J’ai demandé à Sylvie Crossman, éditrice, de me donner le nom d’une personne formidable dont je puisse en faire le portrait. C’est ainsi que j’ai rencontré Kenza Séfrioui critique littéraire vivant au Maroc. Kenza m’a amené à faire connaissance de Charlotte Loizillon, jeune libraire spécialisée dans les livres anciens.
« Pourquoi Charlotte est-elle formidable ?
Mille et une raisons bien sûr, mais surtout l’art avec lequel cette toute fine et toute frêle personne mène sa barque, sereinement, sans se soucier du bruit du monde, et réussit à façonner son monde à son goût. Lequel est exquis.
A quinze ans, elle est venue vivre seule à Paris pour suivre les cours au lycée Henri IV. Courses, ménage, cuisine… en plus de la masse de travail et de la mentalité parisiano-parisienne à supporter. Comment, vous n’avez pas lu Proust ? Relisez donc La recherche…
Est-ce que c’était une vraie passion déjà ou c’est venu après, quand elle est allée travailler, pendant ses études, rue Saint Jacques chez un libraire spécialisé dans les livres anciens ? Passion peu à la mode, mais qui a donné un sens à sa vie, puisqu’elle en a ensuite fait sa profession et s’est même ingéniée à trouver un montage pour lui permettre d’acquérir sa propre librairie et d’en faire son petit paradis.
Pragmatique, Charlotte sait aller à l’essentiel. Ne supporte pas les chichis. Comme ceux d’une ancienne collègue, petite bourgeoise de Rabat, avec qui je l’avais mise en contact pour qu’elle reprenne son minuscule studio parisien. Charlotte avait eu la gentillesse d’appeler pour savoir si tout allait bien : « Non, ça ne va pas !!!
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Il n’y a pas la télé !!! » Charlotte, raccrochant : « S’il n’y a que ça… »
Charlotte ne vous parlera peut-être pas de l’engagement associatif qu’elle a eu auprès des Amis du fil, qui initiait des gamins à l’art des funambules… Elle n’osera peut-être pas vous dire qu’elle écrit pour le théâtre… Elle s’abrite derrière un pseudonyme, mais ses pièces ont déjà été jouées… Peut-être vous parlera-t-elle de son émotion quand elle découvre une belle reliure, palpe un élégant papier… Elle connaît les mots de la reliure, qu’elle pratique elle-même…
Elle vous offrira un thé, ne prendra rien pour elle. Et si ça se trouve, ce sera elle qui vous fera parler… »
Kenza Séfrioui
Portrait de Charlotte
Il était une fois une princesse, légère comme une plume, curieuse du monde et de ses habitants verts, jaunes, ou mauves. Partout où elle allait, partout où elle posait ses yeux rieurs, elle allumait des incendies. Elle n’était ni pyromane ni malveillante, elle était simplement le feu. Il suffisait qu’elle passe à proximité d’une maison, d’un arbre, il suffisait qu’elle respire et quelques minutes plus tard, le lieu s’embrasait. D’après des témoins dignes de foi elle mesurait plus d’un mètre quatre vingt, d’autres certifiaient qu’elle était aussi mince que petite, les gardiens de l’ordre républicain, eux, avaient été impressionnés par sa formidable carrure contrastant avec la délicatesse angélique de son visage.
Quand elle fut enfin en âge de lire les journaux parlant de la vraie vie,
comme tout le monde, elle condamna sévèrement la criminelle. Qui pourrait être assez méchant pour détruire les autres ? Les années passèrent, la princesse commença à se poser des questions.
Est-ce que ça pourrait être une de mes amies, est- ce que ça pourrait être quelqu’un de très proche de moi ?
Un jour sa main gauche bien pensante attrapa sa main droite qui l’était moins.
– Diablesse des bas fonds sans fond, je t’ai percé à jour.
– Au secours
Charlotte courut se mettre la tête sous l’eau. En se redressant elle aperçut son reflet dans la glace. Elle éclata alors de rire. La jeune personne en face d’elle était prête à demander pardon à la terre entière de tous ses péchés.
-Arrête cette comédie Charlotte, essaie plutôt de comprendre ce qui t’arrive.
– mais cela va prendre du temps !
– oui, mais si tu accordes du temps au temps, il t’en sera tellement reconnaissant et il te protégera de toutes les intempéries et … pourquoi pas du feu qui est en toi.
– tu exagères, je suis juste quelqu’un de très sensible.
– Il est difficile de dire le contraire, je suis sûr que si tu réussis à prendre du recul, tu vas avancer très vite.
– Mais c’est contradictoire !
– Oui comme la vie.
Charlotte éclata une nouvelle fois de rire, recula de quelques pas, prit le temps de respirer longuement avant d’arborer un air sérieux, impénétrable.
C’est ainsi qu’à peine âgée de 15 ans, elle quitta famille et province, pour venir étudier dans la capitale. Deux très sérieuses raisons motivaient son départ.
Elle était en guerre avec ses parents en particulier avec son père qui ne se laissait guère aller à exprimer ses sentiments. Par ailleurs les options qu’elle voulait prendre n’étaient pas au programme de son lycée de province.
Elle ira donc au Lycée Henry IV à Paris poursuivre des études de lettres. Elle habitera deux ans dans un foyer de jeunes filles très comme il faut. Ensuite, aidée par ses parents qui apprécient sa détermination elle habitera dix ans dans le même studio.
Avec un diplôme en poche, des amies fidèles, des amoureux qui remplissent bien sa vie, la petite princesse a-t-elle pris le recul nécessaire à devenir une adulte responsable ?
Une question idiote mérite-t-elle une réponse imbécile ? Certainement pas, surtout quand l’individu qui est sur la sellette a un regard aussi malicieux que Charlotte.Une jeune femme qui a pratiqué le funambulisme dans des quartiers dits difficiles, là où il est bon de faire prendre conscience de leur corps des adolescents n’a pas besoin de revêtir les oripeaux de la Jane de Tarzan pour vivre des aventures passionnantes et passionnées. Non sans humour, elle offre à l’étranger le visage sage et conforme de celle qui a assez de recul pour maîtriser tant son apparence que ses sentiments.
Qui de l’extérieur pourrait penser que l’amour des livres anciens n’est autre chose que le territoire du club très privé des amateurs du passé estampillé pur cuir ? Erreur et totalement manque de recul.
Il faut être quelque simpliste ou primaire pour penser que l’audace de la modernité ne se développe au sein des territoires balisés comme modernes ou progressistes.
Et si, sous la poussière du passé, protégée par l’absence de projecteurs intrusifs,une détective du XXI siècle, sous couvert de l’amour des belles reliures et de la science bibliophile, traquait la subversion de chaque époque ? Personne n’est obligé savoir que le narcissisme contemporain qui anime les auteurs talentueux comme les écrivains les plus médiocres n’a pas toujours été de mise. Nombre de livres anciens émanent d’auteurs anonymes. Au XVIII siècle la rencontre de la philosophie et de la littérature obéissait la plupart du temps à une volonté d’éclairer les contemporains et d’instruire les femmes en particulier. Suivre à la trace le périple de ces livres peut révéler une volonté de se refugier dans le passé, mais aussi tout à faire autre chose. C’est parce qu’elle a des racines fortes que Charlotte est capable de vivre intensément aujourd’hui et de tracer son chemin. Plutôt que de continuer à travailler pour un employeur, elle décide de créer son propre emploi. Elle gère aujourd’hui une des 250 librairies françaises consacrées aux livres anciens. Charlotte travaille avec des gens qu’elle aime et estime. Leurs critères d’efficacité ne sont pas forcément les siens … peu importe, consacrer du temps et de l’énergie à regretter que les autres ne soient pas exactement comme ils devraient être, lui semble inutile. Chacun, à défaut de pouvoir changer le monde, peut décider de ce que sera sa vie en se projetant dans la réalité de son époque.
Travailler avec les autres, échanger est essentiel, pour le plaisir, de l’enquête, de la rencontre avec des belles matières, une écriture, un fait social, des passionnés des livres. Le savoir n’appartient à personne dit-elle il faut sans cesse ouvrir, se confronter avec d’autres pratiques artistiques, d’autres personnes que les connaisseurs .
Charlotte est très investie dans son travail, comme dans la relation avec gens qu’elle aime. Comment fait-elle ?
… Comme elle peut, en gardant aussi souvent que possible la distance critique qui permet d’être à l’écoute. Ses amies d’école sont toujours là, elle leur est fidèle, elles se voient régulièrement, appréciant de se voir évoluer au fil du temps qui passe, différentes certes, mais en accord profond sur l’essentiel. Charlotte a rarement vécu seule. Difficile se passer de l’amour d’un homme, des gestes, attentions, tendresses qui embellissent le quotidien, qui donnent confiance en soi. Elle vit aujourd’hui avec Denis. Il est musicien, créateur et père de leur petite fille de 6 mois, Marnie. Tous deux respectent le lieu de l’épanouissement de l’autre et apprennent à être parents. Charlotte découvre le plaisir qu’elle a à écourter sa journée de travail pour être plus tôt à la maison. Denis joue très volontiers avec sa fille, Charlotte moins spontanément, mais…
Son père se laisse aller volontiers à jouer avec sa petite fille, c’est un plaisir pour Charlotte de le découvrir dans son nouveau rôle.
La petite princesse regarde la neige tomber, elle confectionne quelques boules, qu’elle lancera avec gourmandise sur ses proches. Les observateurs impartiaux et soi disant experts qui affirment que la neige est froide devront, un jour ou l’autre, réviser leur position.
François Bernheim