Qu’est-ce qu’un être vivant ?
A lire « Oui j’ai connu des heures de grâce » de Pierre Veilletet, livre réunissant l’ensemble des romans, chroniques et essais de l’auteur publiés par les éditions Arléa entre 1986 et 2010, on serait tenté de répondre : c’est un être assez peu rempli de lui même pour être traversé par la vie dans la multiplicité iconoclaste de ses manifestations, une personne assez émerveillée par la beauté du monde pour vouloir partager les moments les plus forts de son existence avec tous ceux que les hasards providentiels de la rencontre mettront sur ses pas.
Pierre Veilletet, mort le 9 Janvier 2013, avant d’être écrivain était journaliste. il a écrit son premier roman « La pension des nonnes » en 1986 à l’âge de 43 ans. Aurait-il fallu comme l’en enjoignait Joseph Kessel qu’il oublie papiers et reportages pour écrire vraiment ? Il suffit de lire quelques lignes de lui, presque au hasard, pour en douter. Son écriture est bonheur, ivresse, intelligence, bienveillance «Car les parfums ne parlent pas seulement des corps qu’ils métamorphosent. Ce sont des précipités d’univers sensible. Ils suggèrent la présence d’une nature complexe parce que travaillée par l’artifice. Ils contiennent des émanations sous-marines, des frôlements d’animaux, des froissements d’étoffes rares, du feu et du gel. Ils dilatent l’espace et le temps. Ce sont des alcools qu’on ne boit pas mais qui procurent tout de même cette sensation de réceptivité créatrice propre à la griserie. Ils font de la musique » Ce texte est extrait de « parfums » publié dans un volume de mélanges intitulé « Quérencia et autres lieux sûrs » Il a étéécrit en 1991. « Quérencia » est le lieu mental où se refugie le taureau et par extension une déambulation sensible à travers tous les lieux nourriciers susceptibles d’enchanter le quotidien d’un homme traçant avec autant d’élégance que de profondeur une ligne directe entre les papilles et l’âme.
Dans le même volume, il écrit à propos des cafés et des écrivains « l’attitude convenable consiste à faire l’éponge » On serait ainsi tenté de croire que le travail de l’écrivain est moins de créer que de redonner à voir et à goûter le monde. Un monde aussi savoureux et éloquent qu’un grand cru de Bordeaux aussi cruel et violent que les guerres ordonnées par le très haut. « Beaucoup de sang va couler, souvenez vous que c’est pour la plus noble des causes » Toujours dans Quérencia Pierre Veilletet écrit à propos des peintres flamands, « Les hollandais du siècle d’or manifestent dans l’ensemble une cordialité pour le réel, un consentement au monde au sein duquel ils évoluent »
Ce consentement au monde, gageons qu’il pourrait être le sien. En toute nonchalance et avec une élégance consommée il construit une œuvre célébrant les noces lumineuses du plaisir et du sens. Veilletet s’engage avec autant de gourmandise que de détermination à effacer « l’auteur » car l’œuvre à accomplir est bien plus importante que toute posture de soumission à un soi disant ordre nécessaire devant la statue du commandeur. Comment éviter d’être pris dans la gangue d’une sacralisation obscène et obsédante ? Très simplement en étant toujours en mouvement.
« A la question où vous sentez vous le mieux ? Je répondrai donc « Ici à Bordeaux »et dans la seconde qui suit, sans doute alerté par une odeur de brûlé : « n’importe où, mais ailleurs » mais le mouvement s’il est essentiel, ne suffit pas. Là où des esprits révoltés travaillent à faire exploser les idoles, Pierre Veilletet plus subtil, plus doux et plus subversif les liquéfie. C’est sans doute son fleuve qui empêche Bordeaux d’être la ville conventionnelle à qui elle ressemble. « Les grands fleuves sont généreux, ils tiennent à la disposition des villes un réservoir de liquidités à peu près inépuisable. Un compte courant » C’est le dialogue entre la Garonne et l’océan qui offre un point de départ au rêve… Et la soif d’exister est si forte que l’homme issu des grands mythes fondateurs ,ainsi l’Iliade et l’Odyssée, ne peut se contenter d’une blanquette de Limoux. On a besoin de « quelque chose de solaire, d’éclatant » A ceux qui ne cessent de gloser ou glorifier la terre qui accouche de crus sublimes, l’auteur rappelle opportunément que la prosternation devant le terroir dégage quelque relents pétainistes de sinistre mémoire. C’est l’esprit humain qui est l’auteur du vin, c’est lui qui éveille la nature. Ancréà Bordeaux, Pierre Veilletet n’en a que plus de plaisir àêtre ailleurs … dans la nécessité du solo d’un jazzman comme dans la faena d’un torero. Ces aventuriers de la beautéécrivent l’éternité dans l’instant présent. La cruauté du sang qui coule n’est pas loin.
Dans « la pension des nonnes, un jeune italien sans consistance apparente, quitte Gênes pour rejoindre sa maîtresse à Hambourg, fort heureusement pour lui elle ne sera pas au rendez-vous. Elle lui offrira donc la chance de découvrir dans les interstices de l’ancien monde un univers de musique d’amour de l’autre côté du miroir. « Tout se trame là où un détail peut dire la totalité du monde »
Un être vivant, nous enseigne la lecture enchanteresse de cette œuvre, ressemble à ces funambules aux yeux rieurs qui savent de toute éternité que les joies les plus immenses sont réservées à tous ceux qui n’hésitent pas à empoigner la vie à bras le corps sans se soucier de leur préservation. Ici la connaissance de l’histoire incite bienheureusement à l’irrespect« Epuisé, il s’écroule au seuil de la maison et pose sa belle tête d’homme rompu sur les genoux de Bethsabée, de Germaine ou de Ronda Fleming…. Le premier cri de l’homme prodigue est : à boire… »
Voilà précisément 793 pages d’un grand cru à boire avec les yeux, le cœur et l’âme pour la modique somme de 22euros. Exceptionnel.
« Oui j’ai connu des heures de grâce » de Pierre Veilletet
Editions Arléa. Collection Arléa-Poche. Mars 2013
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