Vous qui vous dites 3 fois hélas par jour, vous qui pourriez assez facilement désespérer du genre humain. Lisez plutôt le texte d’Yves Citton « Bricolages contre un désastre annoncé » dans le N° 70 de la revue Vacarme. Stimulant, jouissif, merveilleusement incomplet tant que vous ne vous en serez pas emparé.
Est-il possible de penser que la dénonciation d’un ordre injuste ne rend pas forcément juste celui qui va prendre la place de l’honni ?
Avons nous assez d’énergie et surtout assez de clairvoyance pour haïr sans nuances nos ennemis ?
L’autre, les autres que représentent-ils pour nous. Un empêchement absolu, un empêchement relatif doublé d’un stimulant ?
Est-ce grave d’être dérangé ? est-ce possible de picorer , bricoler pour que moi devienne aussi nous ?
Quelle musique entend et produit celui qui écrit ?
Les jazzmen qui improvisent , construisent leur chant en s’appuyant sur l’autre ne sont-ils pas des musiciens ?
La bienveillance, celle qui se substitue aux a priori négatifs est-elle une compromission ou une ouverture vers…je ne sais pas encore, mais j’y songe !
Pour commencer un cadeau :
Extraits d’entretien réalisé par Valentin Chémery, Thibault Henneton, Philippe Mangeot & Pierre Zaoui
Comment ventriloquer les auteurs du passé, écrire sans avoir d’idées, lire et penser à l’arraché, résister aux litanies de l’impuissance, combattre les saloperies sans haïr ceux qui les font ? En quoi notre sentiment de vulnérabilité est-il une force ? Faut-il prendre acte des rationalités antagonistes ou cultiver la partialité. Un manuel d’empowerment, avec l’auteur de Mythocraties, de L’Avenir des humanités, de Renverser l’insoutenable et de Pour une écologie de l’attention [1].
Vous écrivez beaucoup, vous semblez enthousiasmé par une multiplicité de nouvelles façons de penser et d’agir. Comment faites-vous pour n’être pas déprimé par l’époque ?
Ma prolixité n’est pas un titre de gloire dans une époque de surconsommation et de productivité inflationniste.
Sans doute je devrais avoir honte de n’être pas plus profondément désespéré que je ne le suis… Mais, parler de sa déprime, de sa nostalgie ou de son impuissance, me semble absolument sans intérêt.
L’analyse de l’impuissance, aussi terrible soit-elle, ne sert-elle pas une certaine puissance de la vérité ? C’est en tout cas la position de toute la tradition du pessimisme révolutionnaire, mais aussi d’une certaine heuristique écologiste de la peur et de l’apocalypse… Trouvez-vous du mérite aux « catastrophistes éclairés » d’aujourd’hui ?
Le catastrophisme, ce serait la position, par exemple, d’un Yann Arthus-Bertrand, dans son documentaire Home ou d’un Al Gore, Une vérité qui dérange. Cela a sans doute eu des effets mass-médiatiques non-négligeables. Mais je me demande si de tels discours font davantage partie du problème ou de la solution.
Je préfère de loin la démarche d’une Ruth Stégassy dans Terre à terre, cette émission sur France Culture que j’écoute comme un rituel de santé mentale autant que comme une source d’informations. Au lieu d’accumuler des statistiques vues depuis les satellites, elle documente ce qui se fait au ras de certaines pratiques d’alternatives concrètes. Elle fait parler des gardiens de moutons, des fanatiques de la culture de figues, des zadistes, des experts du nucléaire ; et elle parvient à construire quelque chose de très fort, précisément parce qu’elle reste « terre à terre ». En rendant compte de luttes hyper-locales, elle permet d’accéder à une dimension globale, et montre que les deux dimensions se tissent à partir de ce que nous faisons ici-bas, bien davantage qu’à partir de ce qui se voit de là-haut.
Je la révère d’autant plus que sa démarche est opposée à la mienne. Pour penser, il faut toujours que je fabrique des néologismes, que je convoque de grands concepts, que je regarde le monde depuis 1750 ou Saturne. Elle, au contraire, arrive à faire parler simplement des gens qui n’ont pas besoin de jargon prétentieux, mais qui ont une puissance d’éloquence bien supérieure.
Ce que vous faites vous paraît vain ?
Disons que je me démène sur mes petits terrains à moi : les livres, les revues, les séminaires, les argumentaires. Les textes littéraires sont une expérience, la lecture est une pratique — pas forcément moins importante que l’élevage des moutons. Si ça vaut quelque chose, c’est dans la mesure où ça comporte aussi une part d’artisanat. Parler à et avec des étudiants, composer un livre, c’est comme raboter une planche ou greffer un cerisier. Les textes littéraires ou philosophiques nous branchent aussi dans une terre, dans plusieurs siècles de vie humaine qui se déterritorialisent puis se reterritorialisent sur les pages de livres ou sur des pixels aujourd’hui, et qu’il s’agit de faire vivre collectivement, dans une salle de cours, entre nous, dans nos têtes, dans nos livres, consciemment ou non. Ce sont des traditions qui nous traversent, qui nous animent, et que nous faisons vivre en nous, parce que nous sommes tous un peu ventriloques de ce que nous avons lu et entendu. Parfois, Rousseau, Diderot, Potocki ou Tiphaigne de La Roche parlent à travers moi, je les ai intégrés.
Ventriloquer les textes, ce serait cela, la pédagogie selon Yves Citton ?
Je crois que je n’ai jamais eu une idée originale. La question n’est pas d’avoir l’idée du siècle, mais de proposer des bricolages avec les idées des autres, pour aider les bonnes idées à circuler et pour ralentir la circulation des mauvaises. Qu’il s’agisse du storytelling et des pouvoirs de scénarisation sur lesquels j’ai travaillé pour Mythocratie, ou aujourd’hui de l’écologie et l’économie des ressources attentionnelles, il y a déjà tellement de textes qui circulent qu’il n’est pas inutile de collecter ce qu’il y a de plus intéressant et de s’en faire le vecteur. Lire, rassembler, filtrer, monter ensemble des citations, faire passer : on le fait inconsciemment, c’est comme ça que se nourrit notre parole, mais on peut aussi en faire une méthode, ou un mode d’intervention. Or c’est quelque chose que chacun d’entre nous peut faire, à sa petite ou grande échelle, pour autant qu’il ait un peu de temps libre pour annoter, commenter, confronter, recomposer. Il y a une sorte d’empowerment là-dedans, qui revient pour une part à déjouer les angoisses d’impuissance quant à l’action politique.
C’est donc que ces bricolages ont bien une portée politique… que vous semblez en même temps dévaluer, pourquoi ?
Je ne sais pas ce que c’est que le militantisme… Et je ne sais pas si je regrette cette absence comme un manque disqualifiant ou si je la vis comme une sorte de sagesse intuitive et de lucidité à revendiquer comme telle. Je ne dévalue donc rien, j’exprime plutôt un inconfort. Je sais de moins en moins ce que sont le ou la politique — qu’il s’agisse de la politique institutionnelle et électorale ou du militantisme de base. Quand, à Multitudes, nous avons fait un numéro pour étudier et cultiver les soulèvements des années précédentes, je sentais qu’écrire dans son petit coin ne suffit pas. Avec des livres ou des enseignements, on peut au mieux aider à infléchir certains gestes, et ça portera peut-être des fruits dans le long terme. Mais face aux ravages (actuels et annoncés) du capitalisme, il faut se soulever, et on ne se soulève qu’à plusieurs. Et ce sont ces soulèvements collectifs qui permettent à la pensée individuelle de frayer des voies véritablement nouvelles. Mais je n’ai pas grand-chose de plus futé à en dire, et c’est quand même assez mince !
J’avoue (avec tristesse) que je vis le politique, dans sa version forte d’organisation de soulèvement, comme une sorte de rêve impossible, voire un peu vain, dont je pressens en même temps que ça risque de tourner au cauchemar : comme quelque chose d’extérieur, plutôt que comme une compétence ou un accomplissement. Telle est ma relation inconfortable à la politique : je ne peux pas m’y sentir à l’aise ; pour autant, je ne peux ni ne veux la disqualifier — ceux qui la dénoncent (avec raison) comme une illusion dangereuse étant finalement plus dangereux que l’illusion qu’ils dénoncent.
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[1] Respectivement publiés aux Éd. Amsterdam, 2010 ; Éd. La Découverte, 2010 ; Éd. du Seuil, 2012 ; Éd. du Seuil, 2014.
Photo d’Yves [1] Respectivement publiés aux Éd. Amsterdam, 2010 ; Éd. La Découverte, 2010 ; Éd. du Seuil, 2012 ; Éd. du Seuil, 2014. Citton par Sébastien Dolidon