Le 3ème article de la série « le journalisme qui résiste au temps » a été écrit par Catherine David pour le NouvelObs.com. Il a été publié le 16 Avril 2005. Le 4ème article écrit par Mathias Edwards en 2013 pour Doolittle sera en ligne le Lundi 8 Juin. Un couple gay a trouvé un bébé dans le métro new-yorkais.
Les audaces tranquilles de Pierre Lembeye
Il n’y a pas de clef des songes
Pour ce psychanalyste à l’esprit libre, un siècle après Freud, il est urgent de retrouver le « génie du rêve », trop longtemps asservi à « l’emprise de l’éveil ».
« L’homme descend du songe », nous dit Pierre Lembeye dans cet essai lumineux, et la formule (empruntée à Antoine Blondin) se révèle sous sa plume d’une justesse frappante. Le rêve n’est pas le propre de l’homme, rappelle ce psychanalyste à l’esprit libre, le rêve nous précède et nous engendre, il est apparu au cours de l’évolution avec l’émergence des animaux à sang chaud, dits « homéothermes », après l’extinction des dinosaures il y a 65 millions d’années. Le rêve n’est pas réductible à une réminiscence du passé, à une remise en forme d’éléments préexistants, il est créateur, porteur d’avenir. « Il nous faut transpasser les théories en usage et ne plus confiner le rêve à un rapport au passé. » Avec une audace tranquille, Pierre Lembeye nous fait voir à quel point notre horizon s’est rétréci depuis que nous avons chaussé les lunettes de Freud. « Le rêve n’est plus que le discours symbolique d’un individu et ne compte plus que comme récit. »
A l’orée du XX° siècle, croyant avoir trouvé la clef des songes, Freud postulait que les rêves avaient tous un même but caché, une même logique sous-jacente : la réalisation imaginaire d’un désir inconscient. Il avait examiné de nombreux textes anciens sur le rêve, l’oniromancie, la divination, mais pour mieux les rejeter dans les ténèbres de l’ère pré-scientifique. « L’interprétation des rêves » était désignée comme la « voie royale vers l’inconscient ». Dans la vulgate freudienne, puis lacanienne, le rêve est individuel, révélateur de l’histoire personnelle de chacun, limité au sac de peau. Le récit du rêve (et non le rêve lui-même) peut être interprété, grâce à la théorie psychanalytique, un peu à la manière d’un rébus. Cette interprétation est censée faire apparaître le « contenu latent » du rêve sous son « contenu manifeste ». Un siècle plus tard, constate Pierre Lembeye, les fondations de cette vulgate ont volé en éclats. « Ce mythe et ses rituels n’ont pu qu’exacerber l’individualisme et la dépression de l’homme contemporain. »
A l’ère de la complexité, les explications univoques sont abandonnées dans tous les domaines. Il n’y a pas de clef des songes. Le rêve n’est pas à sens unique. « Il y a des rêves diagnostiques, constatifs, pronostiques, thérapeutiques… » Le rêve peut réaliser un désir, mais aussi bien mettre en scène ou en garde, conjurer, annoncer, prédire, prophétiser. Il n’est ni bon ni mauvais, il est bon à tout faire. « Si des rêves travaillent à nous soigner, d’autres en revanche tendent à maintenir, à accroître nos déséquilibres. Certaines formes oniriques, coups de tonnerre dans un ciel serein, sont les premiers signes de tumeurs. » Ainsi, le rêve ne se donne pas seulement comme « souvenir », mais comme « survenir » . Il n’est pas indifférent que Mozart ait rêvé le thème de « La Flûte enchantée », que Descartes ait rêvé ses méditations, que la théorie de la relativité soit apparue à Einstein en songe. « Comme le symptôme ou le jeu, le rêve inaugure.»
Le rêve n’est donc pas réductible au récit qui en est fait. Il a ses propres raisons, que la raison de l’éveil ignore. Selon Pierre Lembeye, le rêve a souffert d’être « disséqué, analysé, interprété, théorisé, scannerisé », selon des « modalités issues de l’éveil » qui s’entendent pour le réduire à une « peau de chagrin ». De ce point de vue, précise-t-il, la psychanalyse ne diffère pas de la neurophysiologie d’un Michel Jouvet. Dans les deux cas, l’homme éveillé se penche avec sollicitude sur le rêveur, en négligeant son incoutournable point de vue. Or, « le réel onirique est tout aussi réel que le réel de la veille. »
Et le rêve n’est pas seulement relié au passé d’un individu. « Le rêve n’est pas une voie mais un royaume. Pour sa part majeure l’inconscient n’est pas individuel. Le rêve raconte à sa façon l’époque. » Le rêve circule, s’échange, se partage. Témoin le rêve fameux des déportés, raconté par Primo Levi, et que Lembeye considère comme « un rêve collectif qui annonce prophétiquement l’indifférence, le refus, le silence des non-déportés à l’annonce d’Auschwitz. » De même, les rêves recueillis par Charlotte Beralt parmi les citoyens allemands à l’époque de la montée du nazisme, présentent de troublantes similitudes : « D’évidence, le rêve collabore au régime ». Après l’attentat du 11 septembre, comme à travers les rêves des enfants palestiniens pendant l’intifada, Lembeye retrouve aussi des thèmes persistants, des images obsédantes.
« L’ « onirêtre » prime sur le « parlêtre ». C’est le rêve qui dicte à la philosophie et non la philosophie qui prescrit au rêve ». Car nos mythes, nos inventions, nos crimes sont aussi les enfants de nos songes. Le rêve existait bien avant le langage, le récit, l’écriture – et la linguistique. Il est attesté avant de pouvoir être raconté, chez le foetus et le nourrisson par exemple. Il ne peut donc être « structuré comme un langage », comme le pensait Lacan. La perspective s’inverse : sans l’activité onirique des primates, c’est le langage qui n’aurait pu prendre forme. Le rêve n’est pas seulement relié à l’inconscient collectif « restreint à l’humanité », comme le pensait Jung, mais à « un insconscient collectif généralisé incluant une certaine complexité du vivant». La vérité du jour n’annule pas les intuitions de la nuit. « Ne faisons pas gouverner l’éveil sur le sommeil ni le sommeil sur la veille, mais accueillons l’entrelacs des deux, la mémoire de l’un dans l’autre. C’est dans cet entrelacs que se découvre l’unité de l’être au monde. Ne plus asservir rêve et sommeil à l’éveil, se dégager du primat de l’éveil, telle est la tâche urgente ».
Catherine David
« L’homme descend du songe », par Pierre Lembeye, Buchet-Chastel, 166 pages, 18 €
Pierre Lembeye est psychiatre et psychanalyste. Il participe à de nombreux séminaires à l’Ecole freudienne de Paris, à Confrontation, au Collège de psychanalystes, au Collège international de philosophie ou à l’Institut de psychanalyse. En 2001 il a publié « Nous sommes tous dépendants » (Odile Jacob)
« L’homme descend du songe »
évocation aussi riche, pertinente que propice à nous faire planer