A Marseille, le peuple est en trop. Ils l’expulsent du centre-ville, laissent les immeubles pourrir jusqu’à l’écroulement. Face à ces actes de Barbarie, les mots des poètes sont des actes forts. Ils s’insurgent, mettent en lumière l’insoutenable. Les mots des poètes reconstruisent la vie, précisémment là où les spéculateurs et leurs associés veulent la détruire. La bataille de la Plaine (place Jean Jaurès) est celle de la générosité, de la dignité et de la beauté. Le poème de Frédérique Guétat-Liviani, « Sylve est un nom propre et commun » a été publié par la revue en ligne » la vie manifeste » C’est un honneur pour nous de le faire connaitre à nos lecteurs. FB
les fleurs, les fruits, les poèmes
sont dans les détails,
sur les plus fines branches
-celles qui tombent avant la mort
Pierre GARNIER
d’ici quelques jours on ne verra plus ce qui se passe derrière le mur l’abattage des arbres comme celui des poules des veaux des porcs sera soustrait à nos regards
devant la boulangerie des gens en rond autour du container une femme c’est elle la plus âgée préconise le partage il faut pas en prendre plus que les autres
c’est le dernier jour du marché les forains ne reviendront plus ici léa dit ça fait 8 ans qu’il a plus replongé 3 fois par semaine le marché ça l’a cadré il a le bracelet mais tout ça c’est fini 8 ans c’est long 8 ans tout ce temps il a travaillé honnêtement c’est pas facile notre métier et maintenant ils nous foutent dehors ils veulent plus qu’on vienne il a dit je m’en fous du bracelet si je dois remonter je remonterai moi je voulais travailler
la police arrive les arbres condamnés sont déjà foliotés les hommes armés encerclent la place mais le bar 31 reste ouvert la patronne dit qu’il faut vivre quand même d’ailleurs il ne fait pas froid on peut encore boire un verre en terrasse
les camions viennent ils transportent des plots en béton la police gaze les manifestants par la même occasion gaze ceux qui ne manifestent pas ceux qui font leurs courses ceux qui boivent un verre la police gaze aussi les arbres les pigeons les tourterelles turques les chiens tout ce qui traîne sur la place
le 16 octobre le sort des arbres est réglé tôt le matin tout le monde voit leurs beaux corps abattus branches en bas bras en croix sur la route leurs feuillages encore neufs roulés par terre tout crasseux maintenant des machines sur place les tronçonnent les réduisent en sciure
pour l’instant le mur n’est pas infranchissable julien* parle à la dépouille de l’arbre c’est la nuit il commence à pleuvoir nous sommes peu quelques amis quelques membres de l’assemblée de la plaine** 2 ou 3 sans-abris le poète parle gentiment au tilleul mort ensemble nous reprenons les mots qu’il prononce sous la pluie
la place est décousue le mur est installé il mesure 2m50 de haut et coûte 400 000 euros les oiseaux ne savent plus où se percher ils sont nombreux à se poser sur la chaussée nombreux aussi à se faire écraser alors ils se réunissent et s’assoient sur la crête du mur observent
c’est la toussaint nous manifestons nous tournons autour du mur nous couvrons nos fenêtres de tissus noirs la ville s’endeuille
entre temps le snack kamut ferme c’est là qu’on mangeait les jours de marché le patron offre à boire on se prend en photo devant la vitrine un ancien client vient négocier le prix des frigos
on se demande ce que vont devenir le pharaon et
le sphinx en résine époxy
celui qui depuis des années fait la manche devant la pharmacie dit qu’on traite les arbres aussi mal que les chiens avant il dormait pas loin d’ici depuis le début des travaux il est parti dormir derrière la gare mais on y dort peu
la pluie tombe du ciel les nuits et les autres jours
on écoute les informations des corps sont retrouvés corps d’hommes corps de femmes une jeune fille disparue la mère de l’enfant déposé à l’école ne donne plus signe de vie la pluie ne cesse pas la mairie dit que c’est de la faute à la pluie
sur la terrasse du 31 dès que la pluie s’arrête la patronne remet les tables et les chaises là où il reste de la place au pied du mur
les chiens les rats les oiseaux les mouches participent au mouvement l’humanité est suspecte même lorsqu’elle s’accroche aux branches sous prétexte de sauver les essences
il se passe des choses sur la terre et sous elle les racines fédérées remontent tout le long du boulevard la vieille poule meurt peu de temps après la cohorte des arbres c’est une autre coquille qui se brise nos vies mêlées sont défaites
les fleurs des tilleuls sont hermaphrodites
5 sépales protègent 5 pétales libres
l’écorce grise et lisse en vieillissant se marque de gerçures puis sur le tronc apparaissent de larges crevasses les tilleuls ont la peau dure ils vivent jusqu’à 400 ans et parfois même beaucoup plus longtemps
mais pas à la plaine***
Notes :
* Tranchés dans le vif ! Lecture de Julien Blaine sur la place Jean Jaurès à Marseille le 17 octobre 2018.
**l’Assemblée de la Plaine réunit des personnes qui travaillent, habitent, vivent dans le quartier. C’est une assemblée ouverte qui tient des réunions publiques afin de dénoncer l’occupation et la gentrification du quartier. Elle propose des actions dans l’espace public pour lutter contre le projet de requalification de la Plaine mené par la Ville. Le chantier a cependant commencé le 11 octobre 2017. Depuis lors, plus de cent arbres sains ont été abattus, le marché a disparu, et les forains ont été dispersés contre leur gré dans divers quartiers de la ville. Pour répondre aux contestations des habitants, la municipalité a fait dresser un mur de béton tout autour de la place pour nous en empêcher l’accès.
*** La Plaine est le surnom donné par les marseillais à la Place Jean-Jaurès.
Ce nom vient de l’appellation ancienne du lieu Plan Saint-Michel (Plan Sant Miquèu ), Plan signifiant Plateau en provençal.