Une nouvelle de Maryse Vannier
Aline était une matineuse. Les matins d’hiver, elle abandonnait son lourd édredon rouge, les deux pieds en avant posés sur les tomettes glacées. Le soir, elle n’avait pas quitté son caraco ni sa longue culotte de percale, serrée aux genoux par un lacet et un volant de dentelle. La veille, elle avait bassiné le lit avec une brique réchauffée devant les flammes de la cheminée de l’autre maison, qu’elle avait enveloppée dans un tissu ou un journal. Sa chambre ne possédait aucun chauffage. Au réveil, Aline admirait sur les vitres les fines ramures que le gel dessinait. Elle enfilait ses bas qu’elle roulait autour de ses genoux sur un large élastique, remontait jusqu’à la taille une longue jupe de serge noire, levait les bras pour revêtir un chandail brun qu’elle nommait « sa laine », sanglait autour de sa taille un tablier de cotonnade noire fleurie de petits pétales d’aubépine ou de violettes, jetait sur ses épaules une pèlerine qu’elle avait réalisée elle-même, au crochet, avec des restes de laine qui dessinaient des rayures alternées de noir, de gris et de marron. Elle ne portait jamais aucun manteau. Les jours de très grand froid, elle ajoutait des chaussettes de laine épaisses qu’elle savait tricoter à cinq aiguilles, assise sur son pliant, au milieu du champ où paissaient ses trois vaches. Les pieds dans ses galoches de bois adoucies d’un peu de paille, elle sortait de la maison, sa brique sous le bras, humait l’air matinal, observait l’aube naissante pour connaître le climat du jour. Elle ne s’y trompait pas et, pour conduire ses vaches au champ, ne s’embarrassait de sa cape imperméable qu’à bon escient.
Elle habitait à l’extrémité de cette maison qu’on appelle « longère ». A son logis, constitué de trois pièces, faisait suite l’écurie du cheval surmontée d’un grenier à foin, puis le logement de Pierre, son mari : une pièce humide et glacée inoccupée et une grande salle chauffée par la cheminée qui lui servait de chambre et qu’ils utilisaient ensemble pour la cuisine et les repas dans la journée. La bâtisse se terminait par l’étable des vaches.
Ils s’étaient mariés, sans s’être choisis, en 1904, par des arrangements des deux familles : échange de dettes et de terres. Leur seule fille était née en 1913, d’une exaspération due à une soirée d’été chaude et orageuse. L’année suivante, Pierre était mobilisé. Il avait vécu quatre années dans les tranchées, sous la mitraille, du Chemin des Dames à Verdun, utilisé comme brancardier à courir entre les lignes, guidé par les hurlements des blessés et à charger sur la toile du brancard, des corps arrachés, poisseux de sang et de boue. Un matin, son coéquipier, décapité par un obus, avait persévéré quelques pas avant de s’écrouler avec le blessé. Les cheveux de Pierre avaient blanchi en quelques jours.
A la fin de la guerre, Pierre était rentré sans blessures mais les gaz d’ypérite qu’il avait aspirés lui faisaient une respiration sifflante et précaire qu’il tentait d’apaiser avec des pulvérisations projetées au fond de sa gorge grâce à une poire de caoutchouc rouge. Aline l’observait, écœurée et dégoûtée par les râles et les crachats. Pierre avait rapporté son livret militaire qu’elle n’avait jamais consenti à ouvrir et une médaille qui s’oxydait dans un placard. A sa mort, elle apprit qu’il avait été décoré de la Croix de Guerre pour sa bravoure ce qui la laissa de marbre. C’était de circonstance pour l’enterrement !
La vie de couple, avec une fille de cinq ans qui n’avait pas connu ni aimé ce père absent, aurait pu reprendre son cours, guérir les souvenirs terrifiants du père et les fatigues d’une mère seule aux travaux des champs. Mais Pierre habitait ses nuits de cauchemars et de hurlements que ne pouvaient supporter ni Aline, ni la petite. La décision d’Aline de se réfugier avec sa fille dans le logis situé à l’autre extrémité du bâtiment pouvait se comprendre et apparaître comme une parenthèse passagère dans l’attente d’une sérénité retrouvée de Pierre.
D’année en année, leurs vies s’étaient séparées : Pierre avec son cheval et Aline avec sa fille, ses vaches, ses volailles et son potager. Ils se rencontraient autour de la table pour les repas. La communication était rompue. Mère et fille avaient vécu ensemble pendant quatre ans et continuaient en ignorant Pierre. L’argent des cultures allait à Pierre et celui de l’élevage à Aline. La petite vivait sans parents ; elle était la fille de sa mère.
Les années passent et rien de cette organisation ne se modifie. Pierre consomme seul ses cauchemars, sa respiration empêchée et ses crachats. Aline s’avance en âge et sa fille devient adolescente.
Ce matin de printemps timide et brumeux, elle a seize ans. Matineuse comme sa mère, elle se réveille dans le piaillement joyeux des oiseaux et les parfums melliflus des premières fleurs. Ensemble, elles longent la bâtisse. Pendant qu’Aline ira traire les vaches, sa fille soufflera sur les braises cachées sous la cendre de la cheminée pour enflammer les brindilles de bouleau et la charbonnette de hêtre. Elle fera griller les tartines plantées sur une fourchette devant les flammes et recueillera les tisons dans le petit fourneau pour y chauffer le lait dans lequel elle jettera une poignée de chicorée. Elle a grandi, elle sait tout des tâches de la ferme.
Les trois bols sont pleins sur la table, le pain est roussi, le beurre attend de fondre sur la tartines. Toutes deux s’installent. Pierre n’est pas encore là.
- Il est sûrement à l’écurie, dit Aline. Va le chercher, le lait va refroidir.
Elle sort et revient aussitôt.
- Maman, la porte de l’écurie est fermée à clé.
Il leur faudra longtemps de tentatives pour faire tomber la clé restée dans la serrure. Un brin de bois se brise. Aline court chercher un fil de fer. Il faut le tordre, le pousser doucement encore et encore. Enfin, la clé tombe à l’intérieur de l’écurie. Pousser la porte de toutes leurs forces réunies ne suffit pas. La serrure est solide. Aline revient avec une boîte remplie de clés rouillées. A la ferme, on ne jette rien, on conserve tout.
Une à une, les clés sont essayées. Enfin, la serrure abandonne sa résistance. La porte s’ouvre.
Le corps de Pierre, pendu à la mangeoire oscille lentement sous les poussées affectueuses de son cheval.
Aline et sa fille retournent devant la cheminée. Le lait a refroidi.