Il sillonne la planète, regarde, écoute, échange. A travers un brin d’herbe ou une friche il travaille à redonner des racines à notre liberté. Pourquoi aller contre la nature, pourquoi laisser la diversité reculer ou vouloir tout maîtriser, alors que notre folie du «management» nous conduit au suicide ?
Quatre livres de Gilles Clément viennent de paraître aux éditions Sens &Tonka.
«L’alternative ambiante» qui trace de nouvelles pistes hors de l’écologie radicale et de l’accommodement au système marchand.
«Le manifeste du tiers paysage» traite de paysages constituant un refuge salutaire à la diversité. Un espace hors de la notion de pouvoir.
«Traité succinct de l’art involontaire» où le hasard organise avec bonheur des situations et des objets qui réjouissent l’œil.
«Les imprévisibles» quand l’ennui, la monotonie d’une situation imposée réveille l’inconscient et s’empare alors de votre main et dessine.
Nous avons rencontré Gilles Clément au mois d’Avril 2014.
Interview
François Bernheim
Après avoir voulu maîtriser la nature, peut-on espérer que s’ouvre une nouvelle période où on va la respecter ?
Gilles Clément
L’humanité surtout en occident a organisé la vie avec l’idée de maîtrise. Donner un nom à la nature va dans le même sens. Il y avait chez les grecs le désir d’une analyse objective visant à soustraire cette nature au monde de la superstition. Avec les études scientifiques, la distance s’est accrue.
L’intromission des instruments d’analyse entre l’observateur et cette nature n’a fait que l’accroître et donner aussi l’illusion d’une maîtrise. Avec les guerres mondiales il y a eu quantité de recherches pour tuer les humains avec des produits chimiques et des machines. On a mis au point un arsenal mortifère qui a été mis au service de la technique agricole dès la fin de la 2ème guerre mondiale. Ainsi l’homme a servi de banc d’essai à des techniques mortifères qui ont ensuite été appliquées à la nature. Les premiers défoliants, les détergents orange officiellement interdits ont fait énormément de dégâts dans les cultures. Ils ont été remplacés par des produits tout aussi dangereux et polluants qui tuent d’ailleurs lentement mais sûrement ceux qui les utilisent. Il y a là quelque chose de guerrier, associé à l’idée de la maîtrise.
L’homme en parlant d’environnement se situe-t-il pratiquement en dehors de cette nature ?
Le mot nature n’impliquait pas cette mise à distance. L’environnement c’est ce qui est autour, ce n’est pas moi. En espagnol on dit «medio ambiante», milieu ambiant. Le mot environnement vient lui de la langue anglaise. On ne regarde plus que de ce côté là, c’est à dire du côté de la langue du management. L’économie actuelle est dominée par cette pensée de l’efficacité. C’est une vision terrible sans aucune espèce de but. On est efficace pour être efficace, on fait de l’argent pour faire de l’argent.
L’humanité est en train de se suicider, et en même temps émerge une nouvelle conscience mondiale. Où en est-on vraiment ?
Dans l’alternative ambiante je dis qu’il a une prise de conscience. Dire que le mal est en nous est très pénible à vivre. C’est une vieille histoire judéo- chrétienne. La mise en péril de l’humanité est due à un manque de réflexion. Notre espèce est trop jeune, elle ne sait pas se servir de cette planète, elle risque donc de détruire son nid, ses sources de vie avant d’avoir atteint l’âge adulte. Elle commence à réagir et cela donne lieu à des initiatives qui éliminent la gouvernance officielle. Ils disent non, cela ne nous permet pas de vivre, cela ne nous rend pas heureux, on cherche autre chose et cela donne des modèles de relocalisation de la production et de distribution locale, mais aussi de nouvelle convivialité, on a quelque chose à se dire. Il y a un déplacement du modèle de convoitise qui ne vise plus l’acquisition d’un bien.
Certaines sociétés seraient elles déjà dans une pareille optique ?
Au Japon il y a un problème de financement d’une classe âgée que l’état ne peut plus aider. Ils ont trouvé un système qui offre un goutte à goutte d’argent. Mais ce n’est pas ce que veulent les gens âgés. Ils veulent des échanges. Ils ont mis au point une monnaie basée sur des échanges horaires. Ils préfèrent avoir une heure de quelqu’un avec qui ils parlent plutôt que de l’argent. Il y a là un déplacement des valeurs du matériel vers l’immatériel. La convivialité, la rupture de la solitude et la chaleur humaine ont de l’importance. Ils refusent l’argent pour aller vers le troc horaire. Ils ont donc mis au point un système où une heure d’avocat, vaut une heure de jardinier.
Tu parles de « délaissé » ou d’inconstance de la nature, de façon très positive, contrairement à la pensée dominante ?
Oui mais c’est une vision qui rentre dans le cadre de la maîtrise, de la réification c’est à dire de la volonté de transformer ce qui a tendance à bouger en un objet figé. On voudrait que rien ne bouge, hors tout bouge à partir du moment où le vivant est quelque part. La pierre va très peu bouger, mais c’est quand même une illusion de penser qu’elle ne bougera jamais, parce qu’elle contient des bactéries qui peuvent détruire le minéral. Il vaut mieux accepter la vie plutôt que d’aller contre, d’autant qu’aller contre est dispendieux et dangereux. Ça nous met la plupart du temps en situation de pollution et comme nous dépendons de cette diversité dans un espace qui est fini, nous avons intérêt à préserver la vie.
A raison ou à tort on est tenté d’extrapoler ce que tu écris concernant la nature au développent humain
Je pense que les français n’ont pas assez voyagé. Quand on voyage on va trouver d’autres modèles culturels. Je dis que lorsque l’on revient chez soi, on sait où l’on habite, sinon on ne le sait jamais, parce que l’on n’est pas allé voir comment c’est ailleurs. Comparer c’est se donner la possibilité d’accepter l’autre. C’est plus difficile quand on est bloqué dans un modèle culturel. Cette problématique n’a pas d’équivalent chez les oiseaux ou les plantes. Quand ils changent et qu’ils se trouvent confrontés à des biotops qui ne sont pas les mêmes que les leurs, ils ont une possibilité d’adaptation, sinon ils vont ailleurs, ils changent de biom ( ensemble de compatibilité de vie sous un climat déterminé). C’est à dire qu’une plante de climat méditerranéen aura du mal à vivre sous un autre climat, sauf si elle a un potentiel biologique qui la rend cosmopolite, ce qui est assez rare. Les plantes sont donc inféodées à un biom, ce qui déjà représente une surface énorme. Nous les humains nous avons des prothèses comme les vêtements qui nous permettent d’accroître notre amplitude biologique.
Tu parles aussi avec l’ouverture à un nouveau paradigme de la fin des régimes sécuritaires post-crise installés partout sur la planète, tu vois cela à quelle échéance ?
Si on accroît le niveau de connaissances précisément sur l’environnement, à ce moment là chacun peut mieux comprendre où il est et ainsi agir dans une direction avec une dépense minimale et se défaire de l’appréhension du reste. C’est l’accroissement général de la connaissance qui donne une autonomie d’action, qui elle-même est combattue par le pouvoir qui aujourd’hui ne répond qu’à un seul modèle économique, consommation/compétitivité. C’est complètement délirant, c’est une pathologie, ils sont très malades, nous sommes très malades.
Y a –t-il des lieux où la science du vivant est enseignée à un large public ?
Pas vraiment. C’est un enseignement qui a été supprimé au profit de la biologie plus technique, plus manipulable. Aujourd’hui qui est capable de nommer les plantes et les animaux ? Il y a des millions d’espèces et on est en sous connaissance par rapport au siècle dernier où il y avait encore des formations dans les petites classes où on faisait des herbiers, des sciences naturelles, tout cela a été remplacé par le SVT où on n’apprend pas grand chose. Tout cela parce que l’on a décidé qu’il y avait d’autres champs beaucoup plus rentables.
Il existe deux écoles du jardin planétaire. Viry-Chatillon créée 2012 et La Réunion depuis février dernier, la prochaine sera à Melle, ce sera l’école de la reconnaissance de la diversité en vie. Le système officiel ignore cet enseignement. Il est gratuit et ouvert à tout le monde et il y a des listes d’attente.
Tu écris aussi «l’herbe a le même pouvoir que l’arbre, il n’y a pas de hiérarchie dans les mécanismes de l’économie circulaire»
Les végétaux sont autotrophes, contrairement à nous prédateurs, qui sommes des hétérotrophes allant chercher la nourriture à l’extérieur. Les autotrophes la fabriquent, ils ont, à partir de l’énergie solaire et des sels minéraux du sol, la capacité à fabriquer des sucres qui constituent une biomasse recyclée partiellement. Quand l’herbe fane, quand les feuilles de l’arbre tombent, elles créent une source de nourriture, de matière organique que l’arbre va réutiliser. On est alors dans un système de recyclage, dans une économie circulaire.
Dans l’alternative ambiante tu dis que la démographie est un sujet tabou, en quoi ?
Dès que l’on touche à la question démographique, on se réfère au malthusianisme. Les hommes comme tous les êtres ont la pulsion de la reproduction et on fait une erreur terrible quand on leur interdit de faire des enfants, comme Mao en Chine. On crée de la souffrance et un manque, car les humains comptent sur les enfants pour subvenir aux besoins des plus vieux. On ne peut pas dire : arrêtez de vous reproduire sans avoir donné des informations sur la finitude planétaire, sur l’espace où nous vivons, comment on vit et consommons, quelle est notre histoire, qu’est ce que le jardin planétaire. A partir de là, les individus prendront ou non une décision de régulation.
Le jardin planétaire, c’est la planète considérée comme jardin, c’est à dire que l’anthropisation ou couverture humaine, elle, est totale ou presque. Même là où il n’est pas, l’homme exerce une surveillance. Le jardin est aussi le lieu du brassage planétaire, là où l’on apporte des biotom parfois les animaux que l’on va élever pour pouvoir vivre . On pourra retrouver en Nouvelle Zélande une plante du Mexique. Enfin la dernière raison c’est la définition même du mot jardin, qui signifie à la fois enclos et paradis, paradis c’est moins sûr… L’enclos est fermé de façon à protéger ce que l’on estime le plus précieux. La planète par la finitude spatiale et écologique est un enclos. La vie est comprise dedans. On est dans ce jardin là.
Est-ce qu’il peut y avoir un rapport entre ce que tu appelles les délaissés et le lâcher-prise de certaines religions comme l’hindouisme ?
Il y a pour moi, non pas dans l’accès à la spiritualité qui peut constituer un facteur d’épanouissement, mais plutôt dans la religion, quelque chose d’enfermant, le contraire de la spiritualité finalement. La foi libère de la pensée. On ne réfléchit plus puisque l’on croit. Se défaire de la foi c’est une libération de l’esprit. Quand on est dans un espace maîtrisé on a une certaine pauvreté, on fait de la mono culture, du mono élevage, quand on est en déprise on a une richesse qui s’installe aussitôt. Dans une religion on a une vision, on n’en a pas 36, on croit à celle là et la plupart du temps on combat les autres. Si on abandonne sa religion, forcément on s’enrichit en s’ouvrant à d’autres visions du monde.
Comment hisser l’improductivité à hauteur d’une politique ?
Dans le manifeste du tiers paysage, je dis que celui qui est improductif c’est celui qui ne va pas rajouter une production dont on n’aurait pas besoin. Si au contraire on était en train de valoriser le silence, la méditation, la spiritualité, l’art, la musique, on serait dans l’expérimentation du temps, d’une expression de soi-même et non dans l’acte de produire. Ce serait un choix politique, pour le moment encore un rêve.
Dans le tiers paysage toujours tu cites l’exemple de Ramallah, là où le conflit peut se transformer en rencontre ?
On a mis entre des populations des no man’s land dans lesquels se développent des plantes, des animaux, on a mis deux murs, entre le Mexique et les Etats- Unis, entre la Corée du nord et la Corée du sud, en Bosnie des terrains minés. A Ramallah, cela crée des situations extraordinaires issues d’un conflit qui continue. C’est assez douloureux de constater qu’une partie du tiers paysage vient des situations de conflit. Une autre partie vient de l’abandon, de la déprise.
Parler d’art involontaire est-ce cela veut dire que c’est un art sans intention artistique ?
Ce sont des objets qui apparaissent du fait de la rencontre de l’homme avec son territoire. Ils laissent des traces qui peuvent être tout à fait surprenantes. Quand on voit un balayeur faire des petits tas le long d’un chemin, c’est d’une incroyable beauté. Ce n’est pas un artiste, c’est quelqu’un qui nettoie. L’homme est là mais il n’est pas en train de faire une œuvre d’art, sauf qu’il fait de l’art mais ne le sait pas.
Est-ce que cela met en question l’art reconnu comme tel ?
Non. C’est une pulsion, comme l’histoire de l’inconscient. L’art à mon sens pose une question.
Dans les populations primitives ce que nous appelons art, n’est pas considéré comme de l’art ?
Pour eux c’est un médium de discussion avec l’invisible. Pour moi ce n’est pas un art premier, c’est un art sacré qui s’intègre à leur cosmogonie, à leur façon d’utiliser le monde. Les aborigènes vont discuter avec les esprits et cela donne lieu à une cartographie, à un alphabet qui fait figure de tableau pour nous. On ne peut pas exclure que pour eux ce soit aussi une expression artistique, mais cela n’a pas le même sens que celui que l’on attribue aujourd’hui à la création artistique.
Tu parles aussi de peuples qui ont un rapport fusionnel avec la nature. Est-ce qu’il n’y a pas une certaine ironie à penser que des populations animistes qui pour nous sont dans la superstition, ont une pensée beaucoup plus évoluée que la nôtre face à la nature ?
C’est sûr. Il est difficile de savoir si leur superstition est le résultat d’une expérimentation parce que dans leur civilisation ancienne, ils avaient tellement vu qu’il ne fallait pas toucher à cet arbre qu’ils en ont fait un dieu et qu’ils vont le considérer comme un être humain déguisé en arbre, lui prêter une âme. C’est sûrement très important pour leur survie. C’est ce qui se passe en ce moment en Amazonie où l’on détruit la possibilité de la vie en éliminant la forêt. Il y a là quelque chose d’ambigu entre la connaissance et la superstition. Aujourd’hui l’écologie part de la connaissance, pas de la superstition, mais cela aboutit à la même chose. Faire très attention, c’est ça qui est important. Ces peuples là en général font très attention.
A propos de ton livre de dessins les invisibles, est-ce que tu peux me parler du rôle de la main ?
Cela se passe au moment où on a l’esprit en vacance ou que l’on s’emmerde dans une réunion. La main fait quelque chose, elle marque la date, le nom des intervenants, mais après elle fait quoi ? Elle commence à dessiner, c’est quasi irrépressible, ça commence inconsciemment, le début est toujours très mystérieux et au final je dessine toujours des personnages. Il peut arriver que j’arrive à dessiner le visage de quelqu’un que j’ai vu il y a des années ou il y a deux heures, et que je reconnais. Une seule fois il est arrivé que cette personne soit là, mais je ne la regardais pas. Elle était dans mon inconscient.
Peux-tu donner quelques exemples d’art involontaire ?
C’est complètement stupéfiant. L’art involontaire est très éphémère. J’arrive dans la Cité Interdite à Pékin il y a plus de 10 ans et je vois arriver une femme dont le manteau ocre était exactement de la couleur du mur.Beaucoup plus récemment dans un Tgv avec des fauteuils à rayures gris et blancs arrive un homme vêtu d’une chemise dont les rayures étaient exactement comme celles du siège. Quand je vois ça, j’adore, c’est très amusant.