Dans quels espaces entre tous les possibles se situe l’univers « D’aimer et ne pas l’écrire »le roman de Claire Tencin publié aux éditions Tituli ? Belinda Cannone tente de mettre en lumière le mystère d’une littérature aussi libre et joueuse que peut l’être la fiction amoureuse des vies multiples et fantasques de notre imaginaire.
D’un côté, il y a la vie où tout nous incite à classer, ranger, distinguer – ordres du réel et de l’imaginaire, succession des générations, rôles sociaux, filiation, noms, que sais-je (que sais-je !) – toutes opérations nécessaires pour vivre ensemble. Mais arrimés à tant d’ordre, nous n’irions pas très loin. N’habiter que soi-même, garder sa place, être l’enfant de ses parents, n’avoir que ses souvenirs et ses connaissances, ses rêves – quelle misère ! Fort heureusement, d’un autre côté, on peut brasser ces divers éléments, fouetter les fantasmes, faire monter les œufs du songe en neige savoureuse, desserrer les œillères, élargir la vision – j’arrête, on aura reconnu, dans ces images hétéroclites, la littérature qui nous enrichit des mille vies qui ne sont pas exactement, ou pas du tout la nôtre et que, d’une façon ou d’une autre, par la lecture on emprunte. Aimer et ne pas l’écrire… Dans ce court roman, Claire Tencin s’est placée dans l’interstice qu’ouvre souvent le réel à la fiction : ici, dit le réel, quelque chose a eu lieu dont nous n’avons pas de trace. Alors, répond le romancier, je vais explorer cette zone de méconnaissance. « Imaginons ! », propose la narratrice. Mais où et comment se situer pour saisir la vérité que recèle – un auteur en fait toujours le pari – cet interstice imaginaire ? Claire Tencin a choisi de mêler savamment les cartes, chaque personnage dégringolant dans un suivant, à sa manière. J’y vais. On trouve en premier lieu Andréa Marot, l’héroïne et narratrice, substitut de l’auteur, Tencin, et fille revendiquée de son père adopté (oui, cela arrive en littérature), Michel de Montaigne. Mais Marot, voyez donc, c’est aussi le nom de la jeune fille en chat sauvage qu’on croise aux premières pages, qui a obtenu de Montaigne qu’il lui apprenne à lire (n’est-ce pas là après tout la vocation des grands auteurs ?), et qui s’exerce dans, excusez du peu, les Essais. Marot, enfin, est le nom d’un domaine viticole près du château de l’essayiste. Ouf ! Il ne manquerait plus que Marot soit le nom véritable de l’auteur qui aurait choisi pour pseudonyme Tencin, pour que les nœuds soient bien noués… Et pourquoi pas ? Montaigne même est, on le sait bien, un nom d’emprunt (celui de son domaine), que Michel Eyquem a choisi, sans doute parce qu’il avait décidé d’être le fils de ses propres œuvres. L’auto-nomination n’est-elle pas souvent le geste inaugural de qui s’autorise ? Je continue. Jean-Louis Martin. Voici enfin, comme le confirme l’épilogue, le seul authentique personnage de fiction du roman. D’ailleurs, chacune des ses étudiantes rêve de devenir « l’héroïne, ne serait-ce que l’espace d’un court chapitre, du fabuleux roman de Jean-Louis Martin ». Mais ici encore, confusion des rôles. Car le professeur Martin est aussi Jean-Louis, l’amant d’Andréa, réalisant dans le réel de la fiction le fantasme qui sous-tend l’imaginaire de la fiction (si vous me suivez…) : l’étudiante couchant avec son professeur, n’est-ce pas ce qui s’est, peu ou prou, passé entre Montaigne et Marie le Jar, en 1588, pendant les trois mois que l’essayiste a passés au château de Gournay ? C’est pour le savoir (comme on sait par la fiction), que, non contente d’être la fille d’un père putatif et l’amante de son professeur, Andréa se fera encore écrivain, tentant d’imaginer le lien d’amour qui a pu unir le vieillard à la santé chancelante et la jeune femme audacieuse. Marie, cette « fille par alliance » que Montaigne a aimée, de son propre aveu, « beaucoup plus que paternellement », et dont pourtant il n’a presque rien écrit, fut-elle son amante ? La question se pose d’autant plus que Marie a, note Andréa qui n’en est pas à un tour près, publié en 1595 la troisième édition des Essais, augmentée de toutes les corrections manuscrites du philosophe – n’est-ce pas là proprement enfanter ? Exploration des « liens de parenté fictifs », écrit Andréa qui se remet au monde en « fille par alliance de Michel de Montaigne et de Marie Le Jar de Gournay ». On aura compris que le roman déploie ce que les psychanalystes qualifient de « roman familial » : l’enfant, toujours déçu par ses parents réels, s’y invente une ascendance plus illustre que l’humble véritable. On se souvient comment, à travers le mythe personnel de l’enfant trouvé ou du bâtard, Marthe Robert classifiait toute la production romanesque. Il n’y a pas qu’un jeu de l’esprit, ou une ruse narcissique dans cette invention de parents prestigieux, mais, là encore, un geste fondamental de la création romanesque. Je crois depuis longtemps que la fiction est, pour l’auteur (elle est autre chose pour le lecteur), le moyen d’exercer sa liberté : ce qui lui a été donné, c’est-à-dire imposé – et au premier chef, la vie –, il s’en saisit et se le réapproprie par décision et travail sur le matériau existentiel. Par choix. Là est la fameuse capacité démiurgique de l’écrivain, qui s’applique surtout à lui-même, plus que sur le monde dans lequel il ne peut guère glisser qu’un coin pour lui donner du « jeu ». Aimer… illustre très concrètement cette réinvention de soi à l’œuvre dans toute œuvre. C’est donc dans un entre-deux du passé et du présent (l’inconscient ne connaît pas le temps…), auquel correspondent les deux fils narratifs ici tressés, entre-deux du réel et de l’imaginaire (ce qu’on sait et ce qu’on invente), que Claire Tencin bâtit son roman. Il part d’une anecdote prétendue véridique (« cette anecdote n’est pas de la fiction. C’est le début de la fiction ») : une jeune femme s’arrête pour faire pipi en allant au château de Montaigne, et tombe sur un panneau signalétique portant son nom, Marot. Cette femme a trente ans, nous est-il répété, âge des choix existentiels, de la jeune maturité – le récit fondera en effet son entrée dans la carrière d’écrivain, comme le confirme la très proustienne boucle qui de sa fin reconduit à l’orée du récit : Andréa donnera à lire à son amant-professeur doublement éconduit le texte que nous venons de lire. Amant-professeur éconduit, écrivais-je. Car ce roman de remise au monde est bien entendu un récit d’émancipations multiples, et il n’est pas indifférent qu’il mette en scène (et en miroir) cette si intéressante et valeureuse Marie de Gournay, dont on comprend mieux la personnalité en la resituant dans la fameuse « Querelle des femmes » que les historien(-nes, surtout) commencent seulement à étudier. On ne sait pas encore assez que de la fin du Moyen Âge à la révolution française au moins, l’Europe et la France en particulier ont vu le déploiement d’une vaste polémique sur la place et le rôle des femmes dans la société. À travers des textes très variés, traités, pamphlets ou fictions, elle a porté sur à peu près tous les domaines, de l’exercice du pouvoir aux relations amoureuses, en passant par le travail, la famille, le mariage, l’éducation, le corps, l’art, la langue ou la religion. L’enjeu était rien moins, déjà, que l’égalité des sexes. C’est dans ce débat qu’une femme comme Marie de Gournay prend place et position – radicales s’il en fût, puisqu’elle choisit le célibat et le travail intellectuel auquel elle consacrera son existence. Posture d’une « modernité » qui nous ravit et dont les prémices n’ont certainement pas échappé à Montaigne. Ultime pirouette textuelle (j’ai bien écrit textuelle), l’étudiante a renoncé à rédiger son master sur « La santé de Montaigne », lequel souffrait de calculs rénaux, et c’est son professeur qui se découvre un problème de prostate… Ainsi le roman aura-t-il organisé jusqu’au bout cette circulation des motifs et du sens qui non seulement irrigue le texte même, mais encore nourrit notre rapport à lui. Car Aimer… est non seulement un roman de l’entrée en écriture mais aussi une réflexion sur la lecture, en ce que celle-ci, parce qu’elle est intime participation à l’œuvre, permet aussi la refondation incessante de soi. Et cette participation est possible quand le texte nous parle au creux de l’oreille. Montaigne a fondé la littérature moderne (l’histoire littéraire avance même que le genre romanesque était présent de manière latente dans les Essais, dont il est contemporain) parce qu’il a préféré l’expérience individuelle et personnelle au savoir anonyme et universel du Moyen Âge et qu’il a mis en scène une pensée « en progrès ». Si « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », au point que l’essayiste exposant son « être universel » peut parler pour tous, la lecture des Essais, et, partant, toute lecture d’œuvre forte permettra, par l’exploration de cet « universel particulier », d’agir sur soi, et de se réinventer. Montrer l’universel dans le particulier, c’est ce qu’a fait Claire Tencin avec Aimer, en incarnant les processus mentaux à l’œuvre dans la lecture par le biais de personnages qui viennent nous faire entendre, sur le théâtre de son roman, une sorte de « monologue extérieur » de l’auteur, qui parle de nous… Mais puisque j’ai aimé, je l’écris. Et parce que c’était elle, il me plaît d’avoir cousu mon texte au sien.