Depuis 2016, je n’ai cessé de rencontrer à Marseille, des êtres de courage, de solidarité et d’intelligence joyeuse. Pour ne pas heurter sa modestie, je dirais seulement que Jean-Pierre Cavalié, délégué du réseau Hospitalité en fait partie. Ces personnes sont aussi ouvertes à la vie que prêtes à lutter contre ses injustices, sans pour autant s’ériger en justiciers. Aujourd’hui, Jean-Pierre nous propose un article particulièrement stimulant face à une crise climatique qui est selon lui une véritable crise de civilisation. L’idée est de lutter, résister et s’ouvrir à tous ceux qui veulent bâtir une véritable alternative de société dont Jean-Pierre esquisse les prémices. Quelle que soit votre religion ou que vous n’en ayez pas, vous êtes concerné. In fine, vous trouverez un résumé du parcours de vie de l’intéressé. Sa lecture vous permettra de situer l’article au coeur d’une expérience de vie aussi politique qu’authentique. FB

Préambule :

J’ai écrit ce texte en réaction à la déclaration du synode de l’Eglise Protestante Unie de la région PACA-Corse, intitulé : « Ecologie : quelle(s) conversion(s) ? ». Je partage entièrement son avis selon lequel la crise climatique représente une crise de civilisation qui nous appelle à résister au modèle de croissance dominant, et à redéfinir un mode de vie orienté vers la simplicité de vie et le partage des communs.

Cependant, je pense qu’il faut aller plus loin sur certains points, être plus précis et faire des propositions. Ce sujet est capital et urgent, aussi devrait-il donner lieu à des débats suivis. J’apporte ici une contribution qui ne prétend en aucun cas dire La Vérité, mais juste un avis à discuter. Mon cheminement sera le suivant :

Au niveau existentiel :

  • Ce n’est pas toute l’humanité qui est en cause dans la crise actuelle, mais une certaine conception de la vie et de la société.
  • Il faut être plus précis dans la désignation des causes pour mieux lutter contre et bâtir cette autre civilisation.
  • Les experts sont réellement alarmistes. Le problème n’est pas de susciter la peur, mais quelle peur.
  • Nous vivons dans un système idolâtre qui se nourrit de la peur et de la banalité du sacrifice.

Au niveau théologique :

  • La résurrection est une condamnation de la sacrificialité.
  • Cette crise climatique et de civilisation représente une crise théologique majeure, car elle remet en cause le cœur de notre foi.
  • Le monothéisme peut demeurer une réponse à condition de conversions.
  • Nous vivons un kairos qui doit aller jusqu’à un changement radical de civilisation.

Des pistes pour une réponse à la crise :

  • La démarche de la foi
  • Le cheminement liturgique
  • Des éléments pour une théologie du kaïros
  • La vie communautaire comme choix majeur
  1. D’un point de vue existentiel

1- Ce n’est pas toute l’humanité qui est en cause

Il est devenu courant de parler d’anthropocène pour qualifier la période présente, car ce sont, cette fois-ci, les humains qui représentent la première cause du changement du climat. La déclaration du synode PACAC reprend cette idée en écrivant que : « Les activités humaines sont responsables de la surexploitation des ressources naturelles alliées aux pollutions de l’environnement. » et « L’être humain n’arrive pas à surmonter ses propres contradictions… »

Mais, en disant cela, les Occidentaux (1) que nous sommes se dédouanent de leurs responsabilités premières quant à cette situation. Parmi de nombreux arguments que l’on peut avancer, je retiens le fait que, ramené au nombre d’habitants et à la superficie, les principaux pays pollueurs sont occidentaux[1]. Mais surtout, l’idéologie qui a fait de la planète terre un simple réservoir de matières premières exploitables sans limites, est née en Europe. A partir du 17° siècle, on va considérer que le monde n’est pas la création prêtée par Dieu, mais une réserve de matériaux. L’économie s’émancipe de la morale, de la religion, puis de la politique. L’illimité qui était le domaine réservé de Dieu, est adopté et revendiqué par ceux qui possèdent et dirigent dans nos pays. Le tournant idéologique a été pensé et formulé notamment par Malthus, Jean-Baptiste Say, Léon Walras. L’essentiel des peuples d’Amérique, d’Asie et d’Afrique considéraient la terre comme un être vivant, une mère nourricière à respecter. Pour eux, la terre ne nous appartient pas, c’est nous qui appartenons à la terre.

Mais quand je dis « les Occidentaux », je dois préciser que ce sont particulièrement celles et ceux qui ont promu et favorisé le système de société capitaliste qui portent la première responsabilité dans la surexploitation de la planète qui est allée de pair avec la surexploitation d’une grande partie des humains, et plus encore des femmes, ainsi que des continents entiers à travers la colonisation.

La question n’est pas de trouver des coupables à éliminer, mais des responsabilités à assumer pour savoir comment revenir en arrière. Comme dans la liturgie, nous pouvons commencer par la reconnaissance et la confession des péchés collectifs, sans laquelle le reste ne peut suivre. Ce n’est sans doute pas pour rien que Jean le Baptiste appelant à la repentance, vient juste avant Jésus. Alors, il est juste et honnête de reconnaître que ce n’est pas l’être humain en général qui est responsable de cette catastrophe annoncée voilà plus d’un demi-siècle, mais bien les plus riches et leur mode de vie, même si les pauvres y participent parce qu’ils y sont poussés, notamment par la publicité envahissante et manipulatrice. Mais, reconnaître des responsables ne suffit pas à comprendre ce qu’il se passe.

2- Qu’est-ce qui est en cause ?

Alors, nous devons cibler ce qu’il nous faut questionner, et tout particulièrement :

  • La vision de la terre habitée (oikuméné) comme simple réserve de matière appropriable et exploitable sans limite, alors qu’elle est l’habitacle vivant qui accueille et fait vivre quantité d’êtres vivants, et dont les humains ne sont qu’une infime partie. Qu’ils en soient ou non les jardiniers, ils n’en sont pas les propriétaires et leurs doivent le plus grand respect.

Sans doute faut-il adhérer effectivement à la notion de « biens communs de l’humanité » qui ne seraient ni appropriables, ni exploitables à merci, mais gérés pour le bien de toute l’humanité présente et à venir. Parmi ces biens : les ressources du sous-sol, l’eau, peut-être aussi les savoirs, les forêts premières… sources de tant de guerres et violences.

  • la notion d’infini attribué et reconnue à l’humain en général et à certains en particulier ; illimité dans l’exploitation de la terre, l’accumulation de richesses personnelles, le pouvoir de quelqu’uns, la recherche scientifique, la vitesse, l’espace… Je crois que l’infini est divin et qu’il devient satanique et démoniaque lorsque les humains veulent s’en emparer (cf la tentation de Jésus).

En 1972, le rapport Meadows, « Halte à la croissance »[2], affirmait que les ressources de la terre étaient limitées. En 2009, un groupe international de scientifiques a défini et quantifié 9 limites vitales de notre planète[3]. En 2015, ils affirmaient que 4 étaient déjà dépassées. Cette réflexion devrait être poursuivie, étendues et traduite en législations et comités de vigilance avec pouvoir de contrainte.

  • La cupidité reconnue aujourd’hui comme « valeur » civilisationnelle, sinon éthique. Devenir riche est synonyme de réussite. Elle est une manifestation de l’idolâtrie de la richesse personnelle et matérielle, une démarche dans laquelle on est vite possédé, au sens religieux, par ce que l’on possède et désire posséder ; un comportement sacrificiel qui nous pousse à asseoir notre bonheur sur le malheur d’autres, sans s’en émouvoir pour autant.

La refuser devrait se traduire avant tout par la mise en place d’un revenu personnel maximal et suffisamment bas pour que chaque être humain ait de quoi vivre simplement et dignement.

  • La suprématie de l’instance économique. Bien entendu, elle est le domaine de ce qui favorise – ou détruit – la vie dans ses conditions matérielles, et à ce titre, elle est importante, mais Aristote la distinguait de la chrématistique qui est la recherche du profit pour le profit.

Pour éviter cela, elle devrait être un simple instrument pensé et géré collectivement pour le bien de tou.te.s, présent.e.s et à venir, dans le respect de toute la terre habitée. L’économie doit être au service du politique, lui-même au service de l’éthique au sens de Paul Ricoeur : L’autre est « comme moi-même », mais passe toujours « avant moi-même ».

La suite logique de ces remises en cause devrait être l’engagement total et immédiat pour une « conversion » débouchant sur un changement complet de modèle de civilisation dans toutes ses composantes.

La preuve que toutes les civilisations humaines ne sont en cause, est le fait que depuis quelques décennies, nous nous tournons vers d’autres qui ont été portée par une toute autre idéologie dans le sens de conception de la vie et du monde. C’est le cas, par exemple, de celle du « Bien vivir » des peuples Aymaras et Quechuas d’Amérique. Des équivalents se trouvent en Asie et en Afrique. Nous pouvons nous en inspirer ici et maintenant pour amorcer cette « révolution non-violente » à laquelle appelait Martin Luther-King.

Comme cela est suggéré dans la déclaration du synode PACAC, cela devrait donner lieu, pour les Eglises, à une pastorale et une catéchèse sur cette grande conversion.

Alors, si de plus en plus de personnes commencent à adhérer à cette vision renouvelée, il reste encore beaucoup à faire pour que ce soit une majorité active qui arrive à mettre en place les changements nécessaires. Se pose alors la question incontournable de la pédagogie et particulièrement de la question de la peur. Pour aider à la prise de conscience et au changement, faut-il faire peur en disant la réalité ou au contraire éviter l’anxiété qui paralyse ?[4]

3- Les experts et la peur

Les premiers rapports consensuels chez les scientifiques datent de la fin des années 1970 (Rapport Charney) – sans parler des précurseurs des années 1960 comme René Dumont et Murray Bookchin, et bien entendu le fameux rapport Meadows pour le Club de Rome (1972 : Halte à la croissance) -. Cela fait donc un demi-siècle que beaucoup s’évertuent à ne pas faire peur en étouffant ou relativisant énormément la gravité de la réalité. Ce sont des « décennies perdues » que nous allons maintenant payer extrêmement cher, d’autant que plus nous attendons, plus nous aurons des raisons d’avoir peur.

Reconnaissons tout d’abord que les plus alarmistes sont les scientifiques les plus compétent.e.s regroupés dans le GIEC. Ils/elles parlent de catastrophe, d’effondrement, d’engloutissement, d’extinction de la vie sur terre… En voici une courte palette tirée du journal Le Monde : « Nous n’acceptons pas que l’humanité se dirige sans réagir vers le chaos climatique » (9.12.17) ; « Climat : On ne mesure pas l’ampleur du danger » (19.12.17) ; « La Banque mondiale alerte sur la « lame de fond » des déplacés climatiques » (22.3.18) ; « 15.000 scientifiques alertent sur l’état de la planète » (14.11.17), « Un million d’espèces en danger d’extinction » (7.5.19) …

On ne peut les taxer d’irresponsables, bien au contraire. Le texte du synode le reconnaît en disant que le GIEC parle d’urgence et de « conséquences catastrophiques ». Si les plus grands scientifiques, dans un travail collectif, se trompent, alors, qui a raison ? Les grandes entreprises véreuses qui en ont acheté quelqu’uns pour répandre le climato-scepticisme et continuer leurs bonnes affaires ? Bien sûr que non. Il y a deux ans, un procès a eu lieu pour savoir si le GIEC disait des bêtises ; la conclusion a été qu’effectivement, dans ses rapports, il s’est trompé, car il a sous-estimé la dégradation, car la réalité est allé au-delà de ses scénarios les plus pessimistes. D’ailleurs, le 5 novembre dernier, 11.000 scientifiques le reconnaissaient en lançant un nouvel appel pour « sauver notre unique maison » (oikuméné) : « les dernières études scientifiques montrent que la crise climatique s’accélère davantage que nous l’anticipions ».

Les deux instituts français spécialisés sur ces questions viennent de dire que si l’on continue avec une économie tirée par les énergies fossiles, nous serons, à la fin de siècle à une élévation de 6° à 7°C ; or, déjà avec 1°C les océans se sont élevés de 20 cm et l’acidité a augmenté de 25%. Des régions entières du globe deviendront totalement inhabitables avec des températures dépassant les 50°C. Leur peur repose sur deux phénomènes complémentaires découverts déjà depuis plusieurs années : l’effet turbo et le point de bascule.

Le livre « 6 degrés » reprenait ce que 1, 2, 3… degrés de plus avait donné historiquement. Au-delà de 3 degrés, il y a de fortes chances que l’effet turbo (la rétroaction positive du cycle du carbone) nous entraîne mécaniquement plus loin ; par exemple : le réchauffement entraîne la fonte du permafrost (glaces perpétuelles) qui libèrent des hydrates de méthane qui réchauffent encore plus, etc… Au-delà d’un certain seuil (tipping point ou point de bascule, de non-retour), il est probable que nous ne puissions plus revenir en arrière et arrêter la fonte de toute la cryosphère (glaces émergées), l’anomie des océans… tout cela menant à un point de non-retour global, c’est-à-dire vers la 6° extinction majeure de la vie sur terre.

En 1979, le rapport Charney disait : Si les pouvoirs publics attendent les effets du réchauffement climatique pour réagir, il sera trop tard du fait de l’inertie du système climatique ; « Attendre pour voir avant d’agir, signifie attendre qu’il soit trop tard ». Or, nous avons attendu et même aggravé lourdement la situation.

Peut-on alors rejeter « les discours qui génèrent anxiété et culpabilité » ?[5] Une catastrophe qui ne génère pas anxiété est-elle vraiment une catastrophe ?

Bien sûr qu’il faut avoir peur, car la peur est un signal d’alarme face à un danger imminent. Mais le philosophe allemand Hans Jonas fait justement la distinction entre la peur égoïste et la peur altruiste, entre la peur paralysante, sidérante et la peur heuristique, celle qui pousse au contraire à agir pour trouver une issue heureuse pour tous. Pour devenir heuristique, la peur doit : nous rassembler, s’appuyer sur des données et analyses fiables, une éthique à valeur universelle (c’est-à-dire que embrasse toute forme de vie sur terre), le courage de la conversion et la résolution à l’action. Plutôt que de dire « n’ayez pas peur ! », c’est cela qu’il faut mettre en branle et susciter. Les Eglises ont bien sûr leur rôle à jouer dans cette situation.

Rappelons-nous d’ailleurs que les prophètes du Premier Testament étaient avant tout des « prophètes de malheurs » qui dénonçaient avant d’annoncer, parce qu’ils avaient les yeux ouverts sur leur réalité et le courage de dire les choses telles qu’elles étaient. Ils annonçaient une issue positive, possible à condition de se convertir, comme vous l’évoquez.

Ce n’est donc pas la peur qu’il faut craindre, mais notre réaction face à elle. Or, pour mieux la maîtriser, il est important de savoir ce qu’elle cache. Et dans ce domaine, le politique et le religieux, le psychologique et le théologique, se mêlent étonnamment.

4- Les ressorts de l’idolâtrie quotidienne

Je lis chez les écrivains deutéronomistes l’affirmation suivante : derrière toute domination se cache une peur qui paralyse et infantilise, derrière laquelle se cache une idole qui suscite cette peur et prétend en même temps l’apaiser. Quand on a peur de quelque chose ou de quelqu’un, on peut finir par l’idolâtrer, pensant l’amadouer et s’en protéger, et par là même on s’y soumet. Ce sont ces idoles que nous devons débusquer dans nos comportements et nos croyances. Et, poursuivent ces penseurs, une idole, c’est le mal qui se présente ou que l’on perçoit comme le remède du mal. On peut évoquer le serpent d’airain attribué à Moïse et qui était censé guérir les piqures de serpents[6] . Mais, aujourd’hui encore, ne sommes-nous pas idolâtres lorsque nous pensons et agissons comme si plus de marché allait nous sauver des excès du marché, notamment concernant la pauvreté et la crise climatique et environnementale ; comme si la recrudescence de la violence pouvait être réglée par un surcroit de violence de la part des « forces de l’ordre ». Notre serpent d’airain moderne pourrait être tout aussi bien la bombe atomique qui doit nous protéger de la guerre, ou le placement financier pour nous mettre à l’abri de la misère.

Mais je pense tout particulièrement à deux idoles immatérielles que nous adorons et auxquelles nous nous soumettons, sous prétexte qu’elles sont censées nous « sauver » de la pauvreté, du mal-être, des catastrophes naturelles, du dérèglement climatique, de la maladie, voire de la mort. Or, elles sont directement en cause par rapport à la crise de civilisation évoquée :

  • Le progrès qui embrasse tout ce qui innove, des avantages sociaux aux produits de la science. On commence à le remettre en cause en raison de certains de ses effets dévastateurs sur la planète. Ne cache-t-il pas une sorte de déification de l’humain qui serait capable de tout résoudre grâce à son intelligence… et les investissements financiers nécessaires ? 
  • La croissance toujours présentée comme LA solution par les gouvernants, mais qui ne tient pas ses promesses face à la pauvreté et l’état de la planète. Elle est profondément sacrificielle et de plus immorale, car elle intègre toute dépense, y compris les désastres, le commerce des armes… Elle sert de paravent à l’appât du gain, au consumérisme, au gaspillage, au jetable, à la destruction de la nature et à l’exploitation des personnes.

L’idolâtrie est enracinée dans la peur, mais elle a aussi un second ressort : la sacrificialité, c’est-à-dire le fait d’obtenir ou de penser obtenir un mieux-être basé sur une dégradation de la nature ou/et de la condition humaine. Elle est devenue un mode de fonctionnement « normal », légitimé, banalisé, parfaitement intégré à notre type de société et notre conception de la vie. On en a fait une loi de la vie ; « On ne fait pas l’omelette sans casser des oeufs », alors il devient acceptable que pour « sauver l’entreprise », certain.e.s soient licencié.e.s ; que pour maintenir des emplois, on poursuive des activités polluantes ; que pour baisser les coûts de production et donc les prix, on exploite, voire traite en véritables esclaves des travailleur.se.s, y compris des enfants ; que pour produire du pétrole de schiste, on désertifie et pollue des territoires immenses en les vidant de leur population autochtone…

Ce que l’on appelle « le progrès » et la « croissance » sont des réalités sacrificielles. La publicité qui remplit une fonction majeure dans ce système idolâtre, a pour fonction de vanter la bouteille pleine d’avantages et surtout de cacher la bouteille vide de sens et d’éthique. C’est ce qu’a cherché à dévoiler le collectif nommé astucieusement « De l’éthique sous l’étiquette ». Qu’y a-t-il derrière les bananes pas chères ? Du chlordécone qui empoisonne gravement. Qu »y a-t-il derrière les téléphones portables si pratiques ? Des terres rares exportées et exploitées dans des conditions épouvantables… 

Sortir de l’idolâtrie signifie donc aussi sortir de la sacrificialité ; apprendre à vivre sans asseoir notre bien-être sur le mal-être, voire la mort d’autres. C’est un immense défi qui prend le contre-pied de toute notre idéologie, notre conception de la vie. Ces faits ne sont pas nouveaux, mais ils prennent une acuité particulière aujourd’hui en raison de la crise évoquée qui nous met au pied du mur et nous oblige à faire face, à ouvrir les yeux et faire preuve de courage.

Or, si nous pensons que la « débâcle climatique » annoncée et commencée, ainsi que ses corolaires politiques et économiques, nous incitent, voire nous obligent à changer radicalement de mode de vie et de penser, alors est-il saugrenu de dire que le champ de la foi et le domaine théologique ne sont pas à l’abri de ces questionnements ?

  1. D’un point de vue théologique

1- La sacrificialité à mort

Certain.e.s pensent que la mort est un passage obligé avant la résurrection, que les deux sont inséparables. Dans la logique sacrificielle dominante sur la planète aujourd’hui et depuis longtemps, oui, c’est vrai. Mais la résurrection du Christ est justement l’affirmation d’un « plus jamais », le refus d’en faire un passage nécessaire qui, de ce fait, la justifierait. Il n’y aurait alors plus de responsables des morts violentes ou lentes par la misère et la violence. Cela me rappelle cette déclaration du dictateur chilien Augusto Pinochet, quelques temps après la sinistre coup d’Etat suivi d’arrestations, de tortures et d’assassinats : « Je me suis dévoué pour faire le sale boulot ! » . Il ne se vivait pas comme un assassin, mais comme un serviteur, un sacrificateur pout le « salut » de tous, un nouveau Caïphe, vous savez, ce grand-prêtre qui complotait afin de faire mourir Jésus. Il déclara à ses complices : « Ne comprenez-vous pas qu’il est préférable pour vous, qu’un seul homme meure pour le peuple et qu’ainsi la nation entière ne soit pas détruite ? » (Jean 11/50). Sans doute pensait-il bien faire ; il n’est pas nécessaire d’être un « salaud » pour commettre le pire ; c’est la banalité du mal dont parlait Hannat Arendt.

D’un point de vue chrétien, la sacrificialité, c’est la démarche qui aboutit à la croix,  : Il vaut mieux qu’un meure plutôt que tous ! Dans notre monde, c’est plutôt la majorité qui « paye » pour le bien-être indécent de minorités, mais la logique est la même. On peut la résumer ainsi : ma vie sera (se traduira par) ta mort ou même ma mort sera ta vie pour celles et ceux qui pensent qu’il est bien de se sacrifier.

La résurrection est une contestation, un refus, une subversion de cette sacrificialité ; sa logique est plutôt : ma vie sera ta vie, ma vie ressuscitée sera ta vie renouvelée. Consacrer sa vie aux autres, à la solidarité, l’entraide, n’est pas sacrifier sa vie, mais au contraire la vitaliser, la dynamiser, l’enrichir, car vivre, c’est aimer et aimer, c’est partager. Je suis conscient qu’il est possible de choisir de mourir pour que d’autres échappent à la mort ; c’est beau, mais ces personnes ne font pas directement le choix de la mort, sinon de la vie des autres et sont prêts à en assumer le prix. La résurrection marque justement au-dessus de la croix, des croix de la vie : plus jamais !

Dans la tradition, Abraham serait celui qui aurait mis fin aux sacrifices humains pour les remplacer par des sacrifices animaux. Dans cette lignée, Jésus réaffirme la fin des sacrifices humains et même des sacrifices tout court. Là se trouve le nœud gordien[7] de notre civilisation en crise : mettre fin à la sacrificialité. Bien entendu, cela veut dire tout reprendre, réapprendre ; cela sous-entend une autocritique permanente, mais ce serait l’aube d’une aire totalement nouvelle, celle dont nous avons besoin aujourd’hui.

La résurrection est justement présentée dans le Nouveau Testament comme un kaïros, un point de rupture théologique (nous y reviendrons plus loin). On devrait vivre le passage d’un système sacrificiel à un système « résurrectionnel », si je puis dire. La résurrection après la mort clinique est l’affaire de Dieu ; elle nous dépasse et doit rester un mystère et l’objet d’une espérance. La résurrection qui nous concerne, nous, ici et maintenant, c’est celle qui doit intervenir avant la mort lente, sourde, à l’oeuvre dans notre quotidien, celle qui touche les affamé.e.s, les persécuté.e.s, les assoifé.e.s de justice et d’amour… toutes celles et tous ceux qu’évoque le texte du « jugement dernier » et des Béatitudes[8]. L’espérance doit être le moteur, le déclencheur de la subversion de l’ordre présent, et non le calmant qui nous aide à le supporter. C’est là que le résurrectionnel peut devenir un insurrectionnel, non-violent bien entendu. Les jeunes, notamment, sont maintenant dans la rue pour nous le dire et le manifester.

Mais, cette espérance de la résurrection et du Royaume de Dieu, n’est-elle mise à mal par la crise ?

2- Une crise climathéologique

La possibilité du point bascule global, de l’effondrement général, de la 6ème extinction majeure de la vie sur terre ne questionne-t-elle pas jusqu’à remettre en question le centre de la foi des croyant.e.s et notamment des Chrétien.ne.s ? : Nous croyons que Dieu est venu dans ce monde pour nous sauver ; sera-t-il fidèle (même racine que le mot « foi ») à sa promesse ; sauvera-t-il non seulement l’humanité, mais également le monde ? Dieu sera-t-il le magicien qui nous détournera de la fin funeste que maintenant de plus en plus d’expert.e.s annoncent ? Est-il  une sorte de baguette magique à notre disposition pour rattraper nos errements ? Suffirait-il de croire en lui et de le confesser pour que tout se passe bien.

Sciemment, nous répondons : Non, non ! Mais pourtant, dans les faits, nous agissons ainsi, car c’est bien l’enfer que nous préparons collectivement et non le Royaume de Dieu. Alors, viendra-t-il tout seul, contre nous et peut-être sans nous ? Assisterons-nous à une submersion totale (historiquement la mer s’est trouvée entre 120 et 200m au-dessus du niveau actuel), un nouveau déluge avec juste une arche de Noé pour sauver la mise ? Avons-nous entamé une sorte de décréation, un retour vers le tohu-bohu[9] ?

Nous savons que dans ce cas, le « plus jamais » de la mort annoncé dans l’Evangile, risque de devenir un « plus jamais » de la vie. Alors, Dieu nous a-t-il oublié, va-t-il nous abandonner  ? Prenons une autre catastrophe, un autre exil forcé : les camps de la mort. Les femmes et les hommes qui ont été embarqué.e.s dans ces trains de l’horrible, ont sûrement prié pour sortir de ce cauchemar et pourtant il a eu lieu. Peut-être parce que Dieu n’est pas le « tout puissant » que l’on a imaginé à l’instar des dirigeants humains qui rêvent de l’être. Non, il est un compagnon de route qui a « seulement » accompagné ces malheureux.ses vers un enfer, afin de rester avec eux/elles, jusqu’à leur mort, mais également dans leur résistance. Il est à l’image de Jésus marchant aux côtés des deux disciples qui cheminaient vers Emmaüs.

Pourquoi serait-ce différent pour ce nouvel enfer qui se profile bien plus clairement que le Royaume de Dieu annoncé depuis deux millénaires ? Les Chrétien.ne.s, pour ne parler que d’elles et eux, ne peuvent esquiver ce questionnement, d’autant que nous comprenons que si la promesse ne s’accomplit pas, c’est la crédibilité de la « parole de Dieu » qui est en jeu ; et cette crédibilité dépend d’abord de nous, « Dieu a fait son boulot ! », si je puis dire.

Dieu sauvera-t-il le monde ? Répondre par l’affirmative sans engagement de notre part, simplement parce que l’on y croit, ne serait-il pas faire preuve d’aveuglement ; cela ne reviendrait-il pas à ne pas prendre au sérieux le défi de la foi ?

2- La réponse monothéiste

La question qui se pose alors et que l’on retrouve dans le Premier Testament, est la suivante : Le fait d’être fidèle à sa promesse de nous offrir gracieusement le salut, signifie-t-il que Dieu nous l’imposera, même si nous n’en voulons pas ; qu’elle se réalisera, même si nous agissons en sens inverse de sa réalisation ? Et si par malheur sa promesse ne se réalise pas, sera-ce à cause de lui ou de nous ? Nous aura-t-il trahi ou nous serons-nous trompé dans la compréhension de qui est Dieu, mais également de qui nous sommes ? Peut-être sommes-nous en train de nous poser les mêmes questions que les exilé.e.s d’Israël à Babylone au début du 6°siècle avant notre ère et qui en sont revenus avec le monothéisme pensé : Cet exil douloureux est-il la preuve que notre Dieu nous a abandonné ou bien alors, est-ce nous qui l’avons abandonné dans notre vie ? Nous sommes-nous trompé de dieu ou de conception de dieu ? Le monothéisme sera alors une réponse : Le seul Dieu véritable est celui qui nous libère de la fascination et de la domination des faux dieux, des idoles. Et pour nous maintenant, quelle réponse allons-nous construire ensemble ?

Je crois profondément que le monothéisme peut demeurer une réponse à cet immense et inédit défi qui se profile pour toute vie sur cette planète. Il est d’abord, pour moi, l’affirmation qu’il y a un lien indéfectible entre le monothéisme et l’oikuméné, entre la conviction que, même s’il est possible qu’existent quantité de forces spirituelles que certains peuples vénèrent, celui que l’on appelle Dieu est l’âme de ce monde, amour et paix, mère-père de cette planète qui est tout aussi unique que Dieu, peuplée d’une immensité de formes de vie et dont l’humain est le jardinier théoriquement responsable.

Un seul Dieu, une seule terre vivante, une seule humanité, sont intimement liées ; en tout cas, ce devrait être le cas pour vivre durablement et dans la paix, politique et intérieure. Bien sûr, l’unicité n’est pas l’opposée de la diversité, elle l’intègre[10] tout en la respectant et la protégeant, diversité de la  nature et de l’humanité qui en fait partie. Diversité de Dieu ? Oui, sûrement dans sa façon de se manifester et d’être compris, adoré et nommé ; les Chrétiens parlent bien de Dieu trinitaire.

Cela a des conséquences fondamentales aujourd’hui :

  • L’unicité du genre humain illégitime sa division en prétendues races et classes sociales. La diversité, notamment culturelle, est une bénédiction, mais pas les inégalités criantes de niveau de vie. Si nous avons tou.te.s le même droit à la vie, nous avons aussi le droit aux mêmes moyens de vivre dignement.
  • L’unicité de la planète illégitime les frontières comme murs, physiques et administratifs, de séparation et division des peuples, ainsi que la privatisation des biens communs dont ceux du sous-sol, sources de tant de guerres, de violences, de souffrances et de misère.
  • L’unicité de Dieu nous renvoie à nous-mêmes et nos pratiques. Ce Dieu unique que nous tentons d’adorer, est celui qui propose de nous aider à nous libérer des idoles que nous nous créons et qui nous asservissent. Si nous restons fidèles au monothéismeet le prenons au sérieux, le professer aujourd’hui signifie d’abord commencer par débusquer et chasser nos multiples divinités de poche, nos idoles de la vie quotidiennes évoquées plus haut ? Ce serait un peu notre « sortie d’Egypte », notre rupture radicale avec la servitude, même bien heureuse, comme rançon de notre idolâtrie.

Pour cela, il faudrait le courage de la rupture et d’un certain exil, d’une migration volontaire vers un ailleurs que d’autres civilisations ont déjà expérimenté dans le sens d’un partage sans fard et d’une simplicité heureuse. Pour cela, il faudrait un nouveau « miracle de la mer rouge », au sens que Paul Ricoeur lui donnait : le véritable miracle ne consiste pas à aller contre le cour naturel des choses, mais contre le cour fatal de l’histoire, celle que nous bâtissons ensemble. Et nous avons tellement besoin de miracles aujourd’hui. Ce Rubicon de l’histoire, ce tipping point ou point de non-retour théologique, on le nomme, dans le Nouveau Testament, un kaïros.

3- Nous vivons un kaïros

Les Grecs anciens avaient deux mots pour exprimer le temps : Chronos qui désigne le temps froid qui avance imperturbable, quoi qu’il arrive au rythme éternel de la pendule et du calendrier. Et puis kaïros qui désigne un temps particulier de l’histoire, un temps charnière, avec un avant et un après, car c’est un temps de crise[11] profonde qui est un jugement sur nos façons de vivre, en se rappelant que Dieu juge pour sauver. Le kaïros est une pro-vocation, un « appel à » nous convertir, à changer de route ; non en récitant des dogmes, aussi justes soient-ils, mais par des actes en accord avec notre foi, dans le sens du récit du « jugement dernier »[12]. En ce sens, si on entend l’appel et si on en tient compte, cette crise peut devenir une chance de changer la face de ce monde et l’esprit de l’humanité. Comment cela serait-il possible ? Essentiellement à deux conditions : la conversion et l’alternative.

Le kaïros est un temps de conversion, d’autocritique, de repentance, de confession des péchés… peu importante le mot pour le dire. Cela questionne la notion théologique de la grâce qui est considérée comme l’un des 4 piliers théologiques pour Martin Luther[13]. Le salut offert par Dieu est gratuit. Quelle subversion dans le système dominant actuel pour lequel tout, absolument tout, doit rapporter de l’argent ! Mais qu’il soit gratuit ne veut pas dire qu’il soit inconditionnel. Il ne peut pas être imposé, sinon nous serions dans une contradiction majeure : Dieu veut nous libérer et donc nous responsabiliser, et en même temps il nous imposerait sa liberté qui nous déresponsabiliserait et n’en serait alors plus une. Ce serait ce que l’on appelle en psychologie un « double lien », quoi que l’on fasse, on est piégé.

Tout comme le salut, le pardon est conditionnel : il faut le demander, se repentir et s’engager à ne pas recommencer. Il est sans limite (77 fois 7 fois[14]), mais pour autant, il ne peut être donné à quelqu’un.e qui n’en veut pas. On a dit au Chili, pendant la période de la tentative de réconciliation et de pardon pour les multiples crimes de la junte : « On ne peut effacer la page que si elle a été écrite ! ». Notre page, nous ne l’avons que trop partiellement et imparfaitement rédigée ; pourtant, il est vrai que depuis quelques temps, elle est en train d’être écrite de diverses façons et ce sont des signes d’espoir.

Il intéressant de se rappeler qu’une partie des Eglises a bougé assez tôt. Dès 1889 à Bâle (Suisse), le premier rassemblement oecuménique européen[15]  abordait directement la question sous le titre de « Justice, paix et sauvegarde de la création » ; le second, à Graz (Autriche) en 1997, prenait les choses sous l’angle de la réconciliation. En 2001, ces mêmes instances évoquaient le sujet dans la charta oecumenica. Ils appelaient à un changement radical de mode de vie, de valeurs et de façon de gouverner nos sociétés en pensant aussi aux générations futures. Le document le plus long et explicite sur le sujet, notamment sur la nécessité de sortir de tout système productiviste, y compris du capitalisme, est l’encyclique du pape François : « Laudato si » parue en 2015.

Mais changer suscite la peur de l’inconnu. Pour s’y lancer, pour oser « l’exode » théologique, il faut l’espérance et la vision d’alternatives possibles. Je n’aborderai pas celles qui sont évoquées dans divers livres et expérimentées un peu partout dans le monde (cf : le film « Demain », par exemple). Je voudrais nommer pour les partager, les pistes que j’entrevois.

III. Des pistes pour une réponse à la crise

La bascule climatique, beaucoup le reconnaissent maintenant, est enracinée dans une crise de civilisation, de notre civilisation mondialisée. Elle déclenche, si l’on n’a pas peur de la regarder en face, un tsunami théologique qui met en cause le cœur de notre foi : la promesse du Royaume de Dieu, et je pense que c’est la même chose pour tous les « grands récits » des autres religions et autres croyances et espérances politiques.

Pour autant, nous n’avons pas à tout rejeter, bien au contraire ; nous avons à puiser dans nos multiples sagesses pour y chercher des éléments, afin de construire des réponses à cette crise qui peut devenir une « chance ». Je pense à la démarche de la foi, à celle de la liturgie, véritables pédagogies de vie, et  à ce qui pourrait devenir une « théologie du kaïros ».

1- La démarche de la foi

La foi déclarative et les formules dogmatiques ne nous sauveront pas, nous le savons. Par contre, la démarche de la foi qui s’est précisée au fil des siècles me semble tout à fait adaptée au défi présent et à l’exigence de changement de mode de vie. comme une sorte de pédagogie et de stratégie de l’action responsable. Chacun.e a sa foi particulière, il y a sur la planète quantité de convictions religieuses, y compris athées ou agnostiques, d’autant qu’à l’intérieur de chaque groupe de pensée, on trouve des tas de courants. Cette multiplicité doit être vue comme une diversité heureuse, à condition que nos différences restent des complémentarités ; l’important est qu’elle soient toujours respectueuses de toute la terre habitée et ne cherchent pas à imposer leur propre « vérité ». Mais si nous sommes distincts quant au contenu de la foi et sa façon de la vivre, nous pouvons être unis, croyant.e.s et athées, sur la démarche de la foi qui est, me semble-t-il, constitutive de l’être humain et adaptée aux immenses défis actuels, car :

  • 1° défi de la foi est la fidélité : fidélité à des personnes, à des principes, des convictions, des espérances, des choses, à la « terre habitée »… fidélité à Dieu pour celles et ceux qui y croient.

La foi est l’antithèse du jetable qui étouffe la terre, du zapping qui est une forme d’errement mental, de l’éphémère et de l’immédiateté qui dénient tout espoir en oubliant l’avenir… Elle est donc une critique radicale de tout un système économique et un mode de vie basés sur le gaspillage et le consumérisme irresponsables.

La foi est également fidélité à la diversité comme identité de ce monde unique ; et donc aussi à la diversité des convictions respectueuses. En ce sens, elle est tolérance.

  • Le 2° défi est la lucidité. La foi porte attention à ce que l’on ne voit pas de prime abord ou ne veut pas voir et qui est souvent le plus important.

L’essentiel est souvent invisible au yeux. Il faut apprendre à aller au-delà de l’apparent pour comprendre les personnes (Sigmund Freud parlait de contenu latent derrière le contenu manifeste) et les événements (Jean-Paul Chagnollaud appelle à chercher le pouvoir réel derrière le pouvoir officiel).

Concernant l’état de la terre et la crise climatique, pendant des décennies, nous avons été aveugles aux signes précurseurs, parfois infimes. Les grandes pollutions (chimiques, ondes…) qui comptent parmi les causes du réchauffement, ne sont pas visibles à l’oeil nu. Le réchauffement de la terre est global et donc, pendant longtemps il n’a pas été vraiment remarqué ; il a fallu plus de 50 ans pour que beaucoup en acceptent la réalité. Sans oublier que les générations futures sont, elles aussi, invisibles si on les exclut de notre pensée.

  • Le 3° défi est l’anticipation, c’est-à-dire le fait de regarder en avant et de réagir par rapport à l’avenir prévisible et l’avenir souhaité que les Chrétien.ne.s appellent « Royaume de Dieu ». Elle est le contraire de l’action au jour le jour : les politiques qui ne vivent qu’à l’échéance des prochaines élections, les entreprises qu’en fonction du bilan annuel des comptes ou l’anticipation en fonction du seul marché…

L’anticipation se traduit sur le principe de précaution ; je rappelle l’avertissement du rapport Chaney : «  Attendre pour voir avant d’agir, signifie attendre qu’il soit trop tard ». Cela signifie vivre en regardant loin devant, vivre le présent en fonction de l’avenir souhaité. Il faut en revenir à la vieille démarche : planter des arbres pour les générations à venir et non les acheter déjà vieux, car ce n’est pas l’argent qui les a fait vivre vieux.

  • Le 4° défi est l’humilité, la conscience d’être un simple terrien, un « humain » appelé à être responsable et respectueux de la terre à laquelle il est attaché irrémédiablement. C’est le sens du mot Adam. Ces deux mots, humilité et humain, proviennent d’ailleurs « d’humus », la terre végétale et fertile qui produit la vie en abondance. L’antithèse est l’humiliation qui veut nous faire penser que nous sommes des « t’es rien ».

Dans cette perspective, croire en Dieu est pour moi un choix, le choix de l’humilité et la confiance face à un être qui me transcende. Il m’aide à accepter mes limites et mes faiblesses qui me font prendre conscience que j’ai besoin des autres, mes semblables-différents-complémentaires. Il m’aide à ne pas me prendre pour dieu, car alors je deviens un démon qui humilie. L’humain est par essence humble et social ; son existence dépend des autres et de toute la création.

  • Le 5° défi est le courage de la conversion, métanoia en Grec, qui signifie « renversement de la pensée », « penser au-delà » de nous-mêmes, des apparences, de l’immédiat, des fatalités, c’est-à-dire le changement radical, « à la racine » de ce qui ne va pas et non en surface. Il doit se traduire par des changements de comportements qui se voient, mais qui sont également portés par une transformation intérieure.

Bien sûr, une telle mutation fait peur, c’est pourquoi on peut aussi parler de la conversion au courage. La foi est un acte de courage. Si, comme nous l’avons vu, la peur est source d’idolâtries, le courage en est l’antidote. Pour les croyant.e.s, il revient à avoir confiance (foi) dans le Dieu qui nous libère de nos idoles.

2- Le cheminement liturgique

La démarche de la foi se retrouve, bien évidemment dans la liturgie. Elle est vécue comme le déroulement conventionnel du culte ou de la messe, mais elle peut être source d’enseignements en tant que cheminement intérieur et en retrouvant son sens étymologique de « oeuvre du peuple », « service rendu au bien commun ». Elle est bien entendu une conception chrétienne, mais elle peut parler, inspirer au-delà de ce cercle de conviction, si elle est regardée aussi comme une pédagogie de vie :

  • L’accueil pour se reconnaître et s’accepter tou.te.s tel.le.s que nous sommes et nous (re)poser afin de prendre un temps de recul et de rencontre.
  • La confession des péchés que d’autres appelleront autocritique. Sans elle, on ne peut changer de route et sortir d’une impasse funeste. Comme toute démarche d’humilité, elle nous grandit en nous rapprochant des autres.
  • Le pardon qui se dit dans la prière « effacement des dettes »[16] : que signifie-t-il dans des sociétés qui ne pensent qu’à les faire payer ? C’est la possibilité, l’espoir de ne pas s’enfermer dans des erreurs et nous en avons immensément besoin collectivement aujourd’hui.
  • La réflexion qui confronte la « parole de Dieu » et notre réalité d’aujourd’hui ; C’est la pensée en actes dont il est question, celle qui nous permet de savoir où nous en sommes pour penser ensemble où nous voulons aller.
  • L’eucharistie ou « partage heureux » pour créer une communion entre les humains, la création et Dieu. Elle se démarque résolument du sacrifice comme voie du bonheur personnel. Ce partage désigne le cœur de toute action humaine, de la justice et de la paix.
  • La profession collective de notre foi ; il est mille fois plus important de savoir ce que nous croyons et désirons être, plutôt que ce que nous voulons avoir et posséder, au risque d’être possédés nous-mêmes.
  • La prière est un dialogue spirituel avec Dieu ou la transcendance pour qu’il nous aide à suivre ce cheminement et vivre en communion avec l’ensemble de sa création. Elle est pour nous une forme d’engagement, c’est pourquoi elle est suivie par l’envoi.
  • L’envoi en mission[17] pour s’investir concrètement dans la réalisation de notre espérance. Pour être vérité, toute parole doit se traduire dans des actes, se confronter à la réalité afin de la transformer et être transformée par elle, car notre espérance concerne la vie dans toute sa plénitude.

3- Eléments pour une théologie du kairos

Pour faire face à ce tsunami théologique, il est important d’oser reposer les fondamentaux de notre foi pour nous appuyer sur eux et les traduire dans notre quotidien, dans l’espoir que notre Titanic terrestre arrive à éviter la banquise qui pourrait le couler. Pour ma part, je crois que :

  • Dieu est peut-être le créateur de l’univers ; il est en tout cas l’âme de cette « terre habitée » et vivante dont il nous donne la responsabilité d’en faire un havre de bonheur contagieux.
  • La « terre habitée » est le temps et le temple[18] de Dieu, l’espace-temps, comme on dit aujourd’hui, où nous pouvons le servir et l’adorer en étant au service de toute sa création.
  • L’humanité est un corps avec ses divers membres interdépendants et complémentaires, mais il est une unité indivisible sous peine de mort. Cela signifie que l’ensemble de l’humanité, et même de la vie sur terre, récoltera ce que les plus influents auront semé. Il ne tient qu’à nous d’en faire partie. L’altruisme et « l’amour du prochain » sont, de ce fait, des incontournables du salut.
  • Le défi de l’oecuménisme est d’abord le souci de la globalité de la « terre habitée », dans le respect et la protection de sa diversité qui est une richesse immense et vitale. Les Chrétien.ne.s et les Eglises ont à l’annoncer et le vivre en interne et à cette dimension.
  • Dieu n’est pas le tout-puissant réparateur de nos erreurs et qui nous imposerait son salut, mais le Père, aimant, patient et pédagogue qui nous montre la démarche et la voie qui conduisent à son « royaume » de paix.
  • En Jésus, il est le compagnon de nos routes, individuelles et collective, y compris vers l’enfer, si on nous l’impose ou si nous choisissons de nous y diriger.
  • Sa résurrection est une condamnation et une victoire sur la croix, un dépassement de toutes les logiques sacrificielles. Elle nous appelle à vivre en harmonie et complémentarité sans asseoir notre bonheur sur un malheur, quel qu’il soit.

4- Le choix de la vie communautaire

Maintenant que la dégradation du climat et de la terre est très gravement engagé, certain.e.s envisagent sérieusement de mettre en place une forme de « dictature douce » planétaire, afin d’imposer les transformations nécessaires pour « sauver le monde ». Dans les Evangiles et plus largement dans la Bible, c’est la vie communautaire[, fraternelle et de partage égalitaire qui constitue l’expression la plus adaptée au message du royaume de Dieu. C’est vers elle que l’humanité doit tendre et non vers un élitisme hiérarchique et très probablement dominateur, considérant l’essentiel des humains comme des enfants irresponsables, méprisant ainsi les images de Dieu que nous sommes, et Dieu lui-même. Les Eglises chrétiennes, chacune à sa façon, peuvent transmettre le message en le vivant et retrouver ainsi leur origine d’Eglise, communauté de sœurs et de frères. Les autres religions et les diverses écoles de pensée, dans le particularité et le respect de la vie sur terre, ont la même responsabilité.

Alors, au final, de quoi cette crise est-elle l’opportunité, de quoi ce kairos peut-il être la chance ?  Sans doute de réaliser le vieux du rêve d’un monde de paix et de bonheur partagés que les diverses idéologies et religions ont exprimées de diverses manières et que les Chrétiens appellent notamment le « royaume de Dieu » ou le « règne de Dieu ». Il s’agit de réconcilier la terre habitée et l’humanité en vivant simplement et dignement dans le partage et la solidarité, autant dire l’amour. Gandhi disait : « Il faut vivre simplement, simplement pour que tout le monde puisse vivre dignement ». Il s’agit aussi, bien sûr, pour celles et ceux qui y croient de réconcilier toute la création avec Dieu, quel que soit la façon dont nous le nommons et l’adorons. Autant dire que cette opportunité n’est pas à rater ; elle fait peut-être partie de la promesse de Dieu qui nous « prie » d’avoir le courage de la saisir.

Jean-Pierre Cavalié

Marseille, février 2020

L’engagement d’une vie

Jean Pierre Cavalié est né le 10 mars 1953, au lendemain de la mort de Staline -dictateur au nom du bonheur des peuples- dans un petit village cévenol du nom de Saint Germain de Calberte. Cette région fut le théâtre, au tout début du 18° siècle, de la « guerre des Camisards », lutte populaire d’émancipation politique et religieuse qui a fait des Cévennes l’un des hauts lieux du Protestantisme. Il est enraciné dans cette culture de résistance, de « protestation » (qui signifie « témoigner en faveur de ») et d’émancipation de la personne humaine.

La terrible répression qui accompagna cette guerre se traduisit par des milliers de déportations et d’exils. Peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles je suis particulièrement sensible au sort des exilés de toutes sortes.

A l’âge de 7 ans, sa famille est allée s’installer à Nantes où mon père, Pasteur, venait d’être nommé dans un foyer de la Mission Populaire Evangélique (MPE), créé en 1871, au lendemain de la Commune de Paris, soulèvement du peuple qui sera écrasé par un bain de sang (30.000 morts et des milliers de déportés). Née à la même époque que les syndicats, cet organisme protestant accompagnera les engagements des milieux populaires.

Il fait des études de théologie  à Paris . Le coup d’Etat d’Augusto Pinochet au Chili l’amene à s’engager contre la dictature et plus largement vis-à-vis de l’Amérique Latine. Il a participé à la création de l’ACAT (association des chrétiens pour l’abolition de la torture) et m’y suis engagé plusieurs années.

A la fin de son premier cycle d’étude, il travaillée deux années comme « objecteur de conscience » (insoumis, c’est-à-dire en situation « irrégulière » et recherché) dans un centre de la MPE à Paris, comme responsable de la jeunesse. Il a participé à un groupe de recherche sur la défense non-violente, dans le cadre de l’armée, à l’initiative du général de La Bollardière.

En 1979  il se rend au Costa Rica, dans un centre de formation pour animateurs et animatrices de communautés chrétiennes de base, animé par des « théologiens de la libération ». Puis il part au Nicaragua voisin. en solidarité avec la guerre de libération menée par les Sandinistes. Cette expérience a forgé en lui une véritable conscience politique.

De retour en France il est nommé, toujours au sein du MPE, à Paris responsable Jeunesse auprès d’enfants et d’adolescents d’origines étrangères diverses.  Il y reste 9 ans.

Entre 1990 et 2000, j’ai pris à Marseille, il est responsable d’un centre de la MPE, la « Fraternité de la Belle-de-Mai » qui accueillait alors, pendant les 4 mois d’hiver, des personnes dites «Sans Domicile Fixe». En responsabilisant les personnes accueillies, nous en avons fait une structure en trois secteurs :

  • La maison des chômeurs : bar sans alcool, permanences sociales collectives, actions militantes.
  • L’école du temps libre : Activités d’expression (peinture, écriture, informatique, café philosophique), sorties culturelles, fêtes.
  • L’économie solidaire : Un restaurant collectif alimenté par un jardin collectif.

Après 6 ou 7 ans, le Conseil d’Administration du centre était constitué au 3/4 par des personnes au départ accueillies. Pendant cette période, Il a organisé chaque année, un cycle de conférences publiques sur les grands changements de société.

En 2002, Jean-Pierre est chargé de mission à ¼ de temps aux « Jardins d’Amélie » (Association tête de réseau pour les jardins dits « solidaires ») pour l’élaboration d’un outil d’évaluation de l’utilité sociale des jardins collectifs. L’un des enjeux était de se mettre en évidence les valeurs non-monétaires qui peuvent servir à « évaluer » ces formes d’économies dans lesquelles les liens sociaux et le bonheur des personnes comptent au moins autant que la production matérielle et la sécurité financière.

A partir de 1992, il a été également, co-responsable régional de la Cimade (organisme de solidarité avec les étrangers) à 1/4 de temps, sa femme assumant les 3/4 restants.

Depuis le début des années 2000, les lois concernant les étrangers sont devenues de plus en plus restrictives et répressives. Une demande grandissante d’information et de réflexion sur l’actualité, les « droits fondamentaux » et les alternatives, l’ont amené à faire de très fréquentes interventions publiques sur ces questions et nombreux articles.

Depuis 2006, Jean-Pierre s’est engagé avec un groupe, dans la création d’un réseau d’accueil et de défense des droits des migrants et réfugiés, appelé « réseau Sanctuaire », rebaptisé « réseau Hospitalité » en 2015, au moment de l’arrivée beaucoup plus importante d’exilé.e.s, notamment en provenance de Syrie.

Fin 2016 il a cessé ses activités de délégué régional de la Cimade. Depuis, l’un des animateurs du réseau Hospitalité.


[1]   L’empreinte écologique disponible est de 1,8 hectares. En 2008, seules l’Afrique et l’Asie étaient au-dessous. L’Amérique du Nord était à 9,4 hec. et l’Union Européenne à 4,8 hec. Les chiffres ont changé depuis, mais peu.

[2]   Ecrit pour le Club de Rome.

[3]   Le climat, la biodiversité, le cycle azote-phosphore, l’affectation des sols, l’acidification des océans, la déplétie de l’ozone, les aérosols atmosphériques, l’eau douce, les pollutions chimiques.

[4]   « Nous ne partageons pas les discours qui génèrent anxiété et culpabilité portant souvent de faux espoirs » (Déclaration du synode de l’Eglise Protestante Unie PACAC, bas de la page 1.

[5]   Déclaration du synode mentionné.

[6]   « Moïse fit un serpent d’airain et le fixa à une hampe et lorsqu’un serpent mordait  un homme, celui-ci regardait le serpent d’airain et il avait la vie sauve. » Nombres 21,9.

[7]   Nœud gordien désigne un problème sans solution apparente, mais qui peut être résolu par une action radicale.

[8]   Matthieu 25,31-36 et 5,3-12.

[9]   Selon le récit de la création (Genèse  1,1 à 2,3), au commencement, il y avait le « tohu-bohu » sur la terre, c’est-à-dire un grand désordre ne permettant pas la vie.

[10] Integrus en Latin signifie : Un, unité.

[11] Crisis en Grec signifie jugement.

[12] Matthieu 25,31ss : « … J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger… ».

[13] Solus Christus, sola scriptura, sola gracia, sola fide ; seulement le Christ, l’écriture, la grâce et la foi.

[14] Matthieu 18,22.

[15] Organisé conjointement par la Conférence des Eglises européennes (KEK) et le Conseil des conférences épiscopales européennes (CCEE).

[16] Matthieu 6,12.

[17] Il est intéressant de noter que le mot messe qui désigne le culte catholique, vient du mot de la fin : « esse misa est », « voilà votre mission » ; une façon de dire que son sens vient de ce que nous en faisons dans la vie quotidienne.

[18] Tempus et templum ont la même racine selon M. Eliade ; « Le sacré et le profane ».

[19] Le mot signifie étymologiquement : Porter ensemble la charge.

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