couleur qui nourrit l’énergie collective.
A Goutelas en 1965, Duke Ellington est venu donner un concert gratuit. L’électricité n’était pas encore installée. Il est arrivé sur une carriole tirée par un cheval. Les enfants du coin porteurs de torches lui ont fait une haie de lumière. Le Duke resplendissant dans son loden blanc est descendu de son véhicule pour dire à « ses frères » combien il était heureux d’être parmi eux. Musique, fraternité au delà des frontières, joie du faire ensemble et de contribuer à créer l’évènement … Qui pourrait oublier cela ? Les images dites d’Epinal nourrissent utilement le changement. Nier l’importance du symbolique est une façon comme une autre de geler un rapport de force.
La culture ça pousse comment ?
Pour simplifier, on discernera deux formes de culture , une qui correspond à une vision statique de l’univers, elle met à son profit des références, un savoir , elle fonctionne le plus souvent comme un signe d’appartenance à un groupe social, elle est plutôt d’ordre statutaire.
Une autre culture existe, une culture en mouvement, elle contribue à une meilleure intelligence du monde et en allant plus loin à une volonté d’émancipation. Dans les années 50/60 le parti communiste français a été l’acteur qui a travers l’éducation populaire a permis aux travailleurs de se doter d’outils structurant leur réflexion comme leur ambition humaine et sociale.
Concernant le substrat culturel des Monts du Forez, quatre traits significatifs nous semblent devoir être mis en avant :
– Un fait historique : l’implication très forte du territoire et de ses habitants à la résistance à l’occupant.
– Un environnement de luttes ouvrières et de solidarités principalement à travers le bassin minier, les villes de Lyon et Roanne.
-La vitalité de la religion catholique versus une pratique de la solidarité et une grande sensibilité face aux inégalités et tragédies du monde.
-L’attachement de la population locale à son territoire et à son devenir incertain. Ici encore « le faire ensemble » prend heureusement le pas sur les divergences d’opinion affichées.
A quoi sert donc la culture si elle ne favorise pas le mouvement des intelligences et des parcours de vie ?
C’est bien le problème auquel se heurtent les associations rencontrées. A une offre culturelle affichée, beaucoup répondent : « ce n’est pas pour nous » parce qu’ils ont conscience que les privilégiés disposent des clés ou des codes leur permettant de faire partie du club très en vue de ceux qui savent alors qu’eux, quels que soient les efforts déployés, sont voués à la stagnation ou pire à la régression.
L’aventure du château de Goutelas, ce n’est pas un hasard, a été initiée dans le courant des années 60. Le moins que l’on puisse dire est que le contexte économico- social et politique a bien changé. Toutes les associations rencontrées en ont conscience. Le mot culture pouvait intimider, aujourd’hui il est source de rejet. Les associations sont donc obligées de faire de la stratégie, de ruser pour maintenir quelque chose qui pourrait ressembler à « un lieu commun » fédérateur. Ainsi profitant de l’aura du célèbre roman pastoral du 17ème siècle écrit par Honoré d’Urfé, « L’Astrée » soit plus de 5000 pages réparties en 12 livres, les édiles des Monts du Forez proposent aux touristes comme à la population locale, adultes et enfants réunis, de parcourir « les chemins de l’Astrée, soit 4 parcours inspirés du roman et permettant en compagnie de comédiens, chanteurs, danseurs de découvrir de façon ludique, l’histoire et les beautés du territoire.
Il faut aussi noter, que les institutions ont pris de conscience des discriminations subies par les territoires ruraux qui disposent de 10 fois moins d’investissement culturel par habitant que les villes voisines. Afin de rétablir un équilibre la Drac Rhône Alpes a donc mis au point un dispositif permettant aux communes rurales créatrices de projet de trouver les moyens de les mener à bien.
A quoi servent les associations, à oublier la politique ?
ici, comme dans la plupart des régions de France on s’engage beaucoup. On s’engage pour la citoyenneté, pour l’environnement, pour l’écologie, pour les demandeurs d’asile, les chômeurs, pour la musique, pour un meilleur vivre ensemble, pour partager l’héritage patrimonial et culturel, pour faire avancer des projets alternatifs ou non, mais rarement pour faire de la politique ensemble.
Ici si les responsables politiques sont appréciés c’est tout simplement comme le souligne Bernard Mioche, que dans une sphère d’influence aux enjeux restreints, ces hommes et ces femmes sont d’abord au service du public avant de penser à servir leurs intérêts, ou à parader dans les médias. On a beau jeu de se moquer de la politique de clocher. Mais elle est aussi capable de redonner de la chair à ce qui est devenu trop abstrait. Serait- il possible de redonner une dimension locale à la politique au cœur des grandes villes ?
Les associations ont conscience qu’elles doivent s’unir, passer des accords pour être plus efficaces. Elles sont réservoir d’énergie, de créativité, de militantisme souvent joyeux, Mais mettent-elles en cause le système ou au contraire servent-elles à le conforter ?
Marie Debeaux, 23 ans, militante active et heureuse reconnaît que son action au sein des associations lui permet de « subir le reste ». Le système dans lequel nous vivons est d’autant plus dynamique qu’il a des adversaires pointus. Y-a-t-il un seuil de tolérance, au delà duquel il y aurait nécessité d’une reconfiguration, par l’invention d’un nouveau schéma politique ?
C’est tout à fait possible, si on pense que ce n’est pas la nature des associations qui détermine leur acceptation ou refus du système, mais plutôt l’état des rapports de force et la capacité des groupes humains à formuler une alternative intelligible , valorisante et pourquoi pas ludique.
Ici on sait que la reconstruction du monde passe plus facilement par « le faire ensemble » que par l’agrégation d ‘opinions partagées. On a aussi appris que la rencontre physique des individus est d’autant plus essentielle que cette proximité jointe à la transversalité d’Internet pourrait les autoriser à défier la verticalité de l’appareil d’Etat.
On peut aussi se demander si face à la difficulté d’accéder au monde du travail, l’opposition binaire entre le secteur public et le privé ne mériterait pas d’être dépassée par la mise en avant d’un mode de propriété collectif de type coopératif ?
Puisque l’économie est le nerf de la guerre, puisque la destruction des individus exclus du monde du travail paralyse tout projet démocratique de renouveau, ne faut-il pas agir en priorité là où ça fait mal ?
Est-ce possible d’avancer, en ignorant les autres, en les abandonnant ?
A ce stade de notre périple dans différentes régions de France, trois points peuvent être mis en avant :
– On ne peut que constater l’abandon par l’Etat et par les acteurs politiques nationaux de pans croissants de la population. Cet état de fait se traduit par un rejet du politique, de ceux qui ont exercé le pouvoir au mépris des aspirations populaires. Restent en lice, ceux que l’on n’a pas encore essayé, très souvent situés à l’extrême droite.
-Cet abandon est en partie contrebalancé par différentes formes de solidarités et d’invention à l’échelle locale. Les Monts du Forez en sont un bel exemple.
-Les médias nationaux les plus puissants se gardent bien de mettre en avant ce qui émerge de positif localement. De plus, dans une France centralisée, les régions ne pratiquent guère un échange de « bonnes pratiques » leur permettant d’importer sur leur territoire ce que les autres régions ont testé.
Face à d’autres régions mieux connues, les Monts du Forez, pourraient devenir, « cet autre » indispensable à la croissance de chacun. Ici Les avancées sur la jeunesse sont très stimulantes. Les jeunes des Monts du Forez à qui les institutionnels ont fait confiance sont-ils si différents des jeunes qui vivent dans d’autres régions ?
Ici, les politiques ont fait confiance aux jeunes. il sont fait le pari que cette confiance était le meilleur carburant possible pour qu’un individu soit capable de prendre son destin en main et assumer une responsabilité solidaire. Si l’expérience est probante dans les Monts du Forez, comme elle l’est dans d’autres pays, pourquoi ne le serait-elle pas dans d’autres régions de France ?
Tous ceux qui font confiance aux autres et à la jeunesse en particulier, affirment ainsi leur propre force.
Parions plutôt sur l’ouverture que sur le repli. Vos prochaines vacances, vous les passerez peut être dans les Monts du Forez !
François Bernheim
Cet article est le quatrième d’une série mis en ligne sur ce blog et également sur Médiapart.
Les trois précédents articles étaient intitulés :
1/
Dans les Monts du Forez une ville qui accueille volontiers les migrants, c’est possible !
(Boën sur Lignon)
2/
Ouvriers, paysans, intellectuels unis pour reconstruire, dans les Monts du Forez, c’est possible.
( L’aventure du château de Goutelas, Sail sous Couzan, etc )
3/
Faire confiance à la jeunesse, c’est possible dans les Monts du Forez.
(des associations comme l’ Ajip, L’esperluette, Stop Gaspi etc )
Merci
à toutes les personnes rencontrées qui m’ont consacré du temps et m’ont apporté de précieuses informations.
Sandrine Bernard, Adeline Crepet, Didier Chaut, Marielle et Bruno Daublain, Baptiste Delhomme, Marie Debeaux, Xavier Dejob, Clément Gaumont, David Gay Arnaud, François Gaynon, Lionel Jamon, Michel Houzet, Maeva Lecordier, Marie Claude Mioche, Bernard Mioche, Jean Paul Portant, Robin Thierry, Mathieu Rogue, Pascal le Roy, Carole Venet. Merci encore plus fort à Irène Guillot et ses précieux conseils ainsi qu’à Agnès Bony et à Jean Luc Buffet qui m’ont si amicalement hébergé et accompagné.
Merci pour notre Pays