les lesbiennes sont pianistes. Les putes violonistesLes dingues flûtistes. Les thons violoncellistes. Et les idiotes, chanteuses. » Il faut ajouter à ce tableau que les instrumentistes de sexe masculin sont « des asociaux, des tarés ou des minets amoureux de leur mère, voire les trois à la fois ». On est au Conservatoire de Sofia pour Enfants Prodiges, les Wunderkind. En Bulgarie, dans les années 80.
Les musiciens surdoués y sont envoyés dès leur plus jeune âge. C’est Konstantin qui raconte. Il y est rentré à 7 ans et il en a 16. Pour lui, il est « incroyable de voir le conservatoire, cet asile d’aliénés empli de dictateurs lilliputiens, d’idéologues débiles et d’élèves endoctrinés, se transformer à la tombée de la nuit, en temple de la musique et de la perfection ». A l’heure du concert, on peut oublier le quotidien désespérant de l’école. La violence et le sadisme raffiné des professeurs. Le Corbeau, prof de maths, « maudite soit-elle ». Le Barbu, prof de gym et violeur. Et la Hyène, le Gnome, la Chouette, tous unis dans un grand élan de médiocrité, pour transformer ces jeunes musiciens en citoyens soviétiques exemplaires. Pour que « grâce à l’étude des arts, l’idéal communiste se réalise enfin ! » Pirozhkin, le colonel en retraite et instructeur militaire, qui enseigne le bel art de monter et démonter une kalachnikoff en quinze secondes a ce cri enthousiaste : « La seule différence entre la guerre et la musique, …c’est que la guerre fait beaucoup plus de bruit. »
On devine que malgré les mérites qu’elle affiche, l’équipe enseignante n’a pas la partie facile avec les hordes d’adolescents déchaînés qui dévalent toute la journée les escaliers, rentrent en classe par les fenêtres, ne pensent qu’à mettre à l’épreuve leurs hormones toutes fraiches et à transformer l’établissement en baisodrome. Seuls la Coccinelle qui enseigne le piano et Igor le Cygne, prof de musique de chambre échappent à la pauvreté intellectuelle ambiante. Bien entendu, il vaut mieux être besogneux ou fils d’apparatchik pour passer sans encombre de classe en classe.
Mais il y a la musique. Konstantin est un pianiste surdoué. Pour lui, Chopin efface tout. Seuls les purs peuvent jouer Chopin, ceux qui portent en eux les rebellions, les provocations, les excès et l’arrogance de la jeunesse. Les adultes n’y arrivent pas. D’ailleurs, Konstantin devine qu’un jour il n’y arrivera plus non plus, alors en attendant il joue Nocturnes et Ballades comme il doivent l’être, « en toute sincérité, de manière suicidaire, avec un désespoir absolu et une absence complète d’ambition. » Il sait intuitivement que l’interprète doit mettre de côté son ego d’artiste surdimensionné : « lorsque j’interprétais Chopin, je n’existais plus ; il n’y avait plus que la musique, l’illusion de la musique, l’illusion de l’illusion de la musique, fleuve mémoriel charriant des sons, des motifs et des tonalités… » Nicolai Grozni donne à ses chapitres les titres des œuvres qu’on entend interpréter dans le livre. La Sonate Waldenstein de Beethoven, qu’on ne peut jouer que d’une seule façon : « en se laissant posséder par le diable ». Catacombes de Moussorgski, quand Konstantin/Orphée aura échoué à ramener son Euridyce et vivra sous terre avec Charon.
Konstantin, double de fiction de l’auteur, finit par abandonner la musique. Mais le texte de Nicolai Grozni est écrit comme il jouait. Affretando e con forza.
Marie Hélène Massé
Nikolai Grozni
WUNDERKIND
PLON Feux Croisés