Walter Siti vient d’écrire un  roman déflagrant sur le monde de la finance.Attention le lecteur risque de tout comprendre. Au secours!!!! Choc en vue.S’il n’est pas le premier à mettre en avant cet univers explosif, il est celui qui aura réussi  à comprendre sa mécanique bien huilée et à décrire les ravages qu’elle exerce sur l’imaginaire des individus. Avec l’aide de la finance et de la marchandisation du sexe, l’être humain pourrait devenir un animal lobotomisé soumis à l’oligarchie dominante . Dans ce contexte délétère  que deviennent la démocratie et l’intelligence humaine ? Voilà de vraies questions.

 Interview de Walter Siti

Comment en êtes vous venu à écrire «  Résister ne sert à rien » ?

Le thème de mon premier roman en 94 était le désir. Je pensais que mon désir sexuel me condamnait à être un monstre. Parmi les homosexuels mon désir me portait sur un certain type physique. Même les homosexuels me conseillaient d’aller chez un psychanalyste, vu mon penchant pour les culturistes, les body builders. Je me sentais marginal, et puis je me suis mis à comprendre que ce désir de la démesure  était aussi un désir inséré dans la société de consommation, il y avait  toujours besoin de quelque chose de plus. Finalement loin d’être un monstre, j’étais plutôt typique ; mon intérêt s’est élargi du privé au social et j’ai écrit un roman « Trop de paradis » où une grande place était dévolue à la télévision italienne de Berlusconi qui donnait à voir une vie totalement irréelle. Elle était peuplée de femmes donnant l’illusion que l’on pouvait tout acheter. Berlusconi se présentait aussi comme celui qui a le soleil dans la poche, une sorte de messie. Ensuite j’ai écrit un autre roman « La contagion » sur la « Bogata », la banlieue construite par Mussolini aux alentours de Rome. C’était un peu la ville du sous prolétariat romain, qui intéressait aussi Pasolini. Même là, ce désir de consommation était très fort. Pasolini croyait que les sous- prolétaires allaient devenir des petits bourgeois, et que l’authenticité populaire allait se perdre tandis que moi j’ai eu l’impression que la petite bourgeoisie italienne allait se sous- prolétariser. La classe moyenne est en train de disparaître en Italie, la bourgeoisie n’a plus le sens du futur. Maintenant il y a les pauvres qui sont très pauvres et les riches qui sont très riches. La société s’est coupée en deux et c’est aussi une des raisons de la grande corruption en Italie. Il n’y a pas moyen de passer d’une classe à l’autre en travaillant, alors vous pensez, que pour y arriver tous les moyens sont bons. A partir de là pour  le problème de la richesse est devenu très important pour moi. En Italie on pensait que l’on pouvait tout acheter, les personnes et même la vérité avec de très bons avocats. Exemple une jeune fille marocaine avait eu des rapports sexuels avec Berlusconi. Elle a été arrêtée. Il a téléphoné à la police pour la faire libérer…sous prétexte qu’elle était la nièce du premier ministre égyptien, ce qui était impossible. Le parlement italien  a voté en avalant cette contre-vérité. J’ai à partir de là, j’ai voulu écrire un roman sur l’argent et la fascination qu’il exerce sur les humains,  aujourd’hui dans le milieu de la finance.

C’est donc à partir d’une certaine forme de marginalité que vous devenez un observateur de la société globale ?

En 1968, le Fhar affirmait qu’il suffisait d’être homosexuel pour être révolutionnaire, après il y a eu normalisation… être homo c’était comme être châtain, etc .Moi Je croyais plutôt que l’homosexualité a été dans les années 80 à l’avant garde de la société de consommation. En 2001 à New York, j’ai vu un calendrier avec des hommes presque nus, j’ai cru que c’était un calendrier homosexuel… C’était le calendrier des pompiers de la ville de NY !

La marginalité intéresse- t-elle l’ensemble  de la société ?

Je me suis toujours méfié des gens qui disent que pour écrire un roman qui a une portée générale, il faut éliminer toutes les particularités. Alors que c’est exactement l’inverse. Si tu es fidèle à tes particularités personnelles, tu peux toucher à l’universel. L’exemple italien, c’est Dante.Il a parlé de la politique italienne au XIV siècle et aujourd’hui on le lit comme celui qui a écrit un grand livre sur l’homme.

Votre écriture donne l’impression que les individus sont devenus des flux obéissant à la logique de la finance et d’internet.

Oui mon protagoniste a été obèse, ensuite il a été recousu et c’est un peu un symbole de ce qui arrive à la personnalité des individus. J’ai l’impression  qu’il existe un kit pour construire une individualité. On prend des morceaux épars, mais cela n’arrive pas à faire une personnalité entière.

On fait son marché !

Oui mon protagoniste à la fin ne sait plus très bien qui il est. Il ne réussit pas à introduire de la cohérence dans ses composants, il aime beaucoup sa mère, il est un ami très loyal, il aime des femmes, fait des choses pour la mafia, etc

Mon écriture fonctionne à plusieurs niveaux, poétique et aussi vulgaire proche du dialecte, j’ai plutôt cherché à maintenir l’écart plutôt que le réduire.Cette société de consommation, c’est un peu comme un tapis roulant qui va toujours plus vite. Il y a un procès de déhumanisation continu, mais j’ai aussi l’impression que la nature humaine n’est pas vraiment améliorable, que l’homme comme disait Voltaire est un singe malfaisant. Le vrai mystère pour moi, c’est la bonté. La bonté est un continent énorme et inexploré. Ce n’est pas vrai que les gens bons vont nécessairement faire du bien, ainsi dans l’idiot de Dostoïevski, tout ce que fait le prince Mychkine, un être totalement bon, tourne au désastre. La bonté est dans l’homme mais elle a du mal à s’exprimer dans la société.

Il n’y a pas de dehors dans l’univers de votre roman, même l’auteur est un acteur, compromis dans ce monde là. Lui aussi est piégé ?

Il y a un aspect psychologique et un autre plus littéraire. Moi j’ai toujours besoin de me mettre en jeu dans les histoires que je raconte. En Italie quand les gens parlent du mal dans la société, ils disent toujours « eux » alors que celui qui parle serait innocent. Moi je ne pense pas comme cela, j’ai besoin de m’inoculer une partie du mal pour connaître son effet, ainsi la drogue, la fascination de l’argent et du sexe artificiel. Je décris quelque chose que je connais personnellement. Le Walter Siti du roman devient un complice du héros Tomaso. Sur le plan littéraire j’ai cherché une écriture en compétition de vitesse avec le monde de la finance. J’ai préféré montrer comment les gens parlent plutôt que de les décrire visuellement, mais il est vrai que l’univers que je décris dans ce livre est totalitaire. C’est un système et il faudrait en sortir  pour voir les choses de l’extérieur, ce qui est très difficile, car on ne sait pas qu’elle serait l’alternative.

Il y a tout de même un moment émouvant dans le livre, au début quand Tomaso est encore pauvre obèse et attaché à sa mère. Cela me rappelle un peu la conjuration des imbéciles de John Kennedy’o toole

Oui, il a encore la légitimité de l’enfance, et il est encore lié à la Bogata. Là les gens très pauvres qui n’avaient pas l’espoir de grimper dans l’échelle sociale avaient une solidarité qui se perd quand tu penses que tu peux monter, sortir de ton milieu.Le rapport de Tomaso avec sa mère est proche de celui du héros de la Conjuration avec la sienne.

Le titre «  Résister ne sert à rien «  correspond – il  à une inquiétude ou à un constat ?

C’est plutôt une inquiétude. Dans mon dernier roman qui vient de sortir en Italie, je fais ce que je déclarais impossible dans le précédent. Le premier qui dit résister ne sert à rien dans le roman est Walter Siti à propos de son obsession sexuelle et là je raconte comment sortir de cette obsession. Le vrai problème c’est de savoir si ce qui est possible au plan de l’individu l’est pour une société. Peut-on sortir collectivement du rêve de possession ? J’ai l’impression qu’en Italie surtout la sortie de ce rêve est la dépression. Je crois que le changement  social impliquerait une révolution. Ce mot est devenu imprononçable, la publicité pour des produits de grande consommation l’utilise à tort et à travers. Aujourd’hui l’argent sale et propre se confondent dans un cycle unique. Le condamner ne sert plus à rien. La finance est devenue tabou. Elle domine la politique. Obama avait promis de poser des limites et rien n’arrive.

Vous dites quelque chose de terrible « l’argent a vaincu la géographie »

J’ai vu dans les banques des hommes devant une douzaine d’écrans et ils font du « trade » à une vitesse vertigineuse aux quatre coins de la planète. Ils ont vraiment l’impression de tenir le monde dans leurs mains. Même la relation humaine est devenue une marchandise, ainsi la quantification des amis sur Facebook.

Vous écrivez que la seule patrie est la foufoune ?

En  Italie quand on a découvert les « bunga- bunga » on avait l’impression qu’il n’y avait que cela qui comptait. Avant que Berlusconi soit président du conseil, ses télévisions ne faisaient que mettre le corps des femmes en avant. Dès 8 h du matin on voyait des femmes nues. Des femmes qui ressemblaient à des escort girls étaient invitées dans les émissions politiques. Berlusconi n’avait pas une ou deux maîtresses comme en France, mais quarante, cinquante, ou plus, un harem.

La démocratie est-elle en péril ?

Oui, elle n’est pas naturelle. La démocratie telle qu’elle est née dans un pays comme l’Angleterre au XVIII siècle repose sur ce que Locke appelait l’individu bien informé. Aujourd’hui j’ai l’impression que l’individu n’a pas les moyens de s’informer correctement. Les médias sont complètement aux mains de l’oligarchie et les réseaux sociaux comme Internet également. Donc la démocratie peut tomber. On connaît bien le nom des politiciens, mais presque jamais ceux des financiers influents. Ils ont besoin du secret. Le secret et la démocratie ne vont pas ensemble.

Quels sont les intellectuels avec qui vous vous sentez en affinité ?Ce ne sont pas des italiens. En Italie, il y a beaucoup de jeunes écrivains que j’admire, par exemple  Falco, Sortino, Pascale, Spurati. Pour l’écriture celui qui m’a fasciné c’est Philippe Roth, en France Houellebecq et son regard cynique  sur la société dans « l’extension du domaine de la lutte ». Je suis plus intéressé par certaines études philosophiques que par la littérature, par exemple  sur le réalisme comme celles de Ferrari. Y-a-t-il une réalité en soi ? On m’a toujours dit que mon écriture était réaliste. En fait nous construisons une illusion de réel. Il y a deux niveaux bien distincts dans la fiction. L’un traite de la chronique du quotidien riche en détails, l’autre est plus secret et quelquefois mythique. Par exemple « Dans résister ne sert à rien » je pensais à Œdipe. Sa mère est l’oracle de Tomaso. Elle lui dit tu auras la fin de ton père. Il prend une toute autre route pour s’en éloigner, mais finit par agir conformément à ce qui lui a été annoncé.

Quelle aurait pu être la réaction de Pasolini à ce que vous décrivez aujourd’hui ?

Pasolini pouvait être assez imprévisible. Il aurait pu être très intéressé par la montée en puissance de l’Inde, de la Chine et peut être de l’Afrique. Le déclin de l’Europe et du rêve de centralité qu’elle a nourri pendant deux siècles  aurait pu le satisfaire. Il y aura peut être un nouveau mélange culturel très intéressant entre la vieille Europe et ces pays émergents.

Résister ne sert à rien

de Walter Siti

Editions Anne-Marie Métailié

 

 

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